Chapitre 49 : la leçon.

10 minutes de lecture

L’eunuque trouva Deirane dans la salle de cours. Elle assistait à une leçon de géopolitique. Seule Nëjya l’accompagnait. Ni Kazami ni Sarin n’étaient intéressées. Et Dursun était trop jeune. Sans parler d’Elya et des nièces de Dovaren qui étaient encore des enfants. Le messager alla prononcer quelques mots discrets au professeur. Celui-ci hocha la tête pour donner son autorisation. Il revint alors vers Deirane.

— Serlen ? demanda-t-il.

La question semblait inutile. Il n’en existait pas deux comme elle, avec des diamants incrustés dans la peau.

— C’est moi.

— Vous avez de la visite au parloir.

— De la visite ?

Les yeux de Deirane s’écarquillèrent d’étonnement. Qui pouvait bien venir la voir ? Personne ne savait qu’elle vivait ici. À tel point qu’elle ignorait la présence un parloir.

Elle se leva et suivit son guide à travers les couloirs. Pendant toute la durée de leur séjour au harem, les pensionnaires n’avaient pas le droit de sortir. Mais elles pouvaient recevoir des visites. Une annexe du palais avait été dévolue à cela. Il comprenait plusieurs salles, toutes bâties sur le même modèle : deux pièces séparées par une paroi ouvragée en bois — Dursun appelait ça un moucharabieh.

Assis dans un fauteuil en cuir, Dayan l’attendait. Elle avait toujours cru que le ministre, en raison de son rang, pouvait entrer librement dans le harem. Il n’en était rien. Seules des circonstances exceptionnelles l’auraient permis. Le besoin ne se faisait pas sentir puisqu’en temps normal il convoquait la personne qu’il voulait voir et un eunuque la lui amenait. Mais là, c’était lui qui s’était déplacé vers elle.

Deirane s’installa dans le fauteuil en face de lui, comme il l’y invitait d’un geste de la main. La séparation permettait de parler, mais pas de se toucher et encore moins d’échanger des objets. Encore qu’une feuille enroulée serrée pourrait certainement être glissée entre les motifs du moucharabieh. Mais Deirane pariait que si une telle opération était tentée, les eunuques investiraient la salle dans le tösihon.

— Serlen, commença-t-il, je suis venu te remercier pour ce que tu as fait pour Cali.

— Je n’ai rien fait, répondit-elle, c’est Naim qui est intervenue.

Il caressa son bouc d’une main tout en souriant.

— Tout le monde sait que Naim fait partie de tes alliées.

— Nous sommes amies. Elle m’apprend à me défendre. Cela s’arrête là.

— Cela fait vingt ans que je suis ministre. Je sais reconnaître les partis. Naim marche à tes côtés, ainsi que Dursun et Nëjya. Les autres membres de ton groupe sont trop jeunes pour avoir une importance quelconque. Mais elles deviendront adultes un jour. Et quelques concubines indépendantes se tâtent pour décider si elles s’allient à toi ou pas.

— Qu’allez-vous faire contre Mericia ?

— Cali n’est ni une favorite royale ni une acquisition spéciale comme toi. Brun ne bougera pas le petit doigt pour elle. Seul moi serais motivé pour accomplir quelque chose. Mais j’aurai besoin d’un levier dans le harem. Mon unique entrée est Cali.

C’était un agent bien faible. Deirane partageait l’opinion du ministre.

— Mericia risque de recommencer, remarqua Deirane.

— La prochaine fois, elle s’assurera de n’avoir aucun témoin.

Deirane croyait voir où voulait en venir Dayan.

— Vous me demandez de protéger Cali ?

— Cali ne sait pas faire grand-chose. Elle ne participe pas aux joutes politiques du harem. Elle ne cherche à intégrer aucun parti. Elle ne s’implique dans rien. Elle n’a qu’une seule passion. La danse.

Et Deirane avait pu voir à quel point elle maîtrisait son art ! Lors sa prestation, pendant le repas qui avait précipité la famille de Dovaren dans le gouffre, elle s’était montrée extraordinaire.

— Je désire que tu l’intègres aux cours d’autodéfense de Naim. Et que vous restiez avec elle dans la journée. Sauf quand elle s’entraîne, bien sûr, puisqu’elle se trouve sous la protection directe des gardes rouges.

— Les leçons sont libres. Tout le monde peut y participer. Cali comme les autres.

— Mais elle ne viendra jamais vers toi si tu ne l’y invites pas.

Deirane hocha la tête. Elle comprenait ce que le ministre voulait dire.

— Et les nuits. On ne pourra pas la surveiller quand elle dort.

— Les nuits, elle les passe avec moi dans mes quartiers. C’est le jour qu’elle est en danger.

La situation était ironique. L’éminence grise de l’Orvbel en personne qui venait agrandir la petite troupe de Deirane. Elle était peut-être une espionne. Mais elle ne présentait pas le profil pour ça, cette femme était trop timorée.

— Je vais en parler à Naim et voir si elle acceptera de la prendre avec nous.

