Chapitre 42 : Le grand jour - (1/2)

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Le jour que redoutait tant Deirane était arrivé. Elle allait partager le lit de Brun. Elle se sentait nerveuse comme elle ne l’avait jamais été. La veille, elle avait été malade. Elle ne parvenait pas à garder sa nourriture. Et cela n’avait rien à voir avec les nausées de la grossesse. Ses amies la regardaient les quitter précipitamment pour se rendre aux toilettes plusieurs fois au cours de la journée. Même Orellide qui ne tolérait aucune faiblesse avait fini par renoncer et la renvoyer chez elle.

Pendant la nuit, Dursun et Nëjya lui avaient tenu compagnie. Deirane avait apprécié de se retrouver entre elles. Mais elle n’avait pas dormi, n’arrêtant pas de se retourner sans arriver à fermer les yeux. Au matin, elle était épuisée, la tête lourde.

Depuis la mort de Dovaren, c’était l’une des deux jumelles qui la coiffait. Elles, qui étaient frisées et d’un brun sombre presque noir, semblaient fascinées par les longs cheveux blonds et lisses de la jeune femme. S’en était presque devenu un rituel. Cela durait un bon calsihon, Deirane trouvait cela apaisant. Par contre, le babillage de Loumäi lui manquait, la domestique lui racontait tous les potins de la veille en s’occupant d’elle. Ce qui avait donné naissance à une nouvelle habitude : tous les matins, elle l’aidait à faire le lit. Au début, elle avait protesté, lui reprochant de lui confisquer son travail. Mais elle n’était pas idiote, elle avait rapidement compris les raisons de sa maîtresse et elle avait fini par tolérer son assistance. Par contre, elle s’était montrée intransigeante sur le reste du ménage. Mais ce jour-là, Dursun renvoya poliment les deux nièces de Dovaren pour les remplacer. Elles étaient déçues, mais Dursun était une vieille, on leur avait appris à obéir aux vieux.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle.

— Mal. Je voudrais me trouver ailleurs.

— Si je le pouvais, j’irais à ta place.

— C’est gentil. Mais ce n’est pas possible.

Deirane savait au fond d’elle-même qu’elle n’avait prononcé ces paroles que pour lui remonter le moral. La jeune Aclanli était attirée par les femmes. Entrer dans le lit d’un homme de son plein gré, même un qu’elle apprécierait, était inenvisageable.

— De toute façon, il faudrait me passer sur le corps d’abord, intervint Nëjya.

— Quand tu veux, répliqua Dursun en riant.

L’attitude des deux amantes fit sourire Deirane. L’inclination de Dursun pour les femmes ne concernait que l’une d’elles en particulier. Les amours féminines n’étaient pas rares dans le harem. Et Dursun, par son côté exotique, avait été à plusieurs reprises la cible d’avances. Elle les avait repoussées, réservant ses faveurs à la belle Samborren. Cette dernière avait également reçu quelques sollicitations, mais elles étaient moins nombreuses. Les Samborrens ressemblaient à des Yrianis à la peau sombre, mais bien plus claire que celle des Naytains, et leurs cheveux n’étaient pas frisés. Elles paraissaient plus communes même si on rencontrait peu de représentants de cette nation dans le sud. Ces manœuvres d’approche provenaient souvent de concubines non affiliées. Mais il arrivait que certaines factions les sollicitassent. Dans ce dernier cas, on pouvait soupçonner que le désir d’intégrer la novice en leur sein participait à la démarche.

En fait, dans leur petit groupe, tout le monde recevait des avances, sauf Deirane. Elle se demandait pourquoi. Elle n’était pas laide et son tatouage la rendait particulièrement exotique. Elle pensait que c’était dû à celui-ci. Il faisait d’elle un bijou précieux, hors de prix, qui effrayait les candidates. Ou alors, était-ce la peur de mourir, les diamants jouissaient de la réputation de tuer ceux qui cherchaient à les voler, peut-être même à juste les toucher. En tout cas, l’immunité que cela lui conférait contre un grand nombre d’agressions la mettait à part. Seules ses amies osaient poser leurs mains sur Deirane. Peut-être un peu trop parfois.

La matinée était bien avancée quand Deirane se décida. L’eunuque chargé de les conduire en cours avait frappé à plusieurs reprises à la porte avant de renoncer.

— Je dois y aller, dit-elle, Orellide m’attend.

— Dans cette tenue ? demanda Dursun.

Nëjya lui avait enlevé sa tunique pour lui masser les épaules et le cou noués par la tension. Dursun lui avait déjà rendu ce service par le passé, mais la concubine, la seule dans la pièce à porter officiellement ce titre, se révélait plus habile. Cela faisait plusieurs années qu’elle pratiquait cet art.

— Non, bien sûr.

— En ce lieu, ça n’a rien de choquant, remarqua Nëjya.

Elle remit son corsage, en satin blanc pailleté d’argent, fermé par une série de boutons de nacre. Elle était suffisamment dénudée, espérerait-elle, pour qu’il satisfasse la reine mère. Elle ne se sentait pas le courage d’en prendre un qui la découvrirait davantage. Et puis, ne lui avait-elle pas dit que Brun aimait bien déshabiller lui-même ses partenaires ? Peut-être devrait-elle même rajouter d’autres couches de tissu. Cela ne ferait que retarder l’inévitable. Tôt ou tard, elle devrait se donner à Brun, elle ne voyait aucune échappatoire. Dans un geste de pudeur surprenant vu son mode de vie actuel, elle termina de se vêtir en s’enveloppant dans une grande cape en drap sombre.

Elle se rendit à l’appartement de la reine mère, accompagnée des deux amies. Ce fut le vieil eunuque qui lui ouvrit.

