Chapitre 33 : le dieu de Dovaren - (2/2)

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Dursun s’était lentement approchée pendant les retrouvailles. Elle toussa légèrement pour manifester sa présence. Deirane rougit, elle s’écarta comme si elle était prise en faute.

— Ard, je te présente Dursun.

L’adolescente effectua un petit salut.

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, répondit-elle. Ard par ci, Ard par là.

— Si j’en juge par vos traits et par l’onomastique de votre nom, vous venez du Shacand, certainement un royaume limitrophe du Mustul.

— Onoma quoi ? demanda-t-elle.

— L’onomastique. C’est une branche de la lexicologie qui étudie la structure des noms. Le vôtre me semble provenir de l’Aclan.

— Je n’ai rien compris, sauf que je suis bien née en Aclan. Il est toujours comme ça ?

— Pas toujours non. Parfois, on comprend ce qu’il dit.

La tentative de taquinerie tomba à l’eau. Personne n’avait le cœur à plaisanter.

— La lexicologie c’est l’étude des mots. L’onomastique c’est celle des noms des personnes ou des lieux. Ce sont des domaines très étudiés dans le monde vu que les feythas ne nous ont laissé aucune langue digne de ce nom et que nous avons dû nous en approprier des étrangères.

L’air perplexe des deux femmes lui fit saisir qu’elles ne comprenaient pas davantage. Il cherchait un moyen plus clair de tourner ses explications. Mais Dursun le coupa dans ses réflexions.

— On sait qui vous êtes maintenant, dit-elle. Mais elles ?

— Elles ?

Effectivement, toute à sa joie de retrouver Ard, Deirane ne les avait pas remarquées. Mais il était venu accompagné de deux fillettes, de deux ans, peut-être trois. En tout cas, plus jeune qu’Elya. Cette dernière n’osait pas s’approcher, mais les regardait avec beaucoup d’intérêt. Elle était la seule enfant présente dans le harem, elle n’avait aucune copine avec qui s’amuser. Voilà d’ailleurs un mystère qu’elle devrait éclaircir plus tard, certaines concubines étaient arrivées depuis si longtemps qu’elles auraient dû tomber enceintes. Mais cette situation était en train de changer. Ce n’était pas l’unique point que les fillettes avaient en commun. Elles possédaient la même couleur de peau, sombre comme la nuit, les mêmes cheveux frisés et apparemment le même âge. Elles étaient Naytaines elles aussi.

— Le ministre Dayan me les a remises avant de m’envoyer vous rejoindre. Il m’a dit de les confier à une de tes amies qui devrait apprécier de les prendre en charge.

— À qui ? demanda-t-elle un peu inutilement.

— À une Naytaine comme elles. Je crois qu’ils ont dit…

— Dovaren, le précéda Dursun.

Nëjya intervint alors.

— Il s’imagine que lui offrir deux enfants va compenser l’assassinat de sa famille sous ses yeux ?

Deirane ne répondit pas. Le don de Brun n’avait plus de raison d’être, Dovaren étant morte. Elle regarda à nouveau les petites filles. Jusqu’à présent, elles étaient distraites, observant la magnificence des lieux avec curiosité. Mais maintenant, elles étaient devenues plus attentives, elles écoutaient ce que les adultes disaient. L’une d’elles ouvrit la bouche et posa une question. Malgré sa cohabitation avec Dovaren, Deirane ne connaissait que des rudiments de cette langue. Avec un débit si rapide, elle ne reconnut que quelques mots. Dont le nom de Dovaren. Elle se tourna vers Ard qui lui répondait. Il était lui aussi Naytain et pouvait la comprendre.

— Qu’a-t-elle dit ? demanda-t-elle.

— Elles veulent savoir si ton amie Dovaren est ici et où elle est.

— Elles la connaissent ?

— Elles l’ont appelé Tatie Dovaren. Alors je suppose que oui.

Deirane se dégagea de la légère étreinte du vieillard. Elle se recula, comme frappée de stupeur. Elle venait de prendre conscience de toute l’horreur de la situation. La famille de Dovaren n’avait pas été anéantie. Il en restait deux membres. Elle aurait pu vivre si elle l’avait su quelques monsihons plus tôt. Ses nièces auraient pu lui donner une raison de vivre. C’en était trop. Elle s’enfuit hors de la salle pour aller se réfugier dans sa chambre.

Tout le monde la regarda partir sans comprendre ce qui se passait, sauf Dursun qui était aussi pâle qu’elle.

— Que lui prend-il ? demanda Nëjya, elle est folle.

Dursun se ressaisit. Elle interpella une domestique qui nettoyait une table.

— Pouvez-vous surveiller ces filles un instant ?

— Bien madame.

— Venez avec moi, ordonna-t-elle aux autres.

Comme les deux fillettes allaient la suivre, elle les retint.

— Vous allez rester avec la demoiselle là. On revient très vite.

Naturellement, elles ne comprirent pas un mot. Ard se chargea de traduire. La femme de chambre leur envoya un sourire engageant pour les rassurer. Mais elles n’avaient pas peur en fait. Elles se montraient juste curieuses de tout, en particulier du bassin qui les attirait comme un aimant. Elya s’approcha d’elles pour faire connaissance.