— Elle acceptera si c’est toi qui lui demandes.

— Nous verrons bien. Ça tombe bien en tout cas, mon éducation a jusqu’à présent fait l’impasse sur la danse. Elle pourra y remédier.

— Tu risques de le regretter. Elle a l’air timide. Mais quand elle pratique sa passion, elle change totalement. Tu vas découvrir un professeur exigeant.

Ça, elle voulait bien le croire. La façon dont elle s’était produite devant toute une assemblée, le corps à peine masqué de quelques vagues morceaux de tissus constituait la preuve de l’effet que cet art exerçait sur elle.

Dayan se leva.

— Je dois retourner à mon office. J’ai un royaume à faire tourner. Même s’il est petit, j’ai beaucoup à gérer.

Il salua la jeune esclave. Puis il quitta la pièce, sans un regard en arrière.

Deirane était surprise de la venue du ministre. Elle savait qu’il ne disposait que d’une concubine dans le harem et qu’il la possédait depuis plus d’une décennie. En fait, à part Orellide, c’était la seule femme déjà présente à l’époque de l’ancien roi. Elle soupçonnait depuis quelque temps qu’il éprouvait des sentiments pour elle et que c’était réciproque. Maintenant, elle en était sûre. Le puissant ministre de l’Orvbel aimait sa compagne. Une fois de plus, elle regretta que cette innocente fût projetée dans ce panier de crabes, elle qui ne désirait que danser, chose que le harem lui avait permis d’accomplir en toute sécurité jusqu’à ce que Dursun s’en mêlât. Elle se demandait encore comment l’adolescente avait fait pour attirer sur Cali la haine des autres concubines, et ce qui leur avait fait croire qu’elles pouvaient s’y attaquer en toute impunité. Elle n’avait nul doute que maintenant Dayan allait trouver un moyen pour la protéger. Tout en rejoignant ses amies, elle tenta d’imaginer des solutions à ce problème. Elle n’en vit qu’une, la sortir du harem pour la loger en ville. Ce qui reviendrait à l’empêcher d’exercer son art, ce qui la tuerait aussi efficacement qu’un poignard.

Toutefois, Deirane savait quelque chose que Dayan ignorait : Mericia avait compris que toute cette histoire n’était qu’un coup monté pour piéger Cali. Elle n’éprouvait plus aucun grief contre la danseuse, et ne s’en prendrais plus à elle.

En retournant à la salle de cours, elle découvrit que la leçon était finie. Elle ne s’était pas rendu compte qu’il était si tard. Ses amies ne l’avaient pas attendue. Elle hésita. Pour la première fois depuis son arrivée, elle se trouvait hors de la zone privée sans surveillance. Elle se demanda ce qu’elle pouvait faire pour en profiter. Hélas, elle n’en eut pas l’occasion. Un eunuque ne mis pas de temps à la prendre en charge.

Ard l’attendait dans la salle des tempêtes en compagnie ses amies. Sarin se tenait parmi elles.

— Que fait-elle là ? attaqua Deirane.

— On complote, répondit Dursun.

— Sarin se montre très efficace pour transmettre des rumeurs, expliqua Ard. Tout le monde sait que vous ne vous entendez pas bien. Du coup, tout ce qu’elle raconte sur toi est considéré comme argent comptant par les autres concubines.

C’était donc par elle que les potins sur Cali étaient arrivés aux oreilles de Mericia.

— Vous comptiez me mettre au courant de vos méthodes ? repprocha-t-elle d’un ton acerbe.

— C’est bien ce que l’on est en train de faire, non, répondit Dursun.

Deirane s’éloigna du groupe. Elle trouva une couche de l’autre côté de la piscine et s’y allongea.

— Que lui arrive-t-il ? demanda Dursun.

— Je crois qu’elle supporte assez mal ce qu’on a fait à cette Cali, suggéra Ard.

— Elle nous en veut ?

— Non, elle s’en veut. Elle sait qu’elle va laisser le plan se dérouler jusqu’au bout. Et ça la dégoûte.

Ard quitta le groupe pour rejoindre Deirane.

— Serais-tu tentée par une promenade dehors ? demanda-t-il.

En clair, il avait des choses à lui dire qui ne devaient pas tomber dans des oreilles indiscrètes. Deirane comprit le message. Malgré sa mauvaise humeur, elle se leva.

— On y va, répondit-elle.

Ensemble, ils se dirigèrent vers la porte qui menait directement de la salle vers les jardins. Dursun, Nëjya et Naim les suivirent, laissant les fillettes à la garde de Sarin.

Quand ils se furent éloignés, Ard s’assura que personne ne se trouvait à proximité.

— Mon contact a pu parler à Biluan, dit-il.

— Alors ?

— La proposition que nous lui avons transmise l’intéresse, il viendra au rendez-vous.

— Tu as trouvé le moyen de l’introduire dans le palais.

— Avec ton amie Dursun, on a bien étudié le problème. Et on croit avoir identifié une faille dans la sécurité. On pense le faire passer par la cour de ravitaillement.

