Chapitre 32 : Le final

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Après quelques tours de piste sous les ovations du public, Brun réintégra sa loge. Son champion l’accompagnait. La récompense ultime, il allait voir la fin du spectacle au côté de son roi.

Les trompettes annoncèrent une nouvelle intervention du héraut. Il s’avança aussi près du bord de son piédestal que le permettait la main courante. Il déroula le papyrus qu’il lut d’une fois forte portant tout autour de l’arène.

— Pour clôturer les jeux de 1198, nous allons assister à un combat de bestiaires. Deux hommes vont devoir protéger une femme des attaques de deux fauves. Une frêle jeune femme enchaînée, exposée à la férocité des bêtes sauvages. En face, deux monstres affamés, cruels, sanguinaires. Son seul rempart, deux hommes résolus, armés d’une hache. Que le meilleur gagne.

Pendant l’annonce, un chariot avait été amené dans le cirque. Il s’immobilisa face à la loge de Brun, mais à l’opposé de l’arène. Il transportait une grande cage recouverte d’un drap noir. Devant, deux personnes, torse nu, un pantalon en cuir pour tout vêtement. Ils avaient le visage masqué et portaient chacun une lourde hache à double tranchant. Ils ne présentaient pas la silhouette musculeuse des précédents gladiateurs. Mais ils avaient la peau sombre et la haute stature des habitants des royaumes bordant la partie centrale de la route de l’est.

Deirane se pencha vers Dovaren.

— C’est toujours du spectacle ?

— Je ne sais pas, répondit la Naytaine, c’est bizarre. On ne dirait pas.

Elle essaya de demander à Cali. Sans succès, la belle danseuse, un rang devant elle, lui tournait le dos.

Le chariot s’immobilisa. Les chevaux qui le tractaient furent dételés et emportés hors de l’enceinte. Puis le drap noir fut ôté. Dedans se trouvait une femme, nue, d’une vingtaine d’années, apparemment de la même ethnie que les deux hommes. En d’autres circonstances, sa silhouette lui aurait conféré une place dans le harem. Au lieu de cela, ses poignets étaient enchaînés au-dessus de sa tête et un voile masquait son visage.

— Regardez bien, glissa Brun à Dovaren, ça va devenir intéressant.

— Ça me donne la nausée, répondit-elle.

La cage fut démontée et les barreaux emmenés. L’inconnue était maintenant exposée à quoi que ce soit qui entrerait dans cette arène.

Les portes situées sous la loge s’ouvrirent et deux animaux s’introduisirent. Ce n’étaient pas des hofecy, même pas des nains. Mais ils en étaient de proches cousins, des bipèdes comme eux. Ils étaient plus petits que ceux qui servaient de monture aux Helariaseny. Mais leurs crocs étaient d’une taille similaire. Leurs mains étaient munies de griffes tranchantes, de la longueur du bras. Leurs pieds portaient un ergot qui semblait tout aussi mortel. Sur leur queue avait été fixé un bracelet hérissé d’interminables pointes acérées. Et vu la façon dont ils la balançaient, ils avaient compris l’avantage qu’ils pouvaient tirer d’un tel équipement.

Ils se positionnèrent mi-distance du chariot et s’immobilisèrent. On aurait dit qu’ils attendaient un signal. Les deux hommes se regardèrent un long moment. Puis ils s’enlacèrent. L’un d’eux caressa le visage de leur compagne d’infortune à travers le tissu. Puis ils se placèrent devant son véhicule, face aux deux fauves.

Un assistant enleva le voile masquant la femme avant de rejoindre la sortie. Il ne se pressait pas, comme s’il s’estimait en sécurité malgré la présence des deux monstres.

Quand les traits de l’inconnue furent révélés, Dovaren poussa un hurlement. Deirane, surprise, tourna la tête vers elle. Elle la vit tomber à genoux, la figure cachée derrière ses mains. Son cri non plus n’était pas passé inaperçu. Les condamnés en contrebas braquèrent le regard dans sa direction. Il n’en fallut pas plus à la jeune femme pour comprendre.

Brun n’avait pas invité Dovaren à un spectacle. Il l’avait fait venir pour assister à la mise à mort de sa famille. Elle ne l’avait pas reconnu de suite, ne l’ayant que peu vue lors du repas, quelques douzains plus tôt. Mais cette femme était bien celle qui accompagnait les marchands. Elle l’avait prise pour un commis. Mais Dovaren l’avait identifiée. Était-ce une sœur ? Une belle-sœur ? Une domestique ? Ou toute autre personne proche de son amie.

Elle alla s’agenouiller auprès d’elle et l’enlaça pour essayer de la soutenir.

