Chapitre 30 : L'interrogatoire - (2/2)

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Un peu avant le dernier repas, Chenlow les dénicha toutes, installées dans la grande salle de repos de l’aile des novices. Dursun et Elya s’étaient isolées dans leur coin pour travailler les cours de la journée. D’habitude, à cette heure qui précédait le coucher de Fenkys, les chanceuses, parfois accompagnées de Nëjya, profitaient de la fraîcheur du soir pour se promener dans les jardins. Mais ce jour-là, elles n’en ressentaient pas l’état d’esprit. Cette occasion manquée de si peu… Pour tenter de se remonter le moral, Deirane s’était plongée dans un livre qui lui avait été offert lors de son anniversaire : un recueil des textes les plus célèbres de Saalyn. Elle avait composé des chansons pendant six cents ans. Deirane en connaissait beaucoup, mais il y en avait davantage qui lui étaient inconnues.

L’adolescente aclanli les surveillait du coin de l’œil. Elle essayait de masquer le sourire qui venait naturellement à ses lèvres. En fait, elle était ravie qu’elles fussent toujours là. Elle était heureuse de ne pas se retrouver seule dans ce panier de crabes. Un sentiment égoïste qui se disputait avec la tristesse qu’elles aient échouée.

Chenlow entra en même temps que Sarin. Leur arrivée simultanée paraissait toutefois être le fruit du hasard puisqu’elle s’installa sans faire de cérémonie sur une chaise longue, attendant que l’eunuque soit parti pour se joindre à ses amies.

— Jeunes demoiselles, les salua ce dernier.

— Chenlow, lui renvoya Deirane.

Dovaren accusa sa présence d’un simple mouvement de tête.

— Vous voulez me parler ? demanda Deirane.

— Pas à vous, à la chanceuse Dovaren.

La Naytaine releva les yeux, semblant lui accorder un peu d’attention.

— Les gardes rouges vous ont vu hier, dans les jardins. Et dans une tenue qui ne ressemble guère aux coutumes naytaines.

— Elle avait le droit de s’y trouver, contrairement à eux. Et il ne nous est pas interdit de nous promener nues si nous le désirons. Je suis même sûre que depuis sa chambre, le roi doit apprécier ce genre de spectacle.

— Ce n’est pas à vous que je parle, la rabroua-t-il d’un ton sec. Loin de moi l’idée de contester ses droits. Mais une Naytaine, nue, dans un jardin. Un Naytain sort toujours couvert de chez lui. Il n’expose jamais le moindre doigt carré de peau. Quant au spectacle, bien sûr que le seigneur lumineux l’apprécie. De même que moi et tout l’ensemble des eunuques. Ainsi que les gardes de la tour de guet.

Cette énumération fit piquer un fard à Deirane qui baissa les yeux sur son livre. Elle ne s’était jamais rendu compte qu’elle s’exhibait devant tant de gens.

— Nous nous couvrons à cause des poussières de feu qui imprègnent l’atmosphère, expliqua Dovaren, nullement démontée. C’est une question de vie ou de mort. Mais ici, l’air ne transporte pas de poisons, sauf quand le vent du nord souffle ou qu’il pleut. Ça faisait longtemps que j’en avais envie.

— Un fantasme ?

— En quelque sorte.

— Et alors ? Vous êtes satisfaite ?

— Non, c’est pire. Je n’ai qu’un désir, c’est de recommencer. J’ai adoré.

L’air presque extatique qu’elle arbora en prononçant ces derniers mots était convaincant. Peut-être avait-elle réellement apprécié cette expérience.

— Et pour les gardes, reprit Chenlow. Pourquoi les avoir dérangés dans leur travail ? Ne pouviez-vous pas vous tenir tranquille ?

— J’ai paniqué. En voyant ces intrus qui essayaient d’entrer par effraction, j’ai cherché protection auprès des soldats.

— Mouais.

Il examina Dovaren. Les Naytains étaient constitués de deux types distincts qui n’avaient en commun que la couleur de leur peau. Les premiers étaient grands et très musclés, avec des hommes beaux et virils et des femmes athlétiques ; Naim en était la parfaite représentante, même si elle avait légèrement dépassé les standards. Les seconds étaient grands aussi, mais plus frêles. C’était ce dernier groupe qui fournissait les femmes du harem, dont Dovaren. On pouvait comprendre qu’elle se réfugie auprès de personnes plus fortes qu’elle en cas de danger.

— Admettons, dit-il. La prochaine fois que les gardes manœuvreront dans l’enceinte du palais, laissez-les accomplir leur devoir.

— Je suis désolée d’avoir fait échouer leur mission.

— Quoi qu’il en soit, ces intrus n’ont pas pu entrer, et c’est ce qui est important, conclut-il, venons-en à ce qui m’amène ici parmi vous.

— Ce n’était pas ça ? s’étonna Deirane ?

— Non. Dans six jours, le Seigneur Lumineux vous désire à ses côtés lors d’un spectacle.

