Hanky Code

6 minutes de lecture

« Te fais pas prier, Frank, mets ces putains de bracelets ! insistait Jimmy pendant que Steph piaillait.

Ces satanés bracelets comme une bigote s’enfilerait un chapelet pour jouir : non merci ! Marre des codes qui doivent nous définir, nous résumer à des clichés dépassés ! Quel intérêt ? En plus, ces machins en plastiques fabriqués par des enfants de trois ans dans une usine chinoise, ils étaient d’une laideur ! Hors de question de me décorer avec, ou d’imiter un de ces mecs qui les collectionnaient, au risque de ressembler au sapin de noël d’une famille fauchée. Les années 80, c’était bel et bien fini. Même Madonna aurait l’air has been si elle juxtaposait ses 50 000 bracelets d’antan pour cacher sa peau flétrie.

« Non, y a pas moyen !

- T’es chiant, tu refuses toujours de faire comme tout le monde ! Comment tu veux trouver un mec sans bracelet ? C’est la soirée color your night, bordel !

- J’ai pas besoin de ces conneries pour trouver un mec, même un coup d’un soir.

- T’es têtu comme une bourrique ! Ça facilite les choses ! Réfléchis… tu peux trouver ça dans n’importe quel magazine : quand t’es actif ou passif, t’as pas envie de perdre une heure à discuter avec un mec pour te rendre compte qu’au fond vous êtes totalement incompatibles. C’est encore plus valable si tu cherches du love. C’est ça l’intérêt des bracelets, tu gagnes du temps, tu vas droit au but. Moins de mauvaises surprises ! »

Inutile de lancer une conversation sur la qualité des rapports humains avec Jimmy, qui n’y comprendrait rien, puisqu’il voyait le monde au travers de ces codes, la raison d’être du hanky code, un étiquetage qui réduit l’homme à sa plus simple expression : une bite, ou un trou.

Ce monde va vite, très vite, pourquoi perdre du temps ? Le temps, c’est précieux. Regarde : sur Grindr, en un clic, tu retrouves direct le pélo à poil dans ton lit : c’est plus rapide qu’une pizza, gratuit et garanti sans champignons. Enfin, en théorie. Et si ça colle après l’éjac, et bien c’est banco ! Pourquoi s’embarrasser du superflu ? Blablater… alors que, le temps de ta discussion, tu aurais pu enchainer deux ou trois mecs et t’éclater !

Sacré Jimmy ! Tels étaient ses arguments, aussi imparables que la terre plate si chère aux catholiques.

« Je peux toujours regarder ceux des autres, répliquai-je.

- T’es incorrigible ! Enfin soit, fais comme tu veux. Je m’en bats les steaks.

- Allez ! Allez jeune homme, fais pas ton timide, mets en un, intervint un caissier un tantinet expansif qui agitait ses bracelets invasifs d’un air mi benêt, mi coquin. Bleu foncé, c’est pénétration, bleu clair, c’est fellation ! Les porter au bras gauche, ça veut dire que t’es actif. Les porter au bras droit, que t’es passif. Le jaune, c’est l’uro, assez tendance en ce moment. Le marron c’est scato… pour les vrais. Le noir, ahhhh… c’est SM. Je vous verrais bien en cuir, les chéris ! Et pourquoi pas du gris pour exprimer votre petit côté lope, les salopes ? Pratique pour les gang bang ! Pour les plus aventureux, le rouge, c’est fist fucking. Et le petit nouveau dans la bande les boys, le bracelet violet, pour le chemsex. Pas le shame sex, ha ha ha. Ça vous tente les tantes ?

Steph s’empara d’un gris, des deux bleus et les enfila aussitôt à son poignet droit en gloussant. Il se dandina jusqu’au dancefloor sans même nous attendre, agitant ses poignets avec une amplitude telle que personne ne pouvait les manquer, même ces myopes qui enlèvent leurs culs de bouteille par coquetterie. Jimmy persista :

« Tu es sûr ? Allez, pour une fois, joue le jeu !

- Pas moyen.

- Même pas en mettant les bracelets n’importe comment ?

- Non, pas envie de me farcir tous les cassos de la soirée.

- Au sens propre ou au figuré ?

- Hahaha.

- OK ! T’es pas drôle mec. »

Quoi OK ? Je détestais les OK de Jimmy : c’était signe d’une rancœur à venir. Mais j’assumais mon choix, le choix du non-choix : passer une soirée normale, occulter ces codes stupides et déshumanisants alors que les bracelets étaient partout, presque plus présents que les drogues qui circulaient sous le manteau. Ils s’agitaient sévère comme des pyrales sur la vitre sale d’une pièce éclairée.

« Si on est versatile, comment on fait ? demanda Jimmy au caissier qui roula des yeux aussi sec.

- Ah, un auto-reverse ! C’est vrai ce mensonge, mon poussin ? Ah ! Je te charrie, chéwi. Tiens deux bleus de chaque, c’est bien parce que t’es mignon comme un cœur. Ah, et j’oubliais : dés la semaine prochaine, le code bracelet change, pour s’adapter au rainbow flag !

