Vaporetto

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 Après le dédale de rues, le quai s’ouvre à nous, sous le soleil matinal, les cloches des églises environnantes sonnent l’heure de la messe, à moins que ce ne soit sa fin, je ne sais pas. Place de l’Arsenal, je commence à la connaître celle-là, j’espère que je verrai autre chose de la ville.

 Antarès marche devant moi et se retient pour ne pas me distancer. Sur la place, il me propose de prendre le petit déjeuner.

 On s’installe en terrasse, j’aperçois le bateau des MIB qui stationne toujours accroché au même endroit. En regardant avec plus d’attention, je vois apparaître la tête un peu décoiffée de la femme du groupe. Elle a échangé ses lunettes contre des jumelles braquées sur la pension.

 À peine nos croissants et boissons sont-ils déposés sur la table, la porte de la pension s’ouvre et le gros chat en sort. Tenu en laisse, il traîne sa maîtresse à sa suite qui, elle, tire son mari par la main.

 Zut ! Pas le temps de prendre un petit déjeuner dans cette ville, d'habitude les vieux sont hyper lents et ils faut toujours les attendre, mais quand on a besoin de souffler, ils se précipitent pour fiche en l'air mon petit dèj ! Antarès se lève et m’indique une autre table d’un geste de la tête. Pierre et sa copine. C’est clair, on est beaucoup trop nombreux pour un tarot, par contre ça devrait être bon pour un poker menteur. Je ne la sens pas cette journée.

 Je me goinfre de mon croissant, empoche celui de mon compagnon et tente de boire le thé évidemment brûlant. Pierre et miss sportive se lèvent, s’ils nous ont remarqués, ils ne le montrent pas. Du côté des MIB, la jeune femme sort de la cabine, elle a remis ses lunettes, et son costume, tout fripé, me dévoile qu’elle a dû passer une mauvaise nuit. Elle fait trois pas et son pantalon retrouve ses plis impeccables, certainement une technologie extra-terrestre, comme le micro-onde ou le wifi. Je veux la même.

 On forme un curieux convoi, les petits vieux, la MIB, Pierre, sa copine et nous. Impossible que personne ne remarque quoi que ce soit ! Quand on traverse le pont, le hors-bord des types en noir démarre dans un silence absolu, il effectue un demi-tour et se dirige vers la lagune.

 Le vieux couple va droit à un arrêt de vaporetto, suivi de tous les autres.

***

 On embarque peu après. l’ambiance est, comment dire… curieuse. Le vieux couple ne donne pas du tout l’impression de savoir qu’il est suivi. La WIB (Woman in black) se tient sur la plateforme, près de la sortie, elle fait semblant de ne pas nous voir, quand elle se retourne vers le large, je crois comprendre à son attitude qu’elle est en conversation avec ses complices, leur bateau nous suit de loin, dans le sillage de notre bus marin. Pierre et sa copine (j’ai décidé de la surnommer Claudia) se comportent comme un couple d’amis en balade. Ce sont les seuls avec les vieux qui se comportent normalement. C’est évident, ils ont l’habitude d’être ensemble et sont lancés dans une grande conversation dont je n’arrive pas à entendre quoi que ce soit.

 Antarès regarde autour de lui, garde un œil sur la WIB, le visage en apparence détendu.

 « Elle te plaît ? Elle est jolie, lancé-je, alors qu’il laisse son regard s’attarder sur la jeune femme en noir.

 — Non, je la trouve glaçante,elle a le regard voilé. »

 Je souris. Notre embarcation longe lentement un grand jardin puis contourne une haute basilique. Tant par curiosité que pour ressembler à une touriste, je la cherche dans mon guide et découvre qu’il s’agit de San Pietro di Castello, cathédrale de Venise avant que Napoléon, encore lui, n’ordonne de la déplacer dans la basilique Saint-Marc. C’est dingue le nombre de trucs qu’a fait ce type en tant que dictateur local.

 Après avoir contourné les murailles de l’Arsenal, le bateau prend le large. Je profite de la vue sur la ville et remarque une grande île ceinte de mur de briques rose orangé derrière lesquels poussent de grands arbres dont la cime bouge avec le vent. Le guide m’apprend qu’il s’agit du cimetière de la ville et devinez qui en a décidé la construction !

