Chapitre 33 : Le dieu de Dovaren - (1/2)

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Sous l’influence de la drogue, le sommeil de Deirane fut lourd. Un tremblement de terre aurait pu faire s’effondrer le palais sur elle qu’elle ne se serait pas réveillée. Mais au matin, un mal de crâne lui vrillait les tempes. Ce produit ne semblait pas vraiment au point. Elle essaya de se relever. Dovaren l’en empêcha. Toujours endormie, son amie était allongée sur elle, la tête sur sa poitrine. Elle était plus lourde que sa sveltesse ne laissait le supposer. Elle écrasait Deirane de son poids. Mais la jeune femme n’osait pas bouger pour ne pas la déranger.

Au bout d’un moment, l’immobilité de Dovaren commença à l’inquiéter. Elle avait avalé ses cachets presque six calsihons avant elle. Elle aurait dû se réveiller bien avant. Elle la caressa pour essayer d’obtenir une réaction en vain. Prise d’un soupçon soudain, elle passa la main sur sa poitrine. Rien. Aucun mouvement. Même pas un battement de cœur. Ses yeux se mouillèrent de larmes.

— Mais qu’est-ce que tu as fait ? murmura-t-elle.

Elle l’enlaça. C’était la dernière fois qu’elle la serrerait dans ses bras. Elle n’était pas près de la lâcher. C’est dans cette position que Dursun, inquiète de ne pas les voir malgré l’heure tardive, les trouva à la mi-journée.

Dursun aida Deirane à se lever. Elle eut du mal à s’extraire de sous le corps rigide de Dovaren. Quand elle fut debout, elle eut besoin de s’appuyer sur l’épaule de l’adolescente pour ne pas tomber tant sa tête lui tournait.

— Que s’est-il passé ? demanda Dursun.

— Je ne sais pas. Hier soir, elle dormait. Et ce matin, elle était comme ça.

— Elle n’a rien fait cette nuit ?

— Je ne sais pas, je dormais. Je…

Elle hésita avant d’avouer :

— J’avais pris une drogue que m’avait donnée Chenlow.

— C’est elle qui a mis ce chantier ?

Deirane jeta un regard circulaire autour d’elle et remarqua alors le désordre indescriptible qui régnait dans la chambre.

— C’est elle qui a mis cette pagaille ? demanda-t-elle.

— En tout cas, ce n’est pas moi, répondit Dursun.

— Dovaren a dû se lever cette nuit. Elle avait pris la même drogue que moi. Elle ne devait pas être très stable sur ses jambes.

— Mais que cherchait-elle ?

Deirane examina la pièce des yeux. Elle mit un moment avant de trouver ce qui clochait, le plateau de la commode était vide. Elle comprit soudain. Devant l’horreur de cette révélation, elle se cacha la bouche derrière la main. Puis elle se jeta au sol et fouilla les vêtements par terre. Elle découvrit la boîte à pilule, brisée. Et aucune trace de son contenu.

— Elle a pris les cachets, constata-t-elle.

— Quels cachets ?

— Ceux que Chenlow m’avait donnés pour la calmer.

Dursun leva de grands yeux étonnés vers son amie. Elle n’était pas présente quand Chenlow les lui avait passés.

— La drogue dont tu parlais tout à l’heure ? s’écria-t-elle soudain.

— Des médicaments en provenance de Sernos. Ils servent à faire dormir les gens.

— Ça pouvait la tuer ? Il semble bien que oui.

— Il m’avait dit de ne pas dépasser deux. Au-delà, ça risquait d’être dangereux.

— Et combien y en avait-il ?

— Douze au départ. Il en restait neuf.

Dursun rattrapa Deirane dont les jambes venaient de lâcher. L’adolescente était plus forte que sa silhouette ne le laissait supposer. Elle l’aida à retourner sur le lit.

— Et tu en as avalé aussi ! Il faut appeler quelqu’un.

— Un seul. D’après Chenlow, ce n’est pas dangereux.

Dursun s’assit à côté de son amie. Mais elle semblait toujours affolée. Elle se prit la tête entre les mains en gémissant. Malgré son esprit embrumé, Deirane comprit rapidement ce qui se passait. Les souvenirs de sa sœur, empoisonnée elle aussi, revenaient à la surface. Elle l’enlaça, la serrant contre elle presque à lui faire mal. L’adolescente se laissa aller.