— Le Seigneur lumineux me l’a déjà annoncé, répondit Deirane, et je l’ai transmis à Dovaren.

Et même si elle le lui avait caché, les essayages et ajustages de ces derniers jours lui auraient mis la puce à l’oreille.

— Mais vous a-t-il prévenu que vous deviez sortir ?

Les deux jeunes femmes mirent un moment avant de comprendre ce qu’il voulait dire exactement. En fait, c’est Dursun qui du fond de son alcôve, intervint.

— Hors du harem ?

— Hors du palais, précisa l’eunuque.

De joie, la petite Aclanli battit des mains. Cela l’incita à se tourner vers elle.

— Mais ni vous ni votre amie Elya n’êtes concernées.

Une moue de dépit assombrit le visage de l’adolescente.

— Mais pourquoi ? demanda-t-elle.

— Le seigneur lumineux n’a convié que des concubines, pas des enfants.

Elle allait continuer dans ses protestations, mais l’eunuque leva la main en signe d’avertissement. Elle comprit le message et se tut.

— Le seigneur lumineux choisit qui il veut honorer et qui l’accompagne dans ses déplacements. Si dans l’avenir il décide d’assister à un spectacle de marionnette, il vous invitera peut-être. Mais dans six jours, c’est le tout puissant roi d’Orvbel qui va se montrer à son peuple. Il sera entouré des plus belles femmes du harem.

La tirade du vieil eunuque avait coupé l’élan de Dursun. Elle pointa le nez vers son livre. Elle était dépitée, mais elle comprenait parfaitement la démarche de Brun. Deirane et Dovaren n’étaient pas encore concubines en titre, mais elles étaient si belles que leur place se justifiait dans la suite du roi. La façon dont Chenlow avait tourné ses phrases impliquait de plus que d’autres hétaïres allaient les accompagner. Elle se demanda lesquelles. Très certainement cette fameuse Mericia, qu’elle avait croisée à plusieurs reprises dans les jardins, peut-être la femme la plus magnifique qu’elle ait jamais vue de sa vie, sublime au-delà de l’imagination des aèdes.

Chenlow prit le recueil que lisait Deirane et regarda la couverture. Il semblait maîtriser les caractères helarieal, puisqu’il ne mit qu’un instant pour lire le titre.

— On dirait que quelqu’un ait fait preuve d’humour dans ce palais. Je vous déconseille de montrer ce livre à Brun.

Puis il regarda le texte que lisait Deirane.

— Un serment. Certainement pas ce que j’interpréterais pour me remonter le moral.

— Cette chanson est magnifique, protesta Deirane. C’est une déclaration d’amour d’une femme à un homme.

— De toute évidence, tu ne l’as pas comprise.

Il lui rendit le recueil, avant de s’éloigner.

— Que signifie-t-elle réellement ? demanda-t-elle avant qu’il ne sortît de la pièce.

— C’est bien une déclaration d’amour, mais d’une sœur à son jeune frère décédé.

Puis il ferma la porte derrière lui.

La réponse de Chenlow laissa Deirane interdite. Elle avait vécu plusieurs mois auprès de Saalyn et elle ne s’était jamais inquiétée de savoir si elle avait de la famille. Il avait fallu qu’elle fût prisonnière en Orvbel pour découvrir que celle qu’elle considérait son amie avait eu un frère. Elle relut le texte. Chenlow avait raison, c’était exactement le sujet de la chanson, mais pour le comprendre il fallait penser comme un Helariasen, connaître leur culture.

Perdue dans ses réflexions, elle ne remarqua pas que Sarin avait quitté son divan pour le rejoindre. C’est le bruit qu’elle fit en s’installant à leur table qui attira son attention. Elle referma son livre.

— Je ne m’explique pas que vous restiez ici pour étudier, commença Sarin. Pourquoi n’allez-vous pas dans la bibliothèque de l’école ? Elle est faite pour cela.

— Cette salle est plus agréable, répondit Dovaren. On y trouve tout ce qu’il faut pour faire nos devoirs et si on désire se reposer, on dispose de chaises longues et d’une piscine.

— Pourtant, si j’étais vous, je cultiverais soigneusement mon amitié avec Kazami.

— Que veux-tu dire ?

— Vous pouvez librement accéder à la bibliothèque et y rester pour travailler après les cours. Kazami ne peut pas venir dans cette salle, elle se retrouve à étudier isolée dans son coin. D’ailleurs, elle est très solitaire. Elle est actuellement la seule adulte de l’école, les autres élèves les plus âgées sont à peine adolescentes.

— Nous y allons de temps en temps, pour lui tenir compagnie, objecta Deirane.

— Mais si peu. L’école est une pension, on n’en part qu’une fois sa formation terminée. Et deux ans sans sortir d’ici, même pas pour rentrer chez soi lors des fêtes, c’est long.

Deirane ignorait ce détail de fonctionnement du harem. Ainsi les élèves étaient comme prisonnières pour la durée de leur séjour et une fois qu’elles quittaient les lieux elles n’y remettaient jamais plus les pieds. Voilà pourquoi le roi laissait les élèves et les concubines se mélanger si facilement, bien que ce fût officiellement interdit.

