Chapitre 22 : Nausées

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Aussitôt la tension due à la présence de Brun retombée, Deirane s’effondra. Elle se mit à trembler violemment. Elle dégagea sa main de l’étreinte de la vieille dame et s’enfuit vers ses appartements. L’eunuque qui servait Orellide la regarda passer.

— Dois-je la ramener de force ? demanda-t-il.

— Inutile. Elle ne sera bonne à rien et cela ne ferait que la braquer contre nous. Laissons-la se reprendre. Demain, je la punirai comme il se doit. En lui infligeant une peine plus légère que celle à laquelle elle s’attend, cela devrait contribuer à en faire une alliée.

— Ingénieux.

— Je navigue dans ce cloaque depuis trente ans. J’ai appris quelques trucs avec le temps.

— Alors c’est la bonne.

— Possible. Je mets également beaucoup d’espoir en Dursun. Elle aussi me paraît intelligente, mais elle est encore un peu jeune pour être sûre. Il faudrait voir d’ici deux ans.

— Serlen semble trop avoir besoin de ses amies. S’il leur arrivait quelque chose, je pense qu’elle craquerait.

— À moins que ça ne la rende enragée. Je pencherai plutôt pour cette possibilité.

— On a tué son mari, son fils et sa meilleure amie et elle ne s’est pas rebellée. Elle paraît l’avoir oublié.

— Parce qu’elle ne dispose pas des armes. Mais elle est en train de les acquérir. Et je doute qu’elle ait oublié ce qu’on lui a infligé. Je crois qu’au contraire elle a tout mémorisé et que quand elle se vengera, tout le monde recevra sa récompense.

— Dans ce cas, est-ce une bonne idée de la soutenir ? Votre fils fait partie de ses tortionnaires.

— C’est justement pour ça que je dois en faire une alliée. Pour la détourner de ceux que je veux épargner.

Le vieil eunuque était circonspect. Il ne voyait pas en Deirane le bras vengeur qu’imaginait Orellide. Il la considérait comme une femme vive et un peu dégourdie, mais sans réelle volonté. Il craignait que sa maîtresse allât au-devant d’une désillusion.

— Préviens Chenlow de ce qui s’est passé, ordonna Orellide.

— Tout de suite.

Il quitta la vieille reine pour contacter de celui qui commandait le harem.

Dovaren trouva Deirane dans les toilettes de leur aile en train de vomir. Elle l’entoura de ses bras.

— Que t’arrive-t-il, tu as la nausée ?

— Je ne me sens pas bien, répondit Deirane entre deux hoquets.

— Meisos ne t’aurait-il pas honoré de sa bénédiction par hasard ?

— Comment pourrais-je être enceinte ? Je n’ai fait l’amour avec aucun homme depuis des mois.

Bien qu’elle n’y ait pas cru, la Naytaine éprouva du soulagement.

— Je vais t’aider à rejoindre ta chambre.

— Je sais encore marcher.

Néanmoins, elle admit que les attentions de son amie ne lui déplaisaient pas. Quand elle la releva, elle s’appuya contre son épaule, sa poitrine plutôt tant la différence de taille était énorme entre elle. Elle se laissa guider jusqu’à la cellule.

Dovaren voulut aider Deirane à s’allonger sur le lit. Mais au lieu de ça, elle s’assit, entourant ses jambes avec les bras.

— Si tu me disais ce que tu as, demanda Dovaren. Tu n’as pas l’air malade. C’est donc dans ta tête que sont introduits les mauvais esprits.

— Je me dégoûte, répondit Deirane.

— Pourquoi ? S’il y en a qui devraient te dégoûter ici, ce n’est certainement pas toi.

— J’ai…

Elle hésita, comme si ce qu’elle avait fait était un crime abominable.

— J’ai acheté des esclaves pour Brun.

— Oh.

La Naytaine ne comprenait pas les préventions de son amie yriani contre l’esclavage, mais elle savait que cela la choquait. Elle s’assit à côté de la jeune femme, les jambes repliées sous elle. Puis elle l’enlaça. Ainsi, la différence de taille paraissait moins flagrante. Deirane put poser la tête sur l’épaule de Dovaren.

La porte s’ouvrit, livrant le passage à Dursun. Un aperçu lui suffit pour remarquer le teint brouillé, les yeux humides, l’air nauséeux de Deirane. Elle prit place de l’autre côté de la jeune femme pour la réconforter. Ainsi enlacée par ses deux amies, elle se sentait mieux. Un petit peu.

— Déverse tes soucis dans mon oreille, reprit Dovaren. Comment as-tu pu trafiquer sans sortir d’ici ?

— Brun m’a fait valider la transaction en apposant ma signature en bas du contrat de vente.

— C’est tout ! Ce n’est rien. Ce n’est qu’un morceau de papier sans valeur.