— J’aurais dû mieux cacher ces cachets, se désola-t-elle.

En sentant la détresse dans la voix de son amie, Dursun releva la tête vers elle.

— Comment pouvais-tu deviner ? Savait-elle que tu possédais ces médicaments sur toi ?

— J’aurais dû me douter qu’elle ferait une bêtise. Elle n’est pas une imbécile. Elle s’est rendu compte qu’on lui avait donné quelque chose dans l’arène. Elle a dû comprendre que c’était moi qui l’avais.

Le ton monocorde avec lequel Deirane répondait inquiéta Dursun.

— Que va-t-on faire maintenant ? demanda Deirane.

— Je ne sais pas. Elle ne t’a rien dit là-dessus.

— Je sais qu’elle était très croyante. Elle m’a confié un jour qu’elle espérait qu’à sa mort on lui donne un enterrement en conformité avec sa foi. Sinon elle risquait de se retrouver en enfer.

— Sa religion autorise le suicide ?

Deirane se retourna pour regarder le corps inerte de son amie.

— Je ne sais pas. On ne doit pas comprendre qu’elle s’est suicidée, sinon son prêtre pourrait refuser de la bénir. Et elle finira de toute façon en enfer.

— Tu y crois ?

— Elle y croyait. C’est la seule chose qui compte.

Le silence s’installa. Pesant.

— Au moins, elle n’a pas souffert, murmura Dursun pour briser la tension. Regarde comme son visage semble paisible.

— Mais sa robe est toute froissée, remarqua Deirane.

Comme mue par un ressort, elle se leva et elle se précipita vers la penderie qui contenait les tenues de son amie. Elle en sortit une blanche ajourée à la taille et au décolleté.

— Elle adorait celle-là, dit-elle, on va la lui mettre.

— Tu veux l’habiller.

— Elle ne peut pas partir ainsi, dans des vêtements de la veille, froissés et sales. Elle doit être exceptionnelle.

— Tu as raison, approuva Dursun. Je vais chercher Nëjya. Elle est forte. On ne sera pas trop de trois pour la déplacer.

Les trois femmes préparèrent leur amie comme si elle se rendait à une soirée. Dursun avait préconisé une toilette sommaire, mais Deirane se montra intransigeante. Elle devait être parfaite. La rigidité du corps qui commençait à s’estomper leur facilita bien le travail. Elles la lavèrent, la séchèrent et même l’oignirent d’huile parfumée. Elles la revêtirent de sa robe, blanche, qui contrastait avec la noirceur de sa peau. Le corsage échancré était formé d’un voilage semi-transparent qui mettait sa poitrine en valeur. La taille svelte resta nue. Elles dégagèrent une jambe faite au moule. Puis Nëjya, la plus douée des trois, s’occupa de son maquillage pendant que ses deux partenaires la coiffaient. Les ongles ne furent pas oubliés, recouverts d’un verni rouge. Une paire de sandales fines à hauts talons compléta l’ensemble. Enfin, Deirane termina en lui mettant quelques bijoux : une émeraude en pendentif qui reposait sur sa poitrine, deux bracelets en or, une chaîne de cheville et deux bagues, un diamant et une autre émeraude. Brun s’était montré généreux avec elle, à l’égal de sa beauté.

Sous l’action de ses amies, Dovaren était exceptionnelle. Elles restèrent longtemps à l’admirer.

— Je ne m’étais jamais rendu compte qu’elle était aussi magnifique, remarqua Deirane.

— Je ne connais que toi qui l’es davantage, répondit Nëjya.

Sous le compliment, la petite Yriani ne put s’empêcher de rougir.

— Que fait-on maintenant ? demanda-t-elle plus pour dire quelque chose que par réel intérêt.

— Je pense qu’on devrait aller dans le grand salon, proposa Dursun, et attendre qu’on vienne nous chercher.

— Mais on ne peut pas la laisser seule ?

Deirane avait vraiment l’air désemparée.

— Tu sais, elle ne partira pas, remarqua Nëjya.

Mais le regard noir que lui envoya son amante lui fit regretter sa plaisanterie.

— Moi, je peux rester avec elle, murmura une voix derrière elles.

