Chapitre 54 : la diversion - (2/3)

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Jevin vivait au deuxième étage, juste sous la suite de Brun. Les trois femmes quittèrent la cage d’escalier pour rejoindre la chambre. C’est dans cette dernière que se trouvait le passage. Une porte toute simple était habilement cachée derrière une immense tapisserie helarieal, que son poids maintenait bien en place, représentant deux lanciers en train de combattre. La pièce ainsi dissimulée était minuscule. Elle abritait une échelle qui aboutissait dans les souterrains.

En se retournant, Cali se rendit compte que Nëjya ne les avait pas suivies. Elle n’était pas entrée dans la chambre. En revenant en arrière, elle la trouva dans le salon. Elle était appuyée au mur, les yeux fermés, les poings serrés. Elle tremblait.

— Que se passe-t-il ? demanda Cali.

— J’ai vécu des moments pénibles dans cette chambre.

— Quand le prince t’a frappée ?

Nëjya hocha la tête.

— Je devrais me montrer compatissante, mais là j’ai un peu de mal.

Malgré ses paroles un peu dures, la danseuse prit la main de la jeune femme et l’entraîna à travers la pièce. Nëjya se laissa guider. Elles se retrouvèrent toutes les deux dans la salle secrète où Sarin les attendait.

— Maintenant ? demanda cette dernière.

— On descend.

Le tunnel représentait ce qui restait d’un ancien système qui permettait autrefois aux occupants du palais de rejoindre la plage pour s’enfuir en cas de danger. Mais les ancêtres de Brun l’avaient utilisé pour investir les lieux et s’emparer du royaume, une cinquantaine d’années plus tôt. Ceux-ci avaient jugé plus prudent de le combler. Ils n’en avaient conservé que la première moitié qui allait jusqu’à la tour de surveillance. Aucune lampe ne les éclairait. Mais on y trouvait non plus ni obstacle ni bifurcation. Elles ne risquaient ni de se perdre ni de blesser. Il suffisait de suivre le mur d’une main. Toutefois, marcher ainsi, dans le noir absolu, était oppressant. Aussi quand les deux femmes émergèrent dans les caves, le mince rai de lumière qui filtrait par la porte menant à la salle des gardes les soulagea.

De curiosité, Nëjya regarda le mécanisme qui bloquait le battant contre toute intrusion. L’endroit était toujours un refuge, mais il n’allait plus jusqu’à la mer. Il devait permettre à la famille royale de se cacher le temps que les secours arrivassent. Bien sûr, si les ennemis s’installaient, les fugitifs seraient pris au piège, voire débusqués. Il était possible qu’un autre tunnel sortît du palais dans la forêt par exemple. Mais Cali ne le connaissait pas et Orellide non plus. S’il existait, ce qui était loin d’être sûr vu qu’il avait échappé à toutes les investigations, le nombre de dépositaires de son trajet devait être très réduit.

Lentement, elles grimpèrent l’escalier qui menait jusqu’au corps de garde. Elles hésitèrent avant de tourner la poignée. La porte grinça, mais personne ne les intercepta. La pièce était vide. Une seule torche l’éclairait. Après le parcours qu’elles venaient d’effectuer, elle les éblouit presque. Ce n’était qu’une entrée. À leur droite, un autre passage reliait la tour au système de fortification de la ville. Les soldats qui opéraient ici n’étaient pas les gardes rouges, mais l’armée d’Orvbel. Jamais la troupe d’élite ne se serait limité à simple travail de surveillance, surtout quand il n’existait pas d’accès direct officiel avec le palais.

Elles entendirent des bruits de discussion. Ils provenaient de plus haut, de l’étage. Nëjya sortit son poignard de sous sa cape et resta en arrière pendant que les autres continuaient. Ces dernières montèrent l’escalier avec précaution.

— Pourquoi marche-t-on comme ça ? demanda soudain Sarin.

— Pour ne pas se faire repérer, répondit Cali.

— Je croyais que le but de notre mission justement consistait à distraire les gardes. On fait tout le contraire de ce qu’il faut.

Cali parut indécise.

— Tu as raison, acquiesça-t-elle enfin.

Elles se redressèrent, adoptant une posture normale. Les rires semblaient tous proches maintenant. Un simple panneau de bois bardé de fer les en séparait. Cali hésita un long moment. Elle jeta un dernier coup d’œil sur Nëjya, à peine visible dans la pénombre. Puis elle prit courage et poussa la porte.

Les deux gardes, attablés autour d’une partie de dés, se levèrent brutalement et saisirent leur arme.

— Qui va là ? demanda le plus gradé.

