Chapitre 7 : Le spelgrad - (2/2)

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Deirane sentit sa tête tourner. Elle n’était arrivée dans le harem que depuis quelques douzains, elle n’était encore qu’une novice, mais déjà la guerre avait commencé. Elle s’assit par terre, juste à côté de son amie mourante, autant pour la soutenir dans l’épreuve que parce ses jambes ne la portaient plus.

— Pourquoi vouloir s’en prendre à Gyvan ? demanda-t-elle. Elle est si gentille, elle n’avait pas d’ennemis.

— Je ne crois pas que c’est elle qui était visée. C’est sur toi que j’ai vu cette robe, il y a quelques jours.

— Elle m’appartient, en effet.

Elle prit alors pleinement conscience des paroles de la concubine.

— Tu veux dire que c’est moi qu’on a voulu tuer ?

— Décrasse-toi les yeux.

— Mais pourquoi ?

— Tes pierres précieuses te rendent unique. Ça fait de toi une concurrente dangereuse.

— Mais pourquoi ne suis-je pas morte ? J’ai gardé cette robe toute une soirée.

— Je ne sais pas. Mais j’ai une idée. On m’a dit que ton tatouage te protégeait contre les agressions physiques.

— C’est exact.

— Est-ce la seule chose contre laquelle il te protège ?

Deirane hésita. Elle était indécise. Elle ne se souvenait pas si le drow lui avait dit quelque chose là-dessus. Mais non. Il n’avait rien dit. Ni sur ça ni sur autre chose. Juste qu’il lui avait offert un cadeau.

— Je ne sais pas, répondit-elle enfin.

— Apparemment, le poison ne peut pas plus pénétrer ta peau que les armes.

La jeune femme sortit un poignard de sa poche.

— Ça tombe bien, tu vas pouvoir m’aider.

En quelques coups, elle découpa la robe en prenant soin de ne pas toucher le corps lui-même. Ainsi déshabillée, on pouvait voir l’étendue des dégâts provoqués par le spelgrad. Toute la partie de la peau en contact avec le tissu semblait brûlée par de l’acide.

— Prends-la et plonge-la dans le bassin.

De la main, elle désignait une fontaine à une cinquantaine de perches d’elles.

— Je n’arriverais jamais à la soulever, protesta Deirane.

— Alors, traîne-la.

— Ça va lui faire mal. C’est du gravier.

— Elle est en train de crever !

La jeune femme se décida. Elle attrapa son amie sous les aisselles et la tira jusqu’au la fontaine. Les pieds, écorchés par les cailloux du chemin, laissèrent vers la fin une trace de sang. Elle eut du mal à la faire glisser dans l’eau. Mais prenant appui sur le parapet, elle la fit basculer, la tête la première. Pour éviter qu’elle se noyât, elle entra dans le bassin à son tour. Elle lui maintint le visage au-dessus de la surface.

— Mouille-lui la tête, conseilla la Samborren. Elle n’a pas été exposée aussi longtemps que le corps. Mais elle a pu toucher la robe en l’enfilant.

C’était possible en effet. Elle avait pris l’ensemble dans le placard, pourtant les mains étaient indemnes. Le poison mettait un certain temps pour agir.

La jeune concubine restait accoudée sur le rebord. Elle n’était pas immunisée, contrairement à Deirane, et ne pouvait pas la rejoindre pour l’aider.

— Ça va marcher ? demanda Deirane.

— Je ne sais pas. Elle est très atteinte. Le poison devait être très concentré. Ça ne devait pas être la première tentative et voyant qu’il ne se produisait rien, ils ont forcé la dose.

Un eunuque poussa Deirane. Elle résista. La voix de Chenlow, derrière elle, l’interpella.

— Laisse-le s’en occuper maintenant et va te laver, ordonna-t-il.

Elle remarqua alors que le nouveau venu était habillé de cuir ciré. Il portait une tenue n’exposant aucune surface de peau dénudée. Elle recula, confiant son amie à cet homme. Elle le surveillait, l’observant enduire le corps d’une sorte de savon épais.

— Il a raison, va te laver, répéta la Samborren.

— Je suis immunisée contre ce poison, remarqua Deirane.

— Toi peut-être, mais pas les autres. Et toute personne que tu vas toucher, tu vas la contaminer aussi.

Elle regarda cette concubine qui s’était portée à leur secours.

— Et sa sœur va avoir besoin de toi maintenant. Va te laver. Ne touche personne en retournant à tes appartements.

— Et laisse ta domestique ouvrir les portes et les robinets pour toi, ajouta Chenlow, sinon on va devoir nettoyer tout le palais.

Deirane jeta un coup d’œil autour d’elle. Elle n’avait pas remarqué qu’il y avait tant de monde. La moitié des eunuques et des concubines étaient venus assister au spectacle. La plupart regardaient le sauveteur soigner la jeune femme. D’autres s’intéressaient plus à Deirane. Mais aucune ne manifestait de l’hostilité. Cela ne voulait rien dire, depuis son arrivée elle avait appris la dissimulation.

En retournant à sa chambre, les eunuques en poste lui ouvrirent les portes jusqu’à la salle de bain commune des novices. Sa domestique l’y attendait. Elle lui tendit une grande corbeille fermée par un couvercle.

— Jetez votre robe là-dedans, ordonna-t-elle dans son yriani à la limite du compréhensible. Et lavez-vous avec ça.