Elles se retournèrent. Elya se tenait dans l’encadrement de la porte. Le premier réflexe de Deirane fut de l’entraîner loin d’ici. Mais quand elle essaya de lui prendre la main, la fillette se déroba et s’approcha du lit. Les autres se poussèrent pour la laisser passer. Elle pouvait sembler trop jeune pour un tel spectacle. Mais dans ce harem, personne ne restait jeune bien longtemps. Au cours de ces quelques mois, elle avait assisté à plus d’horreurs qu’une personne normale n’en voyait dans une vie entière.

— Elle s’occupait de moi quand Naim était absente.

Il était vrai que c’était Dovaren qui avait pris la fillette en charge. Deirane comprit le sens caché de sa remarque. Elle l’enlaça. Un instant, cela lui sembla drôle, peu de gens étaient plus petits qu’elle – mais même Elya ne tarderait pas à la rattraper –, elle n’avait pas l’habitude.

— Moi je suis toujours là, lui rappela-t-elle.

Finalement, les trois novices sortirent, laissant les deux Naytaines ensemble.

Deirane avait envie d’être seule. Mais en même temps, elle voulait la compagnie de ses proches avec elle. Elle avait opté pour une solution intermédiaire. Elle s’était allongée sur la couchette la plus écartée du salon des chanceuses. Elle était isolée, mais ses amies ne se tenaient pas loin. Et les domestiques, ignorantes du drame, se comportaient comme d’habitude en manifestant discrètement leur présence. Ces légers bruits la rassuraient. Le silence absolu lui aurait paru insupportable. Elle ne fit pas attention à la porte qui s’ouvrait. Elle entendit quelqu’un qui chuchotait, il demandait son nom. Les pas se dirigèrent vers elle. Elle baissa les paupières et fit semblant de dormir, espérant que ça découragerait l’inopportun. La personne s’immobilisa juste devant elle.

— Deirane.

C’était une voix était connue, amicale, rassurante. Elle ouvrit les yeux et tendit les bras. Ard la souleva. Elle enfouit la tête contre la poitrine du vieillard. Les larmes, qui refusaient de couler, se libérèrent soudain. Un peu interdit par cette réaction, Ard enlaça le corps secoué de sanglots. Il ne savait pas ce qui provoquait cette crise, il ne pouvait pas trouver les mots de réconfort. Il s’assit sur la litière, l’entraînant avec lui.

Au bout d’un moment, les pleurs se calmèrent. Les larmes arrêtèrent de couler. Elle s’écarta légèrement de son vieil ami, lui posant les mains sur la poitrine pour le tenir à distance.

— Que fais-tu là ? demanda-t-elle.

— Il paraît que c’est toi qui m’as réclamé.

Effectivement, Brun le lui avait promis. Mais il y a si longtemps. Elle avait l’impression que ça remontait à une autre vie. Pourtant ça datait à peine d’un mois.

— Je n’y croyais plus, dit-elle, je pensais qu’il avait oublié.

— Brun n’oublie jamais une promesse. Seulement, je ne lui appartenais pas. Il a dû m’acheter à mon maître. Et c’est un commerçant, dur en affaires. Les négociations ont été longues.

Biluan. Un instant, une vague de haine lui traversa l’esprit. Mais le chagrin reprit vite le dessus.

Elle leva la tête pour regarder le vieux visage, sillonné de rides. Pour le moment, il était illuminé par un sourire qui allait d’une oreille à l’autre.

La jeune femme se souvint de ce jour où Brun avait accédé à sa demande et de la discussion qui s’en était suivie entre lui et sa mère.

— Brun a-t-il trouvé un arrangement ?

— Que veux-tu dire ?

— Pour que tu conserves ton intégrité physique. Seuls des eunuques ont le droit de pénétrer dans le harem.

— Ah ça ?

Sa figure s’éclaira d’un grand sourire. Il repoussa une mèche blonde qui cachait le visage constellé de diamant.

— Je suis content que tu t’inquiètes de moi. Mais cela n’a pas lieu d’être.

— Je ne comprends pas.

— Tu imaginais bien que Biluan ne m’aurait jamais confié ses esclaves si j’avais pu leur faire perdre toute valeur d’un simple coup de reins.

Deirane l’ignorait. Si Ard avait souvent vu la jeune femme nue, la réciproque n’était pas vraie. Elle ne savait que penser de cette nouvelle. Devait-elle s’en réjouir ou être triste pour lui ?

— J’ai une place réservée dans le logement des eunuques. Une chambre particulière, ce qui est rare. Mais je peux aller où je veux, tant que je ne sors pas du harem et des zones de service.

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