Le gong vibra. Comme si c’était le signal qu’ils attendaient, les deux animaux s’élancèrent. Au lieu de s’en prendre aux deux hommes, ils les contournèrent pour foncer vers la femme. Mais ils ne l’attaquèrent pas. Ils se contentèrent de la regarder de près, de la renifler. De sentir ces deux gueules effrayantes au ras de son visage, elle sanglotait de frayeur. Et c’était le but. La terrifier. Mais d’abord, avant le dessert, le plat de résistance. Les deux monstres délaissèrent leur proie pour se tourner vers les deux hommes.

Dovaren s’échappa de l’étreinte de Deirane pour se précipiter vers Brun. Elle tomba à genoux devant lui.

— Pitié, supplia-t-elle en pleurant, ce ne sont que des commerçants. Ils ne savent pas se battre.

Le roi baissa la tête vers elle.

— Je voudrai bien, répondit-il d’un air condescendant. Mais ils ont tenté de pénétrer dans le harem. Je ne peux pas laisser passer ça.

— Mais c’est ma famille. Mes frères et ma sœur. Ils cherchaient juste à me délivrer.

— Tu m’appartiens. C’est un vol qu’ils envisageaient de commettre.

— Les héritiers de mon mari m’ont vendu sans leur offrir une chance de me racheter. C’est eux les premiers voleurs.

— Dans ce cas, pourquoi ne m’ont-ils pas expliqué l’affaire ? Entre personnes intelligentes, on peut toujours trouver un terrain d’entente. À la place, ils sont venus sous un prétexte et n’ont pas cessé de mentir.

Deirane ne crut pas un mot de ces paroles. Mais elles firent leur effet sur Dovaren. Ses frères et sa sœur allaient être mis à mort à cause d’une méprise. Elle rejoignit son amie qui l’enlaça.

En contrebas, les deux monstres s’étaient emparés d’un des deux hommes. Ils s’amusaient à se le lancer de l’un à l’autre. Ils se contentaient d’écarter le second frère, qui tentait de lui porter secours, de quelques coups de queue négligents. Finalement, ils se lassèrent, à moins qu’il ne soit mort. Ils le mirent en pièce sous les hourras de la foule et se retournèrent vers le survivant.

Dovaren enfouit sa tête dans l’épaule de la jeune Yriani. Brun se leva pour les rejoindre. Il s’accroupit à côté d’elles. Un moment, Deirane crut qu’il allait faire preuve d’humanité. Rien n’était moins faux. Il l’empoigna par les cheveux et la força à tourner les yeux vers l’arène et le drame qui s’y jouait.

— Regarde bien, ordonna-t-il, c’est à cause de toi qu’ils sont là. Le moins que tu puisses faire, c’est de les regarder.

Il la maintint un moment avant de rejoindre sa place. Elle obéit. Son frère survivant avait perdu son arme. Il avait un bras en sang. Ses dernières réserves de courage l’avaient abandonné. Il tentait de s’enfuir. Les deux fauves se contentaient de lui barrer le passage, l’obligeant sans cesse à changer de direction. Finalement, ils terminèrent le jeu en le tuant rapidement. Il ne restait plus que la femme.

Dovaren s’avança jusqu’au garde-fou. Puis elle hurla un mot que Deirane ne comprit pas. Son nom certainement. La condamnée leva la tête et la vit. Elles rivèrent leur regard l’une à l’autre. Quelque chose passa entre les deux sœurs. Sans détourner les yeux, elle se redressa, gonfla la poitrine et fit fièrement face à la mort qui l’attendait.

Brun s’avança à ses côtés. Il cria quelques mots. Ce n’était pas de l’orvbelian ni de l’yriani ou de l’helariamen, même s’ils avaient un vague air de famille avec cette dernière langue. Les deux fauves entourèrent leur proie et s’approchèrent lentement.

La résolution de la jeune naytaine s’envola. Elle se mit à sangloter, mais la mort fut trop rapide pour qu’elle eût le temps de s’effondrer. Ni très sanglante. Ils ne la déchiquetèrent pas comme les deux hommes. À la place, ils se contentèrent de l’égorger. Comme s’ils n’avaient pas voulu détruire la beauté de la suppliciée. Puis ils s’écartèrent du corps et attendirent la suite.

Dovaren poussa un hurlement et s’écroula. Deirane se précipita vers son amie en pleines convulsions.

— Souviens-toi de ce que je t’ai donné, lui rappela Chenlow.

Les pilules, elle les avait oubliées. Elle les sortit de la poche et ouvrit la boîte.

— Pas plus de deux, ajouta Chenlow, sinon elle risque de mourir.