Elles entrèrent en pleine lumière pour être bien vues.

— Des femmes ! s’écria l’un d’eux.

— Que faites-vous ici ?

— On s’ennuie en bas, minauda Sarin. On n’y trouve pas de vrais hommes. Que des eunuques.

— Ouais. Eh ben, on ne tient pas à le devenir. Si quelqu’un vous surprenait là…

— Qui le pourrait. La tour est verrouillée de l’intérieur. La relève n’aura pas lieu avant deux monsihons.

— Et vous, comment êtes-vous entrées ? Il n’existe pas d’accès depuis le harem.

— Pas officiellement en effet, répondit Sarin.

Les trois gardes se regardèrent. Ils acquiescèrent d’un mouvement de tête.

— On s’en fout comment elles sont entrées, lâcha le sergent. Elles sont là, c’est juste qu’elles connaissent des passages secrets.

— Elles sont peut-être armées, reprit le premier.

— Vous voulez vérifier ? demanda Sarin.

Elle dénoua le lacet qui maintenait sa cape qu’elle fit glisser pour dénuder le haut du corps tout en gardant le bas couvert. Les deux soldats la dévoraient des yeux. Pendant un moment, ils ne dirent rien. Ils avaient rarement vu des femmes comme elle. Elle était bien plus belle que leurs épouses.

La tête d’un garde s’encadra dans la porte qui menait à la salle de surveillance à l’étage.

— J’ai entendu des voix, dit-il. Que se passe-t-il ?

Puis il aperçut Sarin, à moitié nue, la poitrine impérieuse offerte aux regards de ses compagnons. Il resta muet de saisissement. Mais son intervention avait brisé la stupeur des vigiles. Le plus jeune s’approcha de Sarin, les mains levées comme s’il avait l’intention de la caresser. Elle s’écarta, remettant le vêtement en place.

— Eh ! protesta-t-il.

— Chaque chose en son temps, répondit-elle. Tu profiteras de tout cela si tu sais te montrer patient.

Elle accompagna ses paroles d’un geste qui la désignait de la tête aux pieds. Le nouvel arrivant embrassa la scène des yeux.

— D’où viennent-elles ? demanda-t-il.

Ses collègues levèrent les épaules en signe d’ignorance. Mais il avisa le passage resté ouvert vers la cave. Il s’élança au travers. Inquiètes, les deux femmes se regardèrent. Elles espéraient que Nëjya s’était bien cachée. Hélas, des bruits de lutte et des éclats de voix parvinrent jusqu’à eux. Un instant plus tard, le garde revenait, tenant par le bras une Nëjya étonnamment docile. Le plus âgé du groupe la dévisagea, surpris.

— Il y en a d’autres ? demanda-t-il.

— Non, j’ai vérifié, répondit son collègue.

— Et pourquoi restais-tu dans le noir ? Tu ne veux pas t’amuser.

— Je ne suis pas venue pour ça, protesta-t-elle d’un ton hargneux. J’assure la protection de mes amies.

Le garde la détailla de la tête au pied. Sa cape avait glissé, mais la tenue qu’elle portait, conçue pour des exercices physiques durs, ne révélait que bien peu de sa personne.

— Pourtant tu es une concubine, tu dois être mignonne toi aussi quand tu ne t’habilles pas comme une ouvrière. Tu ne veux pas t’amuser ?

— Non.

— Et si on te prenait de force.

— J’ai été formé à la défense par Naim. Et je viens du Sambor.

À l’évocation du nom et du pays, le garde entreprenant recula. Il connaissait visiblement la Naytaine. Et elle lui faisait peur. Et si la réputation des femmes du Sambor était véridique, porter la main sur elle pourrait bien s’avérer dangereux, voire fatal.

Cali était soulagée, les soldats, tout occupés à dévorer Sarin des yeux à quoi s’ajoutait la diversion due à Nëjya, semblaient l’avoir oubliée. Son répit s’avéra de courte durée.

— Et elle, remarqua le chef.

Elle ouvrit sa cape en grand. Contrairement à sa complice, elle n’était pas nue. Elle portait sa tenue de danseuse qui lui cachait la poitrine et le bas ventre, laissant la taille largement découverte, mais elle était si près du corps qu’il ne pouvait dissimuler quoi que ce soit.

— On fait quoi maintenant ? demanda un garde.

— Vous deux, là, ordonna Sarin en désignant les deux hommes, déplacez cette table contre le mur.

— Pourquoi ?

— Vous verrez bien.

Ils s’exécutèrent, dégageant tout le centre de la pièce. Cali détacha totalement sa cape qu’elle jeta sur une chaise, puis elle s’avança.

