Chapitre 51 : Le piège - (1/2)

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La nuit était sombre. Seule Nëppë, la plus petite lune était présente dans le ciel. Basse sur l’horizon, elle n’allait pas tarder à disparaître. Elle éclairait juste ce qu’il fallait pour que les deux hommes qui se déplaçaient pussent s’orienter. Leur forme encapuchonnée dans un long manteau noir se distinguait à peine. Ils se dirigeaient globalement vers l’est de la ville. Mais celui qui guidait l’autre faisait des détours complexes à travers les ruelles. Au bout d’un moment, le second exprima son mécontentement.

— Pourquoi utilises-tu un trajet aussi compliqué ?

La voix coléreuse appartenait à Biluan. Celle qui lui répondit était grave, riche en inflexion, avec un léger accent qui dénotait une origine étrangère à l’Orvbel.

— Le client ne veut pas que vous sachiez où il habite. Soit je vous égarais, soit je vous bandais les yeux.

— Je n’aime pas ça.

— Souvenez-vous, l’enjeu est important.

— S’il ne l’était pas, je ne serais pas là à me les geler.

L’énervement rendait le négrier injuste, puisque la nuit s’avérait plutôt chaude.

— Si j’en juge par les maisons autour de nous et la pente qu’on a montée, on doit se trouver dans les beaux quartiers de l’est de la ville. Le palais doit-être…

Biluan s’interrompit quand il vit le guide sortir un bandeau noir de sa poche.

— J’ai compris, abdiqua-t-il, je n’essaierai plus de me repérer.

La voie qu’ils traversèrent était assez large, ce n’était plus une ruelle, mais pas encore un boulevard. Deux chariots pouvaient s’y croiser sans problèmes. En face, se trouvait une grande cour fermée par un portail en fer.

— Et maintenant ? demanda Biluan d’un ton hargneux.

Pour toute réponse, son guide sortit une clef de sous son manteau. Il déverrouilla l’accès. Les gonds bien graissés tournèrent sans bruit. Il s’engagea, le négrier à sa suite. Puis il repoussa le vantail derrière eux.

— Où nous trouvons-nous ?

— C’est une entrée de service.

Biluan essaya d’observer les bâtiments qui les entouraient, mais avec la nuit trop profonde, il ne distinguait presque rien.

Le guide se dirigea vers une masse sombre.

— Attention à l’escalier, le prévint-il.

Effectivement, ils gravirent une volée de marches, pour arriver devant une porte aux vitres renforcées de métal. La profusion de verre et de fer pour une simple entrée de service interpella Biluan, le propriétaire des lieux semblait riche. Le guide tapa au carreau. Dans un chuintement, le battant s’ouvrit. Derrière, Biluan découvrit une jeune femme habillée en domestique qu’il trouva mignonne.

— Entrez-vite, les enjoignit-elle.

Elle referma derrière eux. Le négrier entendit un verrou s’enclencher, pourtant, personne n’avait touché quoi que ce soit. La porte ne comportait même pas de poignée ni de serrure, il ne remarqua que cette petite zone lisse sur le mur. Il se décida alors à regarder autour de lui. Ils se trouvaient dans un couloir immense, éclairé en journée par de nombreuses fenêtres. Au-delà, on distinguait quelques grands bâtiments dans le noir de la nuit.

— Quel est cet endroit ? demanda Biluan.

— Un moyen d’accéder à notre invité, répondit l’homme.

— Je n’aime pas ça. Je ne sais pas pourquoi je continue.

— Je ne vous retiens pas. Vous pouvez renoncer et rentrer chez vous.

Biluan jeta un bref coup d’œil sur jeune femme. Mignonne, mais sans plus. Et pas très costaude. À moins qu’elle ne fût douée dans un autre domaine, il ne pourrait en tirer qu’une faible valeur. Bizarrement, cela le rassura. Il en profita pour bien détailler son guide. Il ne l’avait rencontré pour la première fois qu’au point de rendez-vous, sur les conseils d’un contact et ne l’avait jamais réellement vu. S’il n’avait pas eu une entière confiance dans son informateur, jamais il ne se serait lancé dans cette aventure. De stature moyenne, la silhouette bien découplée, on sentait la personne habituée aux exercices physiques. Le soin qu’il prenait de son corps se remarquait jusque dans son visage puisqu’il portait un bouc rigoureusement taillé. Il ne savait pas qui il était, mais ce n’était pas un simple domestique.

— Pas question, protesta-t-il, je continue.