— Je l’ai approuvé. Et juste avant, il m’a fait estimer l’opération. Et c’est lui qui a servi de base pour négocier avec les trafiquants.

— C’est toi qui as décidé du prix d’achat ?

— Non, c’est Brun. Mais la valeur que j’ai proposée différait de la sienne de quelques dizaines de cels seulement.

— Avais-tu le choix ?

— Pas vraiment. Mais j’ai quand même traité de pauvres gens comme une marchandise.

Dovaren serra davantage Deirane contre elle.

— Tu ouvres ton esprit aux mauvaises voix. N’oublie pas qui sont ces personnes. Il n’y a aucun esclave. Ce n’est qu’une ruse pour nous approcher. Et ne me dis pas que tu ne le savais pas. On en avait parlé la veille.

— J’ai quand même fait comme si c’était réel.

Dovaren se leva brusquement, repoussant son amie, la laissant à la merci de la seule Dursun.

— Tu m’énerves à toujours t’apitoyer sur toi.

Elle marcha de long en large dans la chambre le temps de se calmer. Deirane la regardait avec étonnement. C’est alors que Dursun intervint.

— Je crois que Deirane a raison, la contredit-elle. Ce qui s’est passé n’est pas sans importance.

— De quoi ? D’une transaction virtuelle pour des esclaves qui n’ont jamais existé ?

— C’est autre chose, maintenant Brun dispose d’un document officiel signé par Deirane pour une opération négrière.

— Et alors ?

— Et alors ? À ton avis, comment les guerriers libres d’Helaria vont-ils réagir quand ce document arrivera entre leurs mains ?

Les deux adultes se regardèrent. Aucune n’avait pensé à cet aspect des choses. Il avait fallu qu’une adolescente leur ouvrît les yeux.

— Quel crime aurait commis Deirane pour que les dieux lui jouassent un tel tour ? riposta Dovaren.

Elle retourna néanmoins à sa place près de Deirane. Mais elle se contenta de lui poser une main sur l’épaule. Il faut dire aussi que Dursun l’enlaçait si étroitement qu’elle n’avait pas beaucoup d’autres possibilités.

— Je crois au contraire que Brun a tout prévu afin qu’il soit volé, la contredit l’Aclanli, dans un délai nécessaire pour que l’Helaria ne puisse plus s’opposer à la transaction.

— Le document porte le nom de Serlen, pas le mien, objecta Deirane.

— Et à ton avis, combien de temps les guerriers libres vont-ils mettre pour comprendre que Serlen et Deirane sont la même personne ? Ça se saura aussitôt que quelqu’un qui t’a vu le racontera à l’extérieur. Les marchands par exemple, et ils remontent vers la Nayt. Tu disposes donc d’un répit devant toi. Mais je serai étonnée qu’il dépasse cinq mois.

— En pratique, qu’est-ce que cela signifie ? demanda Dovaren.

— Ça veut dire que dans cinq mois, les guerriers libres me considéreront comme une criminelle. Ils mettront ma tête à prix. Et si un jour je sors d’ici, ils ne m’aideront pas, mais ils me traqueront.

— Ça veut dire que tu ne peux plus partir.

— Quoi que je décide, je dois le faire rapidement ou renoncer pour toujours à ma vie antérieure. Même si j’arrivais à m’évader.

— Bref, Brun t’a eu jusqu’au trognon.

— Mon amie dirait qu’il m’a eu dans les grandes largeurs et par tous les trous.

Dursun pouffa à cette idée. Dovaren se contenta de sourire.

— Ton amie, c’est cette guerrière libre qui écrivait des chansons aussi ? demanda cette dernière.

— Oui.

— Que Meisos soit loué qu’elle n’a pas mis pas ce genre de phrase dans ses paroles !

— Ça ne me dit pas comment je vais me tirer de cette situation.

— Je pense que nous devons envisager le pire, répondit Dursun.

— C’est-à-dire.

— Que tu doives passer ta vie ici.

Cette idée déprima Deirane, d’autant plus que Dursun s’était écartée pour énumérer ses futures actions sur les doigts.

— D’abord, tu dois faire de Brun ton allié. Ceci afin de te rendre intouchable. Tu as deux choses à réaliser. La première : devenir son bras droit. Tu dois donc te perfectionner pour être la meilleure dans le domaine qui l’intéresse.

— Comment ?

— Brun est excellent vu la façon dont il t’a piégé. Et c’est Dayan qui l’a formé. Débrouille-toi pour bénéficier de ses conseils. Sois son élève.

— Comment ? répéta-t-elle.

— Je ne sais pas encore, mais il existe certainement une solution.

— Et la deuxième chose ? demanda Dovaren.

— As-tu remarqué où nous nous trouvons ? Avec un cul comme le sien et avec ça, elle devrait disposer de toutes les armes dont elle a besoin contre Brun. Et ça sans compter ses diamants, rien qu’avec ce que ces ancêtres lui ont donné.