Deirane était allongée sur son lit, un coussin entre les bras qu’elle mouillait de ses larmes. Elle entendit la porte de sa chambre s’ouvrir. Elle ne réagit pas à l’intrusion. La personne s’assit à côté d’elle. Elle la prit par les épaules pour l’attirer contre elle. La jeune femme reconnut la douceur d’Ard. Elle se laissa entraîner. Elle pleura longtemps la tête contre sa poitrine. Il n’essaya pas de la calmer. Il fallait que cela sortît.

Au bout d’un long moment, elle se ressaisit. Elle tenta de prononcer quelques paroles, mais tout ce qu’elle obtint fut un croassement entrecoupé de sanglots. Elle prit une profonde inspiration.

— Qu’allons-nous faire ? demanda-t-elle. Qu’allons-nous leur dire ? Elles croyaient retrouver leur tante, mais elle est…

Elle ne pouvait pas se résoudre à énoncer le mot.

— Elles sont complètement orphelines maintenant.

— Je suppose que nous allons devoir leur expliquer.

— Comment vont-elles réagir à ton avis ?

— Je ne sais pas. Elles semblent bien jeunes pour appréhender la mort. Pour elles, leur mère est juste partie au loin. Elles mettront un moment avant de comprendre qu’elle ne reviendra pas.

Deirane renifla.

— Comment Brun peut-il se montrer à ce point cruel ? Comment des humains peuvent-ils se faire ça les uns aux autres ?

— Brun n’est pas cruel. Il a même été plutôt miséricordieux.

— Comment ça ? Leur mère est morte. Et d’ailleurs, pourquoi a-t-elle amené ses enfants avec elle dans un endroit aussi dangereux ?

— Brun a abrégé ses souffrances. Les velors sont suffisamment habiles pour faire durer l’agonie de quelqu’un très longtemps sans le tuer. Et c’est ce que le public attendait. Mais il a ordonné une mise à mort immédiate. Et pour répondre à ta question, dans un pays comme la Nayt, il vaut mieux ne pas quitter les tiens des yeux pendant trop de temps.

Deirane se dégagea de l’étreinte légère. Elle se leva, rajusta sa tenue. Puis elle se rinça le visage avec l’eau de la carafe pour effacer les traces de larmes. Elle avait meilleure allure. Heureusement, Loumäi vaquait à ses affaires ailleurs dans le palais. La jeune femme n’aurait pas manqué de la sermonner pour se présenter en public aussi peu à son avantage.

— Tu peux dire aux autres d’entrer. Je suis prête.

La porte s’ouvrit pour laisser Dursun et Nëjya la rejoindre.

— Je crois bien que j’ai dû choquer ces deux filles, reprit Deirane. Je vais aller les accueillir comme elles le méritent. Et puis on verra comment on s’occupe d’elles.

— À mon avis, ce n’est pas ça le plus important, objecta Dursun.

— C’est quoi ? demanda-t-elle en se tournant vers elle.

— Dovaren vivante, elles fournissaient un moyen de la contrôler. Maintenant qu’elle est morte, le roi va-t-il garder deux pensionnaires inutiles ? Elles ont à peine deux ans.

Deirane s’appuya contre le petit meuble qui portait le miroir. Elle n’avait pas pensé à ce détail.

— Je vais les prendre en charge. Elles ne quitteront pas le harem, déclara-t-elle au bout d’un moment.

— Si Brun le décide uniquement, remarqua Nëjya.

— Je le décide, elles ne quitteront pas le harem.

Elle avait adopté à nouveau ce ton dur qu’elle avait parfois montré à Ard pendant leur voyage.

— Comment vas-tu faire s’il n’est pas d’accord ? demanda-t-il.

— Je dispose de moyens de persuasion que tu n’imagines même pas. Et j’ai bien l’intention de m’en servir si nécessaire.

— J’imagine au contraire assez bien ces moyens, répliqua-t-il. Mais tu te rends compte que si ça marche, tu lui offres un levier pour te contrôler.

— Je vais courir le risque.

— Bien.

— Tu vas m’aider ? demanda-t-elle joyeusement.

— Bien sûr. Je t’aiderais quoi que tu décides. Et là, c’est en accord avec mes principes.

— Nous allons toutes t’aider, ajouta Dursun.

Chaque fois, Ard était surpris de la vitesse à laquelle elle alternait ses humeurs, passant de la dureté la plus extrême à une vivacité presque enfantine, de l’innocence à la lascivité. Lors de leur rencontre, il avait mis ça sur le compte de son âge, à la limite entre la femme et l’adolescente. Mais il pensait maintenant que c’était un trait de son caractère. Même adulte, elle continuerait à se comporter comme ça. Et ce n’était pas la moindre de ses qualités.

Il comprit à quel point il aimait Deirane. Pas comme un amant, mais comme un père. Il était en partie, une toute petite partie, responsable de ce qu’elle était devenue et il en éprouvait de la fierté. Il ne lui restait que peu de temps à vivre, il avait déjà dépassé la durée que les dieux accordaient généralement aux humains. Il se donnait trois, peut-être quatre ans encore. Mais tant qu’il lui subsisterait des forces, il la suivrait. Jusqu’en enfer s’il le fallait.

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