Cali, la concubine de Dayan, vint à son aide. À sa grande surprise, Lætitia les rejoignit. À trois, elles parvinrent à lui faire avaler les deux cachets. Petit à petit, elle se calma, les sanglots s’arrêtèrent, les muscles se détendirent. Mais elle ne dormait pas, elle était juste apaisée. Dans d’autres circonstances, Deirane aurait été en admiration devant ce miracle. Mais ce jour-là, elle n’y fit même pas attention.

— Brun ! tu n’es qu’un salaud !

Le cri poussa Deirane à se retourner. À sa grande surprise, Mericia se tenait debout, face à lui. La fureur déformait son visage. Mais le roi ne semblait pas y accorder d’importance.

— Ne crois pas que ta position ou tes origines te protégeraient, la prévint-il, et prend ce qui vient de se passer pour un avertissement. Ce que je t’ai rendu, je pourrais te le reprendre à nouveau. Et un jour, ça pourrait bien être toi qui te retrouveras en bas. N’importe laquelle d’entre vous, si vous me trahissiez, ajouta-t-il en ponctuant sa tirade d’un regard qui englobait toutes les concubines présentes.

Mericia, par prudence certainement, ravala sa colère. Elle jeta un bref coup d’œil à Dovaren avant de se rasseoir. En fait, seule Larein semblait se réjouir de ce qui venait de se passer.

En contrebas, l’arène avait été vidée. Tous les gladiateurs qui avaient participé aux jeux ces trois jours, les perdants à pied comme les vainqueurs qui avaient droit à un char, défilaient pour saluer la foule une dernière fois. Tout au moins, ceux qui pouvaient marcher. Le métier était dangereux, beaucoup étaient blessés, voire étaient tués lors des combats. Le peuple avait ses préférés. Elle acclamait ses champions qui manifestaient leur fierté, le corps dressé, le bras levé. Tous repartiraient d’ici avec une forte somme d’argent. Mais certains se retrouveraient très riches. Le détenteur du titre qui se faisait appeler Orkan, ne possédait-il pas une villa en périphérie de la ville ? Orkan avait d’ailleurs rejoint ses compagnons pour prendre la tête de la parade.

Deirane n’attendit pas la fin du défilé. Un domestique vint les chercher, elle et ses amies, pour retourner au palais. Les autres occupants de la loge rentreraient plus tard. Deirane et Cali aidèrent la Naytaine à se relever. À deux, elles la guidèrent à travers les couloirs vers le carrosse qui remplaçait la voiture découverte. Elles allaient au moins pouvoir regagner le harem à l’abri des regards.

Une fois au harem, avec l’appui de Loumäi et de Dursun, elles couchèrent la jeune femme dans son lit. Elle était toujours ensuquée par la drogue qu’elle lui avait donnée. Elle s’abandonna sans résistance aux soins de ses compagnes.

— Laissez-moi maintenant, dit Deirane, je vais rester avec elle.

— Tu es sûre, s’enquit Nëjya. On peut te tenir compagnie.

Deirane regarda Dursun. Depuis la mort de sa sœur, elle était devenue fragile. Et apprendre l’horreur que venait de subir Dovaren l’avait éprouvée. Tant qu’elle devait prendre en charge Dovaren, elle tenait le coup. Mais maintenant que tout était fini, elle était sur le point de craquer à son tour.

— Elle aussi a besoin qu’on s’occupe d’elle, dit-elle à Nëjya.

La Samborren dévisagea son amante.

— Tu as raison. Mais qui va s’occuper de toi ?

— N’aie pas peur pour moi. Je suis solide.

Nëjya approuva d’un mouvement de tête. Si la petite Yriani avait pu résister à ce qui lui avait infligé le drow, elle se remettrait de ce spectacle sordide. Elle prit la main de Dursun et l’entraîna vers sa propre chambre. L’adolescente la suivit docilement. Loumäi leur emboîta le pas. Deirane aurait préféré qu’elle restât avec elles. Mais elle n’eut pas le courage de la rappeler. Elle ne souhaitait pas établir des rapports de maîtresse à domestique avec elle, bien que ce fût exactement ce qu’elles représentaient l’une pour l’autre.

Quand elle fut seule, elle regarda le corps étendu. Sous l’effet de la drogue, il était apaisé. Mais il faudrait bien qu’elle se réveillât un jour. Et elle ne voulait pas qu’elle fût seule à ce moment-là. Pour plus de confort, elle retira la boîte de sa poche et la posa sur la commode. Obéissant à une impulsion, elle la reprit et l’ouvrit. Elle regarda les cachets. Ils ressemblaient à des bonbons, totalement inoffensifs. Pourtant ils avaient réussi à calmer une personne qui avait assisté au massacre de sa famille. Sans réfléchir, elle en saisit un et l’avala. Le goût atroce lui arracha une grimace. Puis elle retourna près de son amie, elle s’allongea à côté d’elle et l’enlaça.

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