— Mais, elles restent deux ans cloîtrées, sans jamais voir leur famille ? demanda Dursun.

— Il existe bien un parloir pour recevoir des visites, répondit Sarin. Mais son usage est réglementé. Je crois pas plus de trois fois par an, il me semble. D’ailleurs nous aussi y avons accès. Certaines d’entre nous possèdent des biens hors du harem. Nous devons pouvoir rencontrer nos commis pour les gérer.

Les paroles de la jeune femme passionnaient Deirane. Ainsi, même les concubines pouvaient avoir des relations avec l’extérieur. Dursun doucha ses espoirs.

— Mais nous ne détenons aucune propriété ni aucun représentant pour les administrer. Je doute qu’on puisse y accéder comme cela.

— En effet, répondit Sarin. Pour pouvoir communiquer avec l’extérieur, nous devons y avoir des intérêts financiers. Et même comme ça, les rencontres sont limitées. Pour mes tableaux, je ne vois mon courtier qu’une fois par an. Le reste du temps, l’intendance du palais se charge de lui faire parvenir mes œuvres sans que j’aie à intervenir.

Dursun, qui avait posé pour Sarin, rougit à l’évocation de la scène que la concubine avait croquée avec ses pinceaux, une scène où Nëjya était présente également. Même Deirane avait réussi à mettre sa pudeur de côté pour s’exposer face à l’artiste. À l’époque, elle ne savait pas que le tableau circulerait hors du harem et risquait d’être vu par des personnes de sa famille, bien que cela restât peu probable. Sinon, elle ne se serait jamais autant abandonnée aux regards de la jeune femme.

— À propos, reprit-elle. Comment fais-tu pour vendre des toiles dans le monde entier alors que tu peux pas quitter l’Orvbel ?

— Facile, je vis en Orvbel, mais la galerie qui expose mes œuvres se trouve à Kushan. Et de là, les navires de l’Helaria les distribuent partout.

— À Kushan ! Donc des bateaux relient l’Helaria à l’Orvbel ? Je croyais que les Helariaseny n’étaient pas les bienvenus ici.

Deirane était vraiment surprise.

— Ce sont les navires helarieal qui sont proscrits en Orvbel. Les céréaliers orvbelians peuvent entrer sans trop de problèmes à Kushan. L’Helaria est en froid avec le gouvernement de l’Orvbel, pas avec sa population principalement constituée d’esclaves.

— Et la population serait la première à en souffrir si l’Helaria faisait un blocus du port, conclut Dursun. Je comprends mieux pourquoi on mange aussi bien alors que la plus grande flotte du monde est hostile au royaume.

— De même, l’Helaria n’a pas le désir de fermer l’école du harem puisqu’elle fait plus de bien que de mal. D’après Mericia, les pentarques ne veulent pas détruire l’Orvbel, ils veulent le réformer. Supprimer les esclaves, mais garder tout le reste.

Deirane était pensive en écoutant son amie. Un certain nombre d’idées lui surgissait dans la tête. Celle d’un Orvbel, centre culturel du continent, un lieu où les gens viendraient pour étudier sous la direction des meilleurs professeurs du monde. Il pourrait même y avoir une bourse pour les pauvres. Le harem deviendrait un pensionnat. Et les anciens esclaves seraient des citoyens libres qui assureraient le fonctionnement de la ville. Il faudrait trouver des sources de revenus, parce qu’une école ne suffirait pas à faire vivre la ville. Mais ce n’était qu’un début.

— C’est intéressant, dit-elle finalement, je n’avais jamais envisagé les choses ainsi. Je croyais que l’Helaria avait peur qu’une attaque directe contre l’Orvbel n’entraîne une coalition contre elle.

— Sans aucun doute. Le racisme contre les stoltzt n’est pas totalement éteint dans les cités et il demeure vivace dans les campagnes. Mais cela ne constitue pas la seule raison de l’immobilité de l’Helaria, même si j’admets que ce paramètre doit compter fortement.

L’arrivée des domestiques avec le repas interrompit la discussion. Elles disposèrent les plats sur une table à laquelle les novices pouvaient aller se servir. La nourriture était abondante dans la cité-État. Même les plus pauvres mangeaient à leur faim. Et dans un endroit comme le harem, on proposait des mets plus luxueux tels des desserts, des fruits variés et des sucreries. Une des tâches des serveuses était de vérifier que les plus jeunes, en l’occurrence Elya et Dursun, s’alimentent correctement. Deirane n’arrivait pas à résister longtemps aux suppliques de la fillette, et elle finissait par céder en lui donnant ce qu’elle voulait. Mais les domestiques, dont plusieurs avaient des enfants en bas âge, savaient se montrer fermes.

Et malgré l’échec de leur tentative d’évasion, c’est dans une ambiance franchement joyeuse que les jeunes femmes prirent leur repas.

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