L’incroyable logeur

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 Pierre attend que je m’approche et commence à grimper sur le pont de briques et de pierres blanches, plus de rouge que de blanc, d’ailleurs. Je traîne ma fatigue et mon gros sac sur les premières marches et contemple la vue qui s’offre à moi depuis ce petit promontoire. Un long canal, de belles maisons anciennes, du linge à foison et des barques plein les canaux.

 Mon guide est descendu sur la place dont les dalles blanches ne s’interrompent que pour céder un espace pour des bancs rouges et une sorte de puits blanc. Il se dirige vers un second pont qui dessert une grande baraque à la façade blanche et aux grandes fenêtres aux volets verts. Il faudra décidément que je lise le guide pour comprendre comment fonctionne cette ville. On passe d’un pont à l’autre pour repartir dans la direction d’où l’on vient. Bonjour le pragmatisme des urbanistes ici !

 Il attend que je le rejoigne au pied de la passerelle pour m’adresser un sourire timide, un beau sourire d’ailleurs. De la main, il m’indique le pont et le palais de l’autre côté.

 — Voilà, vous êtes arrivée, me déclare-t-il (par mesure de simplicité, je vous donne directement la version française de notre très riche dialogue.)

 — Hein ? réponds-je, pas très sûre d’avoir compris.

 Il me regarde un instant, embarrassé. Il réfléchit un instant et reprend :

 — Here is the Valente‘s bed and breakfast.

 Franchement, je préfère quand il parle sa langue maternelle, son accent à couper au couteau me donne l’impression qu’il parle le vacherin, vous savez le langage de nos amis bovidés. Je dois afficher une face confuse, voir complètement perplexe, car il répète en découpant chacun de ses mots. À ce moment, sa première phrase atteint enfin mes deux neurones encore connectés, je suis arrivée à bon port.

 Je rallume deux trois fonctions de plus et je le remercie en m’appliquant pour qu’il comprenne que, même non fluent en italien, je préfère largement qu’on me parle dans la langue de Machiavel plutôt que dans celle de Shakespeare. D’autant plus si celui qui parle a l’air de passer au travers d’un trombone à coulisse mal accordé (bon je ne pense pas que les trombones aient des cordes, mais vous comprenez l’idée.)

 Pour donner plus de poids à mes paroles, je commence à grimper le pont et m’approche de la porte dont l’un des deux battants de bois brut porte une plaque de cuivre. Sur celle-ci, figure le nom de la pension du signore Valente.

 Resté de l’autre côté, Pierre me salue de la main et rebrousse chemin. Quand je frappe à la porte, il disparaît dans une ruelle ombragée.

 Je frappe à nouveau, à deux reprises, avant d’apercevoir une sonnette en bronze enchâssée dans le cadre de la porte. Je presse le bouton, un carillon délicat retentit à l’intérieur, il me rappelle vaguement la mélodie de X-Files joué avec des clochettes.

 J’attends un peu, je sonne à nouveau. Une voix grave me parvient de l’intérieur. Malgré les échos caverneux qui la déforment, j’arrive à saisir un « Sì, sì, sì, arrivo. » La voix est masculine, empreinte d’une certaine présence. J’imagine un type grand et corpulent avec une grande barbe et un visage jovial.

 Quand la porte s’ouvre, la tête longiligne qui s’y encadre lui donne enfin un visage. Pas de barbe. Pas de forte carrure, juste un homme grand et maigre aux cheveux frisés et gris. Le sosie italien du dernier docteur, le vieux, celui des saisons huit à dix. Ma paranoïa, excitée par la rencontre avec Antarès une heure plus tôt, se réveille. Je cherche dans ses mains la trace d’un quelconque objet oblong.

 — Oh, vous devez être la gentillissima demoiselle française, Hélèna ?

 D’où il me traite de gentille ? Il ne me connaît pas lui ! pensé-je avant de me souvenir qu’en italien on donne du gentile comme on donne du monsieur ou du madame en français. En l’absence d’accent écossais ou de tournevis sonique, ou quoi que ce soit de menaçant, je commence à penser que la ressemblance n’est qu’une pure coïncidence.

 Il ne semble pas affecté par mon air effaré et s’avance à l’intérieur.

 — Je vous attendais, suivez-moi, vous devez être épuisée, je vais vous montrer votre chambre.

 — Ma chambre ?

 — On m’avait prévenu de votre arrivée, vous n’êtes pas trop fatiguée ?

 — Non, non ça va.

 — Laissez-moi vous débarrasser de votre gros sac.

 Avant que je ne réponde, il passe derrière moi et saisit la poignée de mon sac. Le poids s’allège, je me sens comme soulevée du sol. Non, mais, il n’y a que moi qui trouve ce sac super lourd sur cette planète ? Il repasse devant moi en portant négligemment mon bagage à bout de bras, comme s’il avait été rempli de… de rien en fait.

 Délivrée de mon fardeau, je le suis dans un vaste hall dont le sol en marbre débouche sur un grand escalier. J’ai l’impression que la maison est plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur… Certainement un effet du manque de sommeil.

 Il grimpe les escaliers d’un pas alerte, il se dégage de lui une impression facétieuse, comme un écolier, pas comme un soixantenaire. Je m’efforce de le rattraper alors qu’il fait le guide et me raconte l’histoire de sa demeure.

 — C’est une maison de famille, nous étions dans le négoce, modestamente, rien à voir avec les riches marchands dont les palais ornent les rives del grande canale…

 — Ici, nous sommes au piano nobile, l’étage noble où mes arrières grands parents recevaient les invités de marque. Je vous ai donné la chambre qui donne sur le canal, mais vous préférez peut-être une vue sur les jardins ?

 — Heu… vous n’avez pas un truc à manger ?

 — Ahhh, désolé, installez-vous, je vous apporte quelque chose.

 Il ouvre une porte à double battant. Elle s’ouvre sur une grande chambre dont même le lit est plus grand que ma chambre à Paris, deux fois plus grand. Le plafond est tellement haut que j’ai du mal à en discerner les contours dans la lumière tamisée par les stores vénitiens qui occultent les deux énormes fenêtres. Ouvertes, elle laissent filtrer les rumeurs de la ville, comme une conversation tranquille entre ses habitants.

 Captivée par la découverte des lieux, je ne me suis pas aperçue que le propriétaire s’est éclipsé après avoir déposé mon sac sur un canapé ancien sur lequel pourraient dormir trois enfants. Je pars en exploration et trouve le cabinet de toilette. Une douche XXL me tend les bras, mais j’attends le retour de mon hôte avant de céder à l’appel des sirènes qui en ornent tous ses cuivres.

 Fière de ma volonté de fer, je retourne dans la chambre où les oreillers du lit chantent une douce mélodie. Ah ! Pourquoi tant de tentations ? Cette fois, je cède et m’endors en quelques secondes.

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