Chapitre 19 : Le message - (1/2)

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La soirée de la veille avait laissé une sensation d’écœurement à Deirane. Tous ces gens qui traitaient les êtres humains ainsi qu’une vulgaire marchandise. Ils brisaient des vies comme ils respiraient. Et ils n’avaient pas l’impression de faire du mal. Elle voulait en parler à quelqu’un. Le petit déjeuner expédié, elle s’habilla. Depuis que Loumäi n’était plus sa domestique, mais sa propriété, la jeune Ocarianer était plus sérieuse, son babil insouciant qui la berçait le matin lui manquait. Deirane ne savait pas si c’était le changement de statut qui en était la cause ou la peur d’avoir frôlé la mort de si près.

Comme tous les matins, elle se prépara pour assister aux cours. Puis elle se rendit dans la chambre de Dursun. Elle aussi avait changé. Depuis la mort de Gyvan, Deirane ne l’avait plus jamais vue sourire. Elle la comprenait. Elle avait une chance, même faible, de revoir ses frères et sœurs un jour. Malgré ça, elle avait envie de pleurer quand elle pensait à eux. Que dire alors dans le cas de l’adolescente qui n’avait plus aucun espoir ?

Dursun était systématiquement en retard. Sa domestique avait beau la presser, la houspiller, l’Yriani devait toujours intervenir pour qu’elle fût prête à temps.

— Bonjour Deirane, s’écria-t-elle en la voyant entrer.

Si le ton était joyeux, le regard ne l’était pas.

— Serlen, corrigea Deirane, n’oublie pas.

Elle jeta un coup d’œil à la femme de chambre. Cette dernière n’était pas dévouée à Dursun comme Loumäi l’était à Deirane.

— Il n’y a que nous, répliqua Dursun. Entre nous, on peut t’appeler comme on veut.

— À ta place, je ferais plus attention.

L’Aclanli comprit aussitôt.

— Tu as raison, se reprit-elle, je dois m’habituer sinon je risquerai de me tromper au mauvais moment.

— Je suis la première à le regretter. Mais je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose.

Elle enlaça la jeune fille, la serrant fort contre elle. Puis elle se releva et lui fit signe de la suivre. Dans le couloir, ils retrouvèrent Dovaren qui sortait juste de sa chambre. Les trois femmes s’embrassèrent. L’eunuque qui devait les escorter à l’école n’était pas encore arrivé. Mais le temps qu’elles atteignissent le hall, il était là.

Pendant le trajet, sous les questions pressantes de ses deux amies, Deirane raconta sa soirée. Elles s’installaient à leur place quand elle termina son récit. Kazami les y attendait déjà. Et pour une fois, Sarin était à l’heure. Elle discutait avec la jeune femme. L’école était le seul endroit où les concubines pouvaient rencontrer des personnes étrangères au harem. Ce n’était normalement pas autorisé, mais les professeurs ne disaient rien. Elles en profitaient.

— En clair, conclut Dovaren, tu n’as pas apprécié ce repas.

— Comment aurai-je pu ? J’étais entourée d’esclaves et de meurtriers. Tout un village, tu t’en rends compte.

— Je ne vois pas où est le problème. S’ils n’ont pas payé leurs impôts…

Deirane regarda son amie.

— Tu ne vas pas me dire que tu es d’accord avec ses gens ? s’écria-t-elle.

— Des paysans volent l’archiprêlature, il est normal qu’elle sévisse.

— Tu… Tu… Vous me dégoûtez avec vos coutumes de barbare.

— Ne critique pas mon pays !

Les paroles de Dovaren tombèrent dans le vide, Deirane avait déjà quitté la table pour s’installer ailleurs.

— Mais enfin, qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Dovaren, prenant Kazami et Sarin à témoin.

— Je t’expliquerai, répondit la Shacandsen.

De sa place, Dursun avait assisté à la dispute entre ses amies avec tristesse. Les larmes aux yeux, elle s’assit avec les camarades de son âge.

Pendant la pause, Kazami alla rejoindre Deirane alors que Sarin restait avec Dovaren. Elles se saluèrent, mais l’Yriani resta raide quand la sudiste l’enlaça.

— Que se passe-t-il entre vous ? demanda-t-elle. Vous êtes amies. Pourquoi vous disputez-vous comme ça ?

— C’est elle qui t’envoie ?

— Non. C’est à mon initiative. Nous sommes amies, toutes les quatre, et je ne tiens pas à choisir entre l’une de vous. Et Dursun a besoin de vous deux.

L’évocation de la jeune fille calma Deirane.

— Son pays me révolte, répondit-elle enfin, sa façon de penser, ils ont une manière si désinvolte de traiter la vie.

— Elle n’y est pour rien. Elle a été élevée comme ça.

— Je sais. Mais ça me révolte.

— Ce n’est pas de la désinvolture, mais de la foi. Elle est si profonde. Les Naytains ne se comportent pas comme les Yrianis qui ne se souviennent de leurs dieux que quand ils ont besoin d’eux et les oublient le reste du temps. Pour eux, ils les accompagnent constamment, ils constituent le cœur de leur existence.

Deirane rougit devant l’évocation du peu de foi apparent de son peuple.

— Que cherches-tu à me faire comprendre ?

