Chapitre 21 : Le contrat - (2/3)

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Les fauteuils avaient été disposés en deux rangées de trois qui se faisaient face plus un à chaque extrémité de la table. Confortablement assis sur l’un de ces derniers, Brun l’attendait. Mais il n’était pas seul. Dayan était présent. Il s’était installé à droite de son roi. Pourtant Deirane aurait jugé qu’il se serait placé en face de lui.

— Bonjour Serlen, dit-il simplement, merci d’être venue.

Comme si elle avait eu le choix. Bon, respecter un minimum de politesse ne faisait pas de mal.

— Je vous salue, Votre Seigneurie très lumineuse, mille fois bénie des dieux.

Il hocha la tête de satisfaction. Puis d’un geste de la main, il l’invita à s’installer devant lui, de l’autre côté de la table. Pendant qu’elle se déplaçait, il la suivait des yeux, examinant chaque détail de son anatomie. Puis il se tourna vers Orellide.

— Vous pouvez nous laisser mère, dit-il poliment.

— À une époque, j’aurai assisté à ce conseil, répondit-elle.

— Vous avez beaucoup donné pour le royaume. Vous avez gagné le droit de profiter de votre vie comme bon vous semble maintenant.

Deirane se demanda si elle n’était pas en train d’évincer la reine mère et comment elle prenait la chose. Apparemment plutôt bien puisqu’elle se pencha sur son fils pour l’embrasser, sans manifester d’énervement. Elle jeta un coup d’œil qui n’avait rien d’hostile sur Deirane. Peut-être que Brun avait raison, elle était fatiguée de toutes ces manœuvres politiques et n’aspirait qu’à passer le flambeau à une concubine. D’ailleurs, ça ressemblait un peu à ce qu’elle avait dit lors de leur première rencontre. La jeune femme estima que si telle était bien son intention, qu’elle désirait faire d’elle la future reine d’Orvbel, il pourrait être de son intérêt de ne pas l’écarter totalement du pouvoir. D’une part, elle pouvait encore être une ennemie puissante. D’autre part, cela faisait trente ans maintenant qu’elle vivait dans ce bourbier, il valait mieux que ce fût Deirane qui profitât de cette expérience plutôt qu’une autre.

Brun avait remarqué le regard qu’avait lancé sa mère à sa dernière acquisition.

— Ne t’inquiètes pas, lui dit-il, je ne vais pas lui faire de mal. Elle m’a coûté bien trop cher.

Quatre cent cinquante cels. C’était une somme énorme. Un an de salaire d’un travail agricole. Mais pour ce qu’elle en savait, c’était ridicule pour une esclave disposant de sa particularité. Brun devait parler d’autre chose. Orellide le confirma.

— La dissolution de la troupe de Jevin n’est pas une grosse perte. Les mercenaires, ça se recrute.

— Mais la fermeture de la route du Lumensten est plus embêtante.

Le Lumensten. Deirane croyait savoir qu’il s’agissait d’une province helarieal. Ainsi Brun l’utilisait pour ces trafics. Et l’Helaria y avait mis fin grâce à elle. Plutôt à cause d’elle du point de vue de Brun. Même si c’était de façon indirecte, elle avait porté un fort préjudice à la cité-État.

Orellide sortit, laissant les trois personnes seules.

— Serlen, qu’as-tu pensé de la soirée d’hier ? demanda aussitôt Brun.

— Je ne sais. Je n’ai pas trop fait attention.

— C’est pourtant pour ça que tu étais présente.

— Je croyais que mon rôle consistait à exhiber votre richesse.

Elle s’attendait à des remontrances pour son insolence. Mais Brun continua sur son idée.

— Auprès de vulgaires marchands ? Je ne l’étale pas devant n’importe qui. Hier soir, tu étais là pour observer et pour apprendre.

— Je ne comprends pas.

— Les nobles qui devraient me seconder dans la direction de ce royaume sont des imbéciles. Les négociants du port sont compétents, mais ils marchent pour eux. J’ai besoin d’avoir des personnes intelligentes pour me seconder. Et cela me manque cruellement. Si la façon dont ton cerveau fonctionne s’avère aussi efficace que l’est ton corps, tu pourras acquérir un certain pouvoir dans ce harem. Voire plus. Dayan ne rajeunit pas et même s’il m’est dévoué, un jour il aspirera à se retirer dans une retraite paisible avec Cali. Maintenant, si tu ne vaux pas mieux que les concubines standards de cet endroit, retourne dans ta chambre et contente-toi d’écarter les jambes à la demande. Alors que peux-tu me dire de notre conversation avec les marchands hier soir ? Tu n’as rien remarqué ?

— Beaucoup de choses, répondit-elle, dans quel domaine ?

— Le seul qui nous intéressait hier soir, les affaires. Ce sont des marchands.

Elle hésita avant de continuer, de peur de dire une bêtise.

— Vous attendez un prix à leur proposer ?

— En effet, confirma Dayan. Serais-tu capable de donner une estimation de la transaction ?

Certains des cours de Deirane portaient sur le commerce. Et les esclaves étant une marchandise négociée dans le pays, leur trafic avait été abordé. Ce cours l’avait tant révoltée qu’elle s’en souvenait du moindre mot. Cela allait finalement lui être utile. Et puis, l’argent, ça la connaissait. Elle avait souvent assisté aux tractations que menait son père quand il vendait sa récolte. Il lui avait appris toutes ses ficelles et elle s’était montrée bonne élève.