— Dame Orellide vous attendait, les accueillit-il, veuillez entrer.

Deirane le salua et passa la porte, laissant son escorte derrière elle.

— Toutes les trois, reprit Pers.

Un peu surprises, Dursun et Nëjya se regardèrent puis lui emboîtèrent le pas. Depuis que Deirane était enceinte, Orellide avait renoncé à la solennité de leurs rencontres. C’était dans son jardin privé qu’elle l’accueillait désormais. Ses deux compagnes ignoraient son existence. Elles observèrent autour d’eux cet espace clos si habilement masqué qu’on n’en soupçonnait pas la présence depuis l’extérieur.

Orellide était installée sous une tonnelle, en train de boire une tasse de thé dans un service en porcelaine. Ce n’était pas du vrai thé comme on en trouvait au temps des feythas. Il avait disparu au cours de la guerre, tout comme le café. Un substitut fort acceptable produit à partir de l’infusion d’une feuille d’arbre importée du Shacand le remplaçait.

Les trois arrivantes saluèrent leur aînée. Elle les invita à s’asseoir à ses côtés d’un geste de la main.

— Serlen, demanda-t-elle, te sens-tu prête ?

La jeune femme hésita un long moment avant de répondre.

— Non, dit-elle simplement.

— Difficile de te le reprocher. Mais tu verras, Brun ne se comporte pas comme Jevin.

En prononçant ces mots, elle avait poussé une petite boîte à secret devant elle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ma promesse.

Le modèle paraissait assez simple. Il suffisait de retourner la boîte pour débloquer le mécanisme. Deirane la redressa avant de l’ouvrir pour éviter de renverser son contenu. Elle y trouva trois pastilles roses de la taille de l’ongle de l’auriculaire.

— Cette drogue te rendra réceptive aux attentions de Brun, expliqua Orellide.

— Que voulez-vous dire par « réceptive » ? demanda Nëjya.

— Elle obéira aux ordres de Brun, tout en se montrant indifférente à ce qu’il pourrait lui faire. Elle manifestera assez d’initiative pour qu’il mette ses hésitations sur le compte de son inexpérience.

— Autrement dit, elle deviendra complice de son propre viol.

— C’est une façon un peu crue de dire les choses.

La jeune Yriani examina les trois cachets qui devaient lui permettre de supporter l’épreuve. Ils semblaient si inoffensifs, minuscules, dans leur encoche.

Dursun prit alors la parole.

— Pourquoi aidez-vous Serlen ? demanda-t-elle. Brun est votre fils. Pourquoi cherchez-vous à le tromper en lui faisant croire qu’il est le père de son enfant ?

La vieille dame regarda l’adolescente dans les yeux.

— Si tu ne comprends pas ça, tu t’avères moins intelligente que je ne le pensais.

— Considérez-moi comme une idiote.

Orellide ignora l’insolence de l’Aclanli. Elle but une gorgée de thé avant de répondre.

— Je ne suis pas née en Orvbel, expliqua-t-elle, tout comme vous, je suis une esclave. Je suis originaire de Myos, une principauté ocariane. Nous vivions en ville. Mais mon père possédait une propriété dans la campagne, au pied des montagnes. Toute mon enfance, je l’ai passée à jouer dans les champs avec mes amis. Des pillards salirianers m’ont capturée lors d’un raid. Ils m’ont vendu à des trafiquants qui m’ont amenée ici, et mise aux enchères sur le marché aux esclaves. Comme j’étais très belle, le roi de l’époque m’a acheté pour le prince. Depuis je ne suis plus sortie de ce palais, sauf accompagnée d’eunuques et de gardes. Je suppose que vous vous rendez compte de ce que c’est pour une jeune fille qui a grandi dans une liberté totale de se retrouver enfermée dans cet espace clos. Surtout toi Serlen, qui a vécu une enfance similaire à la mienne.

— Vous voulez rentrer chez vous, en déduisit Dursun.

— Je n’ai plus de chez-moi. Les esclaves en Orvbel ont des droits, notamment celui de posséder des biens à eux, dont leur maître ne peut pas disposer. Quand mon dernier frère est mort sans héritiers, les deux maisons, celle de ville et celle de campagne, me sont revenues. Ne pouvant plus retourner là-bas, je les ai vendues et je les ai investies dans des affaires.

— Lesquelles ?

Orellide regarda un moment la jeune Aclanli.

— Connais-tu le rôle des pentarques ? demanda-t-elle.

— Je sais que Vespef est l’impératrice. Elle se charge de diplomatie. Wotan dirige la bibliothèque et les jumelles s’occupent de l’armée.

— Bien, et la dernière ?

— Je l’ignore. Je ne me souviens même pas de son nom.

— Pourtant elle est peut-être la plus importante des cinq. C’est grâce à elle que ses sœurs peuvent exercer leur mandat en toute efficacité.

— Comment ça ?

— Elle dirige l’économie. C’est elle qui a mis en place le système actuel de l’Helaria. Wotan fabrique les bateaux, mais c’est elle qui les a financés et qui s’en sert. C’est elle qui permet aux jumelles de commander une armée plus importante que sa population ne devrait l’autoriser. Tu as entendu dire que les pentarques sont pauvres, qu’ils ne vivent que de ce que leur donne le pays, que même leurs vêtements ne leur appartiennent pas.

— Et c’est faux ? demanda Deirane.

— Non, c’est vrai. Sauf pour elle. Elle a investi son argent dans diverses entreprises. Et comme elle est douée, elle s’est enrichie. Je crois qu’aujourd’hui c’est la personne la plus riche du monde. On collabore pour deux affaires.

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