Au bord des larmes, elle suivit les conseils de l’esclave comme en état second. C’était la première fois qu’une tentative d’assassinat la ciblait. Mais ses pierres précieuses avaient déjà causé la mort d’un ami. Quelques mois plus tôt, Dresil, l’homme qu’elle aimait avait été tué à cause d’elles.

La domestique la renvoya trois fois sous la douche avant qu’elle s’estimât satisfaite. Sur quels critères ? Elle n’en savait rien. Elle l’enveloppa dans une grande serviette pour la sécher. Puis elle l’habilla d’un peignoir confortable.

En sortant de la salle de bain, son assistante essaya de l’entraîner vers sa chambre, mais elle refusa. Elle voulait savoir ce qu’il advenait de son amie. Elle retourna dans les jardins. La fontaine ne se trouvait qu’à quelques centaines de perches, un trajet qu’elle parcourut presque en courant. L’endroit était l’objet d’une agitation folle. Les eunuques avaient chassé la plupart des concubines, mais ils étaient nombreux à avoir investi les lieux. Ils installaient une barrière autour du bassin pour éviter que quelqu’un s’y baignât.

Mais en y arrivant, la seule chose qui retint son attention ce fut le corps, allongé sur le sol, recouvert d’un drap. Elle s’immobilisa aussitôt et fondit en larme. La petite Samborren la rejoignit en quelques secondes.

— Je suis désolée, dit-elle, elle n’a pas survécu. Trop de poison était entré en elle.

Deirane dégagea sa main de la poigne de la jeune femme. Comme un automate, elle se dirigea vers le corps de son amie. Elle souleva le drap.

— Elle a l’air si paisible, on dirait qu’elle dort.

— Le spelgrad est indolore, c’est ce qui le rend dangereux. D’habitude, on en met peu dans les vêtements. Il pénètre lentement dans la peau pendant toute la journée. Le soir, il n’y a aucune trace, mais c’est trop tard. Tu t’endors, mais tu ne te réveilles pas. Comme tu ne mourrais pas, le meurtrier a dû forcer la dose.

Elle recouvrit le visage. Puis elle se releva. Elle chercha autour d’elle. Elle finit par trouver Dursun. Elle était allongée sans connaissance sur une banquette de pierre. Dovaren se tenait à côté d’elle, en larmes. Elle les rejoignit.

— Comment va-t-elle ? demanda-t-elle.

— À ton avis, répondit la Naytaine d’un ton hargneux.

Sous la rebuffade, Deirane s’écarta. Mais elle ne pouvait en vouloir à son amie. Gyvan était morte à cause de Deirane. Elle hésitait, ne sachant comment réagir.

À ce moment, une main sèche lui attrapa brutalement le poignet. C’était la reine mère.

— Tu fais honte au harem, habillée ainsi, dit-elle, va mettre quelque chose en accord avec ton rang.

Deirane voulait de hurler. Elle avait envie de les envoyer paître avec leur rang, leur honneur et tous leurs faux semblants. Elle n’avait jamais demandé à venir ici. Elle était parfaitement heureuse dans sa ferme avec Dresil.

Dovaren commençait certainement à la connaître. Elle lui prit sa main libre, la coupant dans son élan. Elle lui fit non de la tête.

Dans l’immédiat, elle ne pouvait rien faire pour Dursun. Elle retourna auprès de Gyvan. Bizarrement, elle se disait qu’en un pareil moment, la petite Aclanli ne voudrait pas rester seule. La reine mère revint à la charge. Alors elle quitta les lieux sous son regard désapprobateur.

Elle était allongée sur son lit, incapable de penser à quoi que ce soit d’autre qu’à son amie décédée, quand la porte de la chambre s’ouvrit. Elle fit à peine attention à qui entrait. La voix de Dovaren la tira de sa torpeur.

— Je suis désolée pour tout à l’heure, s’excusa-t-elle.

— C’est normal, elle est morte à cause de moi.

— Non, c’est faux. On ne sait pas à cause de qui. Mais pas de toi. Ce n’est pas toi qui as mis le poison.

— C’était ma robe. Je n’aurais pas dû la lui prêter.

— Comment aurais-tu su ? Apparemment, le poison n’a aucun effet sur toi.

Deirane mit un long moment avant de répondre.

— Si je n’avais pas été là, elle serait toujours vivante.

Brutalement, Dovaren devint rouge de fureur.

— Oh, toi ça suffit. Ton amie est morte. D’accord. Mais Dursun est encore là, elle. Et elle, elle n’est vraiment pas bien, parce que ce n’est pas une amie qu’elle vient de perdre. C’est sa sœur. Et elle n’a certainement pas besoin d’une égoïste nombriliste qui se morfond dans son coin.

La véhémence de Dovaren surprit Deirane.

— Je ne suis pas égoïste, protesta-t-elle de pure forme.

— Alors, prouve-le. Va la voir. Elle est dans sa chambre en train de pleurer, va t’occuper d’elle.

— Que veux-tu que je lui apporte comme réconfort ?

— Si tu t’apitoies encore une fois sur ton sort, je vais te frapper. Je m’écorcherai certainement contre tes pierres, mais je n’en ai rien à foutre.

Deirane se releva sur un coude et regarda son amie. Elle ne l’avait jamais vue dans un tel état de colère. Docilement, elle se leva.

Elle rejoignit Dursun dans sa chambre. La fillette s’était jetée sur son lit. Le corps agité de sanglots, elle serrait un oreiller trempé de larmes contre elle.

— Elle n’a même pas enlevé ses chaussures, remarqua Deirane.

Elle les lui ôta. Puis elle se coucha à côté d’elle