Tout en parlant la petite Aclanli avait joint le geste à la parole et lui avait empoigné le sein droit. Comme sa sœur et son frère avant elle, l’adolescente aimait s’amuser avec les pierres et Deirane la laissait faire. Mais ce qu’elle lut dans les yeux de son amie indiquait que le jeu avait changé de nature. La main qui l’enserrait n’avait rien de fraternel, ça ressemblait plus aux caresses de Dresil, à la fois fermes et douces.

Personne ne l’avait plus touchée ainsi depuis des mois. Elle ne désirait pas l’encourager dans cette direction – elle n’éprouvait aucune attirance pour cette forme de plaisir – mais elle ne voulait pas la chasser non plus. Si les événements qui se préparaient ne changeaient pas d’orientation, ces caresses risquaient d’être les seules qui ne fussent pas de Brun qu’elle recevrait. Elle pouvait laisser son amie profiter d’elle ainsi tant qu’elle n’essayait pas d’aller plus loin. Mais elle ne devait pas espérer qu’elle lui rendît la pareille.

Dovaren qui sentait la tension qui s’était installée intervint. Elle s’empara de l’autre sein.

— En effet, nous avons là de quoi satisfaire les mains les plus exigeantes, plaisanta-t-elle, tes dieux se sont montrés plus généreux que les nôtres.

Il était vrai que la Naytaine était grande et mince, mais peu épanouie. Et si Dursun était encore jeune, elle donnait l’impression que, même adulte, elle resterait menue avec un air de petite fille.

— Je ne vous dérange pas ? demanda Deirane.

— Absolument pas, tu peux faire ce que tu veux tant que tu ne bouges pas d’ici.

— J’espère bien, c’est mon corps après tout.

— Pour l’instant, c’est tout ce dont a besoin.

Deirane repoussa les deux jeunes femmes, non sans une certaine résistance de la part de Dursun.

— Si vous trouvez un moyen de m’éviter de subir les assauts du roi, je vous laisserai disposer de moi à volonté.

— Fais attention à ce que tu promets, tu pourrais avoir à l’honorer.

Mais Dursun semblait avoir peu apprécié l’intervention de la Naytaine. Elle s’écarta, non sans une dernière caresse qui n’avait rien d’enfantin.

— Excuse-moi, dit-elle, je me suis oubliée.

Elle quitta précipitamment la pièce.

— Tu crois qu’elle est comme ça, où qu’elle se cherche ? demanda Deirane en repoussant la main de son amie.

— Ce n’est qu’un jeu d’adolescente. Beaucoup passent par là.

— Je ne pense pas. J’ai des sœurs moi aussi. Nos jeux n’ont jamais ressemblé à ça.

— Tu n’as jamais échangé des caresses avec elles.

— Si. Parfois. Mais ça n’était pas pareil. Je n’ai jamais désiré ma sœur. Ce n’était que des jeux d’adolescente comme tu les as désignés.

— Tu es sûre qu’elle te désirait ? Elle serait de celles qui préfèrent les femmes aux hommes ?

— C’est sur mon sein qu’elle avait refermé sa main.

— C’est marrant, elle n’a jamais fait ça avec moi.

— Tu l’aurais laissé faire ?

— Bien sûr que non. Les dieux condamnent ce genre de plaisir. Nous allons devoir la corriger.

— Pourquoi ? Les miens aussi le réprouvent. Mais j’ai vécu quelques mois en Helaria et mes idées ont évolué sur la question.

Deirane se leva à son tour, se dirigeant vers la porte.

— Où vas-tu ? demanda Dovaren.

— Voir Dursun.

— Tu ne vas pas laisser Deimos dicter tes paroles au moins.

— Je vais la rassurer. Elle croit certainement qu’elle est allée trop loin et que je lui en veux.

— Et elle se trompe ? Je veux dire, elle s’est égarée…

Bien que Dovaren s’avérât incapable d’exprimer son idée, Deirane comprit ce qu’elle cherchait à dire.

— Non, mais je ne lui en veux pas. Et quoi qu’elle fasse, je ne lui en voudrai jamais.

— Et sachant qu’elle te désire, tu y vas avec pour seul vêtement un morceau de tissu qui te couvre les jambes.

Deirane regarda un instant sa penderie avec toutes ses tenues.

— Comme ça, elle comprendra que j’ai confiance en elle, conclut-elle. Et puis, ça m’évitera de lui faire du mal si on a encore empoisonné mes robes.

— Elles ont toutes été détruites. Tu crois que ton agresseur aurait persisté dans cette erreur maintenant qu’il sait que ça ne sert à rien ?

— Et tu as envisagé la possibilité qu’il puisse m’utiliser pour vous atteindre maintenant. Après tout, je ne suis pas la plus belle femme dans cette pièce.

Laissant Dovaren interdite devant cette idée, elle sortit rejoindre l’adolescente dans sa chambre.

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