— Explique-toi.

— Les marchandises doivent entrer dans le palais. Sinon on ne tarderait pas à mourir de faim. Il existe donc quelques serviteurs qui peuvent sortir en ville pour aller acheter les biens nécessaires. En fait, on a découvert que le palais était divisé en trois zones. L’intendance, la partie publique et le complexe constitué du harem et de l’école. Tous les domestiques vivent dans l’intendance et la plupart y travaillent. Parmi ceux-ci, certains ne peuvent la quitter que vers le harem et d’autres vers la partie publique. Et dans ces derniers, quelques-uns peuvent sortir faire des courses en ville.

— Et ta faille se situe à quel niveau ?

— De l’aire de ravitaillement.

— Évidemment.

— La plupart des marchandises sont déposées dans la cour où les domestiques du palais viennent les chercher. Ceux qui sont préposés à cette tâche disposent d’un bracelet qui permet d’accéder à cette aire.

— Et alors ? Je ne connais personne de ce groupe. Selon tes explications, elles ne peuvent pas entrer dans le harem, je n’ai jamais pu les croiser.

— En effet. Mais parfois, elles changent d’affectation. Et quand cela se produit, certaines des personnes qui se chargent de leur reprogrammation le font un peu par-dessus la jambe. Ils peuvent rajouter les nouvelles autorisations sans retirer l’ancienne. C’était le cas de celui qui s’en occupait l’année dernière avant qu’il soit remplacé. Quelques domestiques peuvent donc accéder à la fois au harem et à la cour.

— Et tu en connais une ?

— Oui. Et toi aussi.

— Il y a un an, tu dis.

Deirane s’arrêta si brutalement que le vieil homme fut surpris.

— Loumäi ?

— Oui Loumäi.

— Tu en es sûr.

— On a vérifié ce matin. Son bracelet ouvre la porte de la cour de chargement. Il ne devrait pas. Personne dans le harem ne devrait disposer des droits pour cela. Mais une trentaine de domestiques l’ont pu à un moment ou à un autre. Généralement lors des réaffectations le problème est corrigé ce qui fait que Loumäi doit aujourd’hui être la dernière à posséder un bracelet mal programmé.

— C’est incroyable que l’une des rares à pouvoir accéder dehors soit si proche de moi.

— Pas tant que ça. Si le personnel est remplacé c’est parce que le travail au harem est très difficile et beaucoup craquent et sont réaffectées ailleurs. Certaines concubines se montrent très cruelles. Mais ce n’est pas le cas pour Loumäi. Elle est contente de te servir, et n’a pas réclamé à changer de maîtresse.

— Tu veux dire que…

— Que ce plan va marcher uniquement parce que tu as traité ta femme de chambre comme une amie et pas comme une esclave !

La nuit était tombée depuis longtemps quand Deirane réintégra ses quartiers. Elle était plongée dans le noir, Loumäi était absente, sinon elle aurait allumé une lampe. Elle eut à peine fermé la porte qu’on lui empoignait les cheveux pour la tirer en arrière. Avant qu’elle ait pu se défendre, une gifle monumentale l’assomma à moitié. Elle poussa un cri de douleur. Un poing la cueillit à la tempe. Puis son agresseur la projeta à travers la pièce. Elle s’écrasa à côté du lit. Elle resta prostrée là, gémissante de terreur. Mais il n’en avait pas fini. L’homme la souleva et lui balança une autre claque.

La correction dura un long moment avant qu’elle sentît quelqu’un se jeter sur elle.

— Ça suffit, hurla Dursun, vous allez la tuer.

— Je l’avais prévenue. Je lui avais dit de ne jamais toucher à Cali.

Deirane reconnut la voix de Chenlow. Mais une voix déformée par la fureur.

— Elle n’y est pour rien. C’est Mericia.

— Je ne suis pas Dayan, je ne marche pas.

Il avait néanmoins arrêté de la frapper.

La porte claqua violemment. L’eunuque était sorti. Elle sentit Dursun s’accroupir à côté de son visage.

— Ça va ? demanda-t-elle.

— Non, répondit Deirane.

Le poids qui l’écrasait au sol disparu. La personne allongée sur elle se relevait. En fait, elle en vit deux. Elle reconnut les nièces de Dovaren. Elles l’avaient protégée, lui faisant bouclier de leur corps. Elles ne risquaient rien, Chenlow n’aurait jamais levé la main sur des enfants. Mais elles l’ignoraient. C’était courageux.

— Vous pouvez nous laisser, leur dit Dursun, je vais m’occuper d’elle.

Obéissantes, elles sortirent. Nëjya rentra à leur place.

À deux, elles mirent Deirane dans son lit. Elles la déshabillèrent. La jeune femme avait le corps couvert d’hématome. Mais une fois de plus, son tatouage l’avait protégée, elle n’était pas blessée. Elles lui remontèrent le drap jusqu’au menton. Puis elles s’allongèrent côté d’elle.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0