 Je me retourne vers Antarès pour lui faire part de ma découverte et je le trouve en plein duel de regards avec le chat des papys-mamys. Le félin domestique s’est affranchi de ses maîtres, glissé sur le fauteuil devant Antarès. Tous deux, ils échangent des regards, dans un dialogue muet. Enfin, je dirais plutôt qu’ils s’observent l’un l’autre, les yeux dans les yeux. Ceux d’Antarès, désormais vert pâle, arborent des pupilles en croissant de lune. Le chat garde sa contenance et son air à la fois snob et blasé dans cet échange silencieux.

 Ce moment de communication est interrompu par les maîtres du félin qui se lèvent pour gagner l’avant du bateau, le chat se retourne et se dirige vers eux, d'une démarche nonchalante.

 « Qu’est-ce qui s’est passé là ?

 — Diplomatie interstellaire, répond mon compagnon, sibyllin. »

 Le bateau accoste, les deux vieux trépignent près de la porte, ils sont impatients de rendre visite aux morts de la ville.

 Bon, comme balade du dimanche, j’aurais espéré mieux. Non que je n’aime pas les cimetières, mais, disons plutôt que je ne m’y sens pas à ma place, je préfère rester parmi les vivants. Apparemment, Pierre et Claudia partagent ma vision des choses, ils ne bougent pas et sont en train de se taquiner, en fait c’est plutôt Claudia qui taquine Pierre, lui se contente de rougir.

 Nous attendons que les vieilles gens et leur chat aient débarqué, la WIB les suit sur le quai, nous sautons à leur suite. Les deux jeunes ne se décident à descendre qu’au dernier moment alors que le reste de la troupe s’est déjà engagée sous le portail qui mène l’intérieur des murs.

Notre curieuse procession s’espace. Les vieux devant, nous derrière, la femme en noir en retrait. Pierre et Claudia prennent un chemin de traverse, je les perds rapidement de vue. Après un enchaînement de portes et de jardins, nous débouchons sur des carrés de tombes séparés par des cyprès, sur les pierres des effigies de saintes ou de saint, des fleurs, plus ou moins fanées qui apportent une touche supplémentaire de verdure aux lieux.

 Après les rumeurs et le cloisonnement de la ville, les rayons de soleil à travers les arbres, et un calme mortel m’emplissent d’une grande quiétude. Même si nous sommes en filature, je sens mes épaules se détendre et m’aperçois que le resserrement des rues de la ville avait créé chez moi un manque d’espace, une sorte d'oppression dont je ne prends conscience que lorsqu'elle disparaît.

 Nous observons le vieux couple qui s’arrête de temps en temps devant une sculpture monumentale ou une figure mortuaire. Leur chat se promène entre les pierres tombales, je vois par intermittence Pierre. Nulle trace de la WIB. Personne d’autre à l’horizon.

 Alors que je vais faire part à Antarès de notre isolement, il ne répond pas, il reste figé, j’ai la vague impression qu’il est séparé de moi par une vitre, il m’apparaît comme flouté aux abords de mon champ de vision. Je tends mon bras vers lui et je sens un contact mou,visqueux et chargé d’énergie. Comme un mur de mélasse acide et invisible qui se rapproche de moi, lentement, mais inexorablement. Je recule.

 Coup d’oeil autour de moi, les MIB sont au complet (complet veston noir, ah ah.) L’un d’eux tient un curieux appareil de grande taille au-dessus de lui, une sorte de torche électrique, qui aurait fait des enfants avec le tournevis sonique du Docteur Who. La fille et le deuxième gars s’avancent d’un pas décidé vers le vieux couple.

 Je regarde à nouveau Antarès. Il est toujours figé, la paroi étrange me presse de reculer et m’éloigne encore de lui. Les protestations des vieilles personnes me ramènent à la réalité, je me tourne vers eux, ils sont encadrés par la WIB et le MIB, le troisième chacal avance à pas mesurés dans leur direction.

 Je suis sûre que c’est la machine qui fige mon compagnon, mais je ne peux pas laisser les deux autres s’en prendre à des êtres sans défense, mon choix est vite pris et je me précipite vers eux.

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