— Je sais qu’une base de discussion pour un esclave correspond à cinq mois du salaire qui lui serait versé en tant qu’homme libre.

— Ce n’est pas leur prix qui nous intéresse, mais la somme que nous devons payer au minimum pour qu’ils acceptent la transaction.

Le ministre était plus calme. Il ne faisait aucun reproche à la jeune femme, il se contentait de lui expliquer. Le ton didactique qu’il avait pris sembla faire tomber l’énervement du roi, comme s’il venait brutalement de se rendre compte qu’il avait affaire à une débutante.

— Vous voulez que je vous dise combien leur proposer pour cet achat.

Brun hocha la tête.

— En détaillant tes critères, ajouta Dayan.

Elle réfléchit un instant.

— Ils sont pris à la gorge, dit-elle, ils doivent vendre ces esclaves au plus vite. Ils ne vont donc pas exiger un prix trop haut parce que l’échec de cette affaire serait une catastrophe.

— Continue, l’encouragea Brun.

Le roi s’était bien radouci. Les paroles de Deirane, bien qu’hésitantes, l’avaient déridé.

— D’un autre côté, ils ont besoin de cet argent pour une action précise. Ils ne vendront jamais à moins, puisque le résultat serait aussi catastrophique que l’absence de vente. Il faut de plus qu’ils rentrent dans leurs frais, le transfert des esclaves jusqu’ici a un prix. Je leur proposerai donc la valeur de leur dette, celle de leur voyage et un petit supplément. Mais je n’ai aucune idée de ces sommes.

— Ils doivent neuf cents cels au collecteur et il faut compter un cel par jour pour vingt-cinq adultes.

L’énormité de la somme la sidéra. Néanmoins, vu le nombre d’esclaves, ils étaient vraiment bradés.

— Un voyage depuis la Nayt à travers le Sangär dure trois douzains.

— Table plutôt sur cinq.

— Il y a presque deux cents personnes, soit quatre cels par jour. Donc environ cinq cents cels. Sur cette somme, il y a certainement une taxe à payer aux archiprêtres.

— Vingt pour cent, confirma Dayan.

— Ce qui rajoute trois cent cinquante cels. Normalement, on compte vingt pour cent de marge pour le marchand, mais les esclaves sont à un prix très bas. Pour que l’affaire soit intéressante, il faut doubler la somme sinon à six, ils recevraient chacun moins d’argent qu’un scribe dans un cabinet de notaire.

— Ce qui représente environ trois mille cinq cents cels, calcula Dayan. C’est ton chiffre ?

Il ne répondit pas de suite, de peur que son idée soit ridicule. Mais devant le visage interrogateur de Dayan, elle se lança :

— Non, nous n’avons pas tenu compte de la religion.

— La religion ?

— Nous savons que ces marchands sont des adeptes du dieu noir Meisos. Mais avant ils vénéraient Deimos le maléfique. Leur conversion est récente. On peut penser qu’ils persistent à respecter les préceptes de leur ancien dieu. Ard m’a expliqué que les adeptes du dieu blanc éprouvent des préventions envers l’esclavage, continua-t-elle. Ils le trouvent contre nature parce qu’un être humain ne peut pas appartenir à un autre homme vu que tous sont des enfants des dieux. Ça crée un cas de conscience qui aboutit à ce qu’ils demandent moins d’argent.

Dayan poussa un papier et une plume devant Deirane.

— Note ton prix sur ce papier et repose-le, face contre la table.

Elle s’exécuta, intriguée par cette méthode. Elle remarqua alors que les deux hommes avaient un tel papier devant eux. Quand elle eut terminé, Brun posa la main sur le sien.

— On le retourne tous ensemble, dit-il.

Sur les trois feuillets, un prix était inscrit. Deirane avait baissé le sien d’une dizaine de pour cent. Celui de Brun était très proche du sien. Par contre, Dayan était nettement au-dessus. Brun le dévisagea intrigué.

— Je n’ai pas pensé au facteur religion, expliqua-t-il penaud.

— Serlen vient d’entériner le montant de la transaction, conclut Brun ?

Il regarda la jeune femme. Ses yeux pétillaient de satisfaction. Mais ce n’était pas sa quasi-nudité qui le réjouissait ainsi.

— Nous allons réaliser de grandes choses ensemble, dit-il enfin.

— Elle est douée, confirma Dayan. La former va constituer un plaisir.

Dayan se leva, il ramassa les trois feuilles et les jeta dans une corbeille. Puis il revint s’asseoir, un dossier entre les mains.

— Nous devrions faire rentrer ces marchands, dit-il.

— Nous allons négocier maintenant ? s’étonna Deirane.

— Brun a déjà négocié, expliqua Dayan, ils se sont mis d’accord sur le prix hier soir. Maintenant, nous allons signer.

— Plus exactement, c’est toi qui vas procéder.

— Moi ? Pourquoi moi ?

— Si un jour tu me représentes, tu seras amenée à signer en mon nom à l’occasion.

Deirane était si surprise qu’elle ne put dire un mot. C’est ce moment que choisit Dayan pour ouvrir la porte de communication avec l’antichambre et inviter les deux marchands à entrer.

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