La servante s’élança. Les deux hommes lui emboîtèrent le pas. Le couloir paraissait long, malgré le peu de portes qu’ils croisèrent. Cet effet était renforcé par l’absence de lumière. Mais avant d’arriver au bout, elle les entraîna dans un escalier qui les ramena au niveau du sol. Ils débouchèrent dans un jardin, petit et entouré de hauts murs. Dans la pénombre, Biluan crut reconnaître un potager, de nombreux massifs de fleurs et une aire de jeu de paume.

Ils se dirigèrent vers une porte creusée dans l’un des murs. Elle ne comportait pas non plus de serrure. Mais la jeune femme plaqua son poignet contre une surface sombre d’aspect brillant, identique à celle que le négrier avait remarquée en entrant dans le bâtiment. La clenche se déverrouilla, elle n’eut plus qu’à pousser le battant.

— Je ne vais pas au-delà, répondit l’homme, à partir de maintenant, vous allez suivre mon amie.

Il en profita pour attraper la domestique par la taille et l’attira contre lui. Elle referma les bras autour de son cou et ils s’embrassèrent. Biluan manifesta son énervement face à cette démonstration d’affection qui semblait bien malvenue. Mais en réalité, il exultait. Il venait d’ajouter une pierre dans la construction de ses connaissances. Et dans son métier, la connaissance représentait de l’argent. Il ne savait pas encore ce qu’il pourrait faire de cette information, mais elle lui servirait certainement un jour. Il se demandait toutefois ce qu’un homme aussi beau pouvait trouver à une telle femme. Peut-être cette domestique travaillait-elle pour une personne importante et son intérêt pour elle n’était que professionnel.

Au bout d’un moment, les deux amants se séparèrent. En s’éloignant, le guide laissa glisser les mains le long du corps de la jeune femme. Puis elle passa la porte. Il lui emboîta le pas. Dans la pénombre, le parc dans lequel ils venaient d’entrer paraissait si grand qu’il n’en repérait pas les limites. Il regarda autour de lui, mais la nuit sombre et sans lunes ne lui permettait pas de distinguer quoi que ce soit. Tout au plus, il devinait une masse importante à sa droite. Il comprit soudain, ils avaient quitté la ville, il avait passé le mur de protection et se trouvait maintenant dans la forêt qui s’étendait à l’est. Effectivement, au bout d’une centaine de perches, ils atteignirent le couvert des arbres. Au loin, il aperçut une lueur. C’est vers elle que son guide le mena. En s’approchant, il constata qu’il s’agissait de la lumière d’un foyer qui émanait d’un petit temple. Mais ils n’allèrent pas jusque là-bas. Ils s’arrêtèrent dans une clairière qui se situait un peu avant d’y arriver. Mais personne ne s’y trouvait.

— Nous allons attendre ici, annonça la jeune femme.

— Je n’étais jamais allé à l’est de la ville, remarqua-t-il.

Biluan se retourna pour voir d’où il venait sans obtenir plus de réponses que lorsqu’il avait passé la porte. Pire, le feuillage des arbres ajoutait à la noirceur. Un bruit étrange attira son attention. Il se tourna vers sa guide. Elle actionnait la manivelle qui se trouvait sur le côté d’un objet cylindrique. Au bout de quelques tours, il commença à émettre une lueur pâle. Elle continua jusqu’à ce qu’il devînt suffisamment brillant pour éclairer autour d’eux et le posa au sol.

Biluan accueillit le retour de la lumière avec joie.

— Vous êtes bien équipée, constata-t-il. Ce genre de petit joujou n’est pas donné.

Loumäi ignora sa remarque. Elle fit glisser le capuchon de son manteau, puis dénoua le lacet qui le maintenait en place et l’ôta totalement.

— Il fait trop chaud pour porter ceci, dit-elle.

— Quand mon interlocuteur va-t-il arriver ? demanda Biluan.

Le trafiquant avait imité la domestique. Il avait également retiré sa tenue pour essayer de se rafraîchir.

— Bientôt.

Biluan profita de l’attente pour détailler la jeune femme qui l’accompagnait. Ses instincts se mirent en route. Il estima que finalement il pourrait en tirer un bon prix sur le marché, pas autant que les concubines qu’il ramenait de temps en temps au palais, mais correct. Elle était petite et menue, avec peu de formes, mais bien mises en valeur par sa tenue cintrée à la taille. Ses cheveux sombres, la pénombre lui interdisait de déterminer leur couleur exacte, étaient rassemblés dans un chignon qui semblait assez volumineux pour qu’une fois dénoués ils descendent jusqu’au milieu du dos. Sa robe qui s’arrêtait au-dessus du genou et ses manches courtes dévoilaient des membres musclés par les exercices dus à son travail. Comme il n’avait rien d’autre à faire que de patienter, son regard se perdit dans son décolleté qui cachait à peine deux petits seins qu’il aurait bien pris dans ses mains. Il l’envisagea d’ailleurs. Elle n’était qu’une domestique après tout. Mais il ne devait pas se laisser distraire, il allait jouer une partie délicate cette nuit.