— Pour un Naytain, la vie ne représente qu’un passage temporaire vers le monde des esprits. Tant pis si elle est ratée, elle ne dure qu’un temps. Ce qui compte c’est que le voyage soit réussi, car l’après-vie dure éternellement. Peu importe pour un Naytain ce qui lui arrive ici-bas. Au contraire, plus il subira d’épreuves, plus son avenir spirituel est assuré. Tu as l’impression que la vie de ses villageois est brisée. Mais ils ont gagné leur ticket d’entrée vers le paradis des Naytains.

— Ça semble si cruel, Les Naytains doivent mener une existence atroce.

— Tous les Naytains ne sont pas aussi fanatisés. Certains essaient d’améliorer leur séjour physique. Mais cela influe sur leur façon de penser.

Deirane tourna son regard vers Dovaren. Elle paraissait triste à sa table. Elle jetait des petits coups d’œil fréquents dans leur direction, mais détournait la tête aussitôt comme si elle commettait une faute.

— Je me suis montrée dure avec elle, je devrais aller m’excuser.

— Je présume oui. N’oublie pas. Les gens sont le produit de leur culture. Même toi. Et ton pays commerce beaucoup avec l’Helaria. Leur façon de penser l’a fortement influencé. Ils ne croient en aucun dieu. La Nayt est isolée de la civilisation occidentale par un mois de voyage. L’empreinte est moindre. Leur foi s’avère puissante.

— Je m’en souviendrai.

Elle suivit Kazami jusqu’à leur table. Et si elle et Dovaren ne se dirent pas un mot, la Naytaine était devenue plus souriante.

Les explications eurent lieu quelques heures plus tard quand les deux femmes se retrouvèrent dans la salle de repos de leur espace. Comme d’habitude, Dursun se jeta sur les fruits qui remplissaient en abondance des coupes disposées un peu partout. Elya la suivait comme son ombre. Malgré leur différence d’âge, cinq ans presque, elles étaient devenues de bonnes copines. Et pourtant, Elya atteignait déjà la même taille que la petite Aclanli. Elle promettait de devenir aussi grande que sa sœur, voire davantage encore. Dovaren les regarda disparaître ensemble dans une alcôve pour se raconter les derniers potins de la journée avant d’oser parler à Deirane.

— Excuse-moi Deirane si je t’ai heurté, dit-elle enfin.

Le fait qu’elle emploie le vrai nom de la jeune femme et pas celui qu’on lui avait récemment imposé, malgré le danger qu’il y avait à le faire, la toucha.

— Nos cultures sont si opposées que cela arrivera encore, répondit Deirane.

— Je propose que nous n’abordions plus ce genre de sujet. Ça évitera qu’on se dispute.

— Au contraire, comment nous connaître réellement si nous ne parlons jamais de ce qui nous différencie ?

— Tu comprends, je tiens à ton amitié. Et je ne voudrais pas la perdre pour des bêtises.

La jeune Naytaine était sur le point de pleurer. Elle désirait l’enlacer, mais cela risquait d’ouvrir les vannes pour de bon. Elle préféra continuer.

— Selon ma foi, reprit Deirane, on se doit d’abord d’accomplir au mieux sa vie terrestre pour pouvoir prétendre à une vie éternelle…

— Chez moi aussi. Mais ce qui nous différencie c’est la façon dont on le réalise. Chez nous, ça passe par la glorification de notre Dieu. Mais on considère le nombre de fois que je t’ai vu fréquenter la chapelle de tes dieux depuis que tu es ici, ce n’est pas de cette façon que vous pensez réussir votre séjour matériel.

— Ça tient plus au respect de règles morales, et à la manière dont on se comporte avec les autres.

— Je ne comprends pas ?

— Par exemple, ce village. Chez moi, ses habitants n’auraient pas été vendus en esclavage. À la place, on l’aurait aidé à surmonter l’épreuve.

— Ton pays doit être un endroit merveilleux ou tout le monde vit heureux.

— Comme tu l’as dit, mon peuple s’occupe peu de ses dieux, sauf quand il a besoin d’eux. Du coup, peu de gens respectent leurs commandements à la lettre. Mon père était l’un d’eux. Quand un pauvre venait frapper à la porte de la maison, il avait droit à une place à table. Mais à Gué d’Alcyan, la plupart des habitants l’auraient chassé. Même ma mère ne se comportait pas comme lui.

Dovaren réfléchit un instant à ses paroles.

— Je vois mieux comment tu fonctionnes. J’ai l’impression que tu tiens plus de ton père que de ta mère. Si ça peut te consoler, ces villageois ne sont pas encore vendus, tant s’en faut.

— Comment ça ?

— En Nayt, il existe une loi absolument inviolable. Le respect du foyer. Personne ne peut rentrer chez quelqu’un sans son accord.

— Vraiment personne ?

— Il existe bien des cambrioleurs. Mais cette loi est si fondamentale que quand ils se font prendre, ils se font lyncher par la population avant même d’être présenté à l’inquisition.

— Et si c’est la police qui vient chercher un criminel.

— Elle attend dehors qu’il sorte de lui-même.

— Alors, pour ce village, tant que ces fermiers ne sortiront pas de leur maison, les trafiquants ne pourront rien leur faire. S’ils ont prévu assez de nourriture pour tenir, il se pourrait même que le délai de paiement soit dépassé et que ce soit le collecteur qui soit vendu pour rembourser les dettes.

— C’est exactement ça, répondit Dovaren surprise. Comment le sais-tu ?

— C’est une loi fondamentale de l’Helaria. Je constate qu’ils vous ont influencé un peu.

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