— Mon amie va vous offrir une démonstration de danse, expliqua Sarin.

— Et toi ?

— Moi je joue.

Le garde qui les surveillait depuis l’étage se retourna pour appeler quelqu’un derrière lui. Il descendit l’escalier, suivi de peu par son compagnon qui verrouilla la porte. Les quatre soldats se placèrent debout contre le mur, prêt à assister au spectacle qui s’annonçait.

Sarin fouilla dans sa cape, d’où elle retira plusieurs morceaux de métal qu’elle assembla. L’instrument était long et se tenait de côté. Rien qu’à lui seul, un objet aussi précieux constituait une attraction. Elle regretta un moment de n’avoir pas apporté son luth. Ce dernier pouvait lui permettre de jouer en ne dévoilant que ses mains. Cette flûte nécessitait des mouvements amples qui allaient la contraindre à se découvrir. Mais l’encombrement de l’instrument l’empêchait de l’avoir sur elle en permanence. De plus, elle était loin de se montrer aussi talentueuse avec les cordes qu’avec les vents. Elle n’était pas musicienne après tout, mais peintre. Nëjya ne demeura pas en reste. Elle sortit de ses poches une petite flûte de pan constituée de roseaux soigneusement polis et vernis.

Cali était étonnée. Elle était persuadée d’être obligée de danser en silence, ce qui lui aurait rendu la tâche difficile. Musique et danse étaient faites pour aller ensemble. Les instruments de ses compagnes allaient lui faciliter les choses.

Sarin se lança. Elle rejeta sa cape en arrière sans la détacher. Elle s’exposait tout autant aux regards des gardes. Mais il lui répugnait de l’ôter complètement. La conserver sur elle la rassurait.

— Vous jouez un tempo lent au début, réclama Cali, puis vous essayez de me suivre.

— Aucun problème, répondit Nëjya. Tu as une préférence pour le rythme ?

— Faites ce que vous pouvez, je m’adapterai.

— Tu arriveras ?

— Je pratique mon art depuis presque trente ans.

Nëjya était abasourdie. Elle n’imaginait pas la danseuse aussi âgée. Si on considérait qu’elle avait commencé à apprendre vers trois ans, comme la plupart des professionnelles, elle pourrait être sa mère. Elle avait moins d’écart avec Orellide qu’avec elle-même. Et pourtant, elle donnait l’impression de n’être qu’une grande sœur. Quel était son secret ? Elle regarda cette femme, moins jeune qu’elle ne le paraissait, prendre la pose.

Sarin porta la flûte à sa bouche, orientée vers le côté, à la surprise des gardes. Puis elle joua une longue note tenue avant d’improviser sur un tempo lent, auquel s’ajouta le contrepoint feutré de l’instrument de Nëjya, comme l’avait réclamé Cali. Le spectacle commença.

Les mouvements étaient fluides. On avait l’impression qu’elle ne possédait pas d’articulations, tant ses gestes étaient souples. Elle tournait, mais si doucement qu’on se demandait comment elle pouvait prendre de telles positions sans tomber. Respectant ses consignes, les musiciennes augmentèrent la cadence et la danse s’accéléra.

Les gardes étaient tombés sous le charme. Au début, ils n’avaient d’yeux que pour la nudité de Sarin. Mais ils l’avaient oubliée pour admirer la danseuse. Nëjya les comprenait. Elle-même devait se concentrer pour jouer sans se laisser distraire.

Elle accéléra encore. Le rythme était maintenant endiablé. Les pirouettes de Cali étaient si rapides qu’on avait du mal à en distinguer les détails. Ses cheveux bruns volaient autour d’elle en une couronne mouvante.

Une dernière mesure. Puis elles terminèrent par une longue note tenue. Cali s’immobilisa dans une position impossible.

Les gardes applaudirent. Cali les salua avant de prendre une autre posture. Ils s’installèrent plus confortablement pour la suite du spectacle. Pourtant Nëjya sentait que cela ne suffirait pas. Ce n’était qu’un hors-d’œuvre. Elle estimait que d’ici deux ou trois danses, ils ne voudraient plus se contenter de les regarder. Le visage fermé de Cali était éloquent, elle en était consciente. Et elle le redoutait. « Au moins, elle aime les hommes, pensa-t-elle. » Elle se reprocha aussitôt son égoïsme. Cali aimait un homme, un seul, et il ne figurait pas parmi ceux-là. Cela serait une épreuve aussi pénible pour l’une que pour l’autre. Deirane avait intérêt à réussir son coup, quel qu’il fût.

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