— Mon contact ne va pas encore trop tarder, demanda-t-il à nouveau.

— Ton attente est finie, répondit quelqu’un, c’est moi que tu dois rencontrer.

La voix dans son dos le surprit. Elle était aiguë sans être criarde. Et il la connaissait. Sauf qu’il croyait qu’il ne l’entendrait plus jamais de sa vie. Lentement, il se retourna.

— Deirane, dit-il, quel plaisir de te voir.

Elle n’avait pratiquement pas changé. Toujours aussi petite. Toujours aussi belle. Elle avait perdu les rondeurs de l’enfance. C’était maintenant une adulte qu’il avait devant lui. D’ici quelques douzains, elle le deviendrait selon les lois de l’Yrian. Peut-être l’était-elle déjà d’ailleurs.

— Je constate que tu t’es bien développée depuis la dernière fois que l’on s’est vu. Tu es devenue une femme.

— Toi par contre, tu n’as pas changé. Le corsage de ma domestique t’a plu au moins.

La domestique en question ne put s’empêcher de rougir. Biluan, en revanche, ne manifesta aucune gêne.

— Je ne m’appelle plus Deirane, reprit-elle, mais Serlen.

— En général, les gens sont attachés à leur nom. Ils n’aiment pas en changer. Serais-tu différente ?

— Elle ne veut pas que ce soit toi qui l’utilises.

La nouvelle intervenante ressemblait beaucoup à Deirane : même petite taille, tout aussi belle. Mais elle présentait ce côté exotique de la région située au nord du Mustul en Shacand, les cheveux d’un noir profond, les yeux en amande et surtout elle paraissait bien plus jeune. C’était une adolescente. La troisième… Sambor, estima-t-il, ou l’un des pays voisins. Son ton de peau lui semblait bien plus sombre, sans exhiber le noir des Naytains, mais à part ça elle avait une corpulence proche de celle de ses deux compagnes. Ne vivaient donc que des naines dans cette forêt ?

— Dursun a résumé mon opinion, ajouta Deirane.

Biluan croisa les bras et toisa les jeunes femmes. Il pensait que cela aurait eu de l’effet sur Deirane. Ce ne fut pas le cas. De plus, cette Dursun ne le connaissait pas, elle ne savait rien de sa cruauté. Elle ne fut pas impressionnée. Quant à la Samborren, elle semblait n’avoir peur de rien. Des petites hargneuses comme elle, il en avait rencontré des dizaines dans son métier. Elles se révélaient difficiles à mater. Difficile, mais pas impossible.

— Je suppose que tu ne m’as pas fait venir jusqu’ici pour taper le carton. Quel est cet endroit d’ailleurs qu’une concubine cloîtrée peut atteindre sans peine ?

— Tu te trouves dans les jardins du harem, répondit Deirane.

Aussitôt, un signal d’alarme surgit dans la tête du négrier. Il comprit qu’il était en danger. Mais il ne devait pas laisser la peur le submerger, sinon il était perdu.

— Les jardins du harem, répéta-t-il d’une voix ferme. J’ignorais que je les visiterais un jour. Dommage que ce soit la nuit, je n’en profite pas.

— C’est regrettable en effet, c’est l’unique occasion que tu auras de ta vie.

— Notre affaire.

— J’ai besoin de toi pour que tu transmettes un message.

— Un message ?

Son visage se fendit d’un sourire. Si elle comptait utiliser ses services, elle saurait le faire sortir de cet endroit. Mais de retour à ses bureaux, il devra avoir une discussion sérieuse avec le contact qui l’avait mis sur cette affaire.

— Me prends-tu pour un larbin ? Je suis Biluan, le plus grand commerçant de cette ville. Le seul à fournir des esclaves formés au combat. Je suis quelqu’un d’important, je ne transporte pas n’importe quels messages.

Il espérait n’être pas allé trop loin. Il devait se montrer fort. Mais si elle le jugeait inutile, elle n’aurait aucune raison de le garder en vie.

— Justement, celui que l’on veut te faire transmettre ne peut l’être que par quelqu’un tel que toi.

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