- Merci… mais quelle connasse ! » se plaignit-il, une fois ces horreurs enfilées, et surtout, loin de ce caissier qui répétait ces précieuses informations aux nouveaux arrivants, lesquels s’empressaient de suivre le rituel, sans se poser la moindre question sur leur étiquetage volaille - taureau - cochon.

Etonnant de voir comment certains rechignaient à porter le préservatif, alors qu’ils enfilaient séance tenante cette chose en caoutchouc hideux pour se faire remarquer, exister dans le regard de l’autre sans briller. L’idée me vint qu’il pourrait exister, un jour, des bracelets sérologiques : sans doute trop clivants, ou mensongers… voire inutiles, à l’heure où la mode est au « sous prep. »

Une bite reste une bite, même contaminante.

Avec Jimmy, je rejoignis le dancefloor. Les regards fusaient. Ils se concentraient tout autant sur les bulges que sur les poignets, qu’ils fussent bien garnis, ou synthétiques au point de ne dévoiler qu’une seule information. En dire peu, c’était limiter les chances de colorer sa nuit, d’après Jimmy, encyclopédé sur pattes. Qu’importe : comme dans un ballet, chacun finissait par tailler le bout de gras avec d’autres, même ces laiderons invétérés qui d’ordinaire stagnent sur les banquettes, ceux que personne ne reluque jamais et qui, avec une touche de bleu foncé au bras gauche, forcent enfin l’intérêt.

Une bite reste une bite, malgré le corps qui l’entoure, un théorème qui ne s’ébranle jamais au glory hole.

Moi, j’étais seul : le seul à n’exhiber aucune décoration, ou prétention. Et j’étais transparent. Personne ne daignait poser l’ombre d’un regard sur moi, au-delà des considérations anatomiques d’usage. Le scannage s’arrêtait toujours à mes bras nus, désespérément nus ; alors, les garçons me snobaient total. C’est bien simple : je n’existais plus, tel un verre vide que personne ne considère.

La musique indigente ne portait plus mon corps. Je n’avais qu’une envie : me barrer de cette fête débile dans laquelle, finalement, j’étais l’anomalie. Or, j’avais promis. Promis de rester jusqu’à deux heures. La loose !

Ennuyé par ces mecs qui se fouillaient buccalement et se palpait la couenne et le muscle sans même échanger le moindre mot, je pris congé de Jimmy et de Stéphane. Ces deux-là étaient trop affairés à parler quincaillerie avec quelques garçons interchangeables pour se soucier de moi. Je me retrouvais donc au rebus sur une banquette, entourés de bracelets qui s’entrelaçaient. Certains se traînaient dans le grand couloir qui mène aux toilettes, pour juger de la promesse d’un bleu clair : un coup éclair, derrière la porte, en souvenir du temps anciens ou les homosexuels n’étaient que des renifleurs, abonnés aux latrines puantes et discrètes des villes. D’autres ne tergiversaient pas et quittaient les lieux main dans la main, direction le 69 ou Sodome.

Et c’est alors qu’un blondinet se faufila par ici : je remarquai aussitôt qu’il ne portait aucun bracelet, ce qui titilla mon intérêt : l’aurais-je remarqué sans cela, moi qui d’ordinaire n’était attiré que par les bruns ? Ses grands yeux bleus se posèrent sur mes poignets avant de plonger sans retenue dans les miens ; un sourire immense à faire fondre se dessina sur son visage que je trouvais de plus en plus beau. D’une voix hésitante, il s’adressa à moi avec une maladresse que je trouvais touchante.

« Je peux m’asseoir ici ? »

Un soupçon de fébrilité, de la timidité peut-être ? Quelque chose de rare, de rassurant, dans ce monde de certitudes.

« Avec plaisir ! répliquai-je, flatté par son intérêt, heureux de partager un moment avec ce garçon qu’il me tardait de connaître.

- Où as tu caché tes bracelets ? me demanda-t-il, après une courte hésitation.

- Je n’en porte pas, et toi ?

- Je n’en porte pas non plus. Ça ne me plaît pas, ces trucs-là. Je suis venu avec des amis. Ils ont insistés ! »

Comme pour se justifier, il retourna les poches vides de son jean, et accompagna son geste de ce même sourire. J’en fis de même, et nous nous mîmes à rire comme deux enfants qui, isolés sur un banc, observeraient les autres jouer. À cet instant, je fus séduit par son regard sensible, son charme limpide, tout ce qui émanait de lui, alors que nous n’avions pas échangé nos prénoms, nos vies, nos expériences : je me noyais dans l’océan de ses yeux pour n’en plus revenir. Ils m’en apprenaient tant sur lui que je ne les quitterais plus, jamais : je les contemple avec amour chaque matin, depuis cinq ans. Et j’en suis heureux, profondément comblé : jamais je ne remercierais assez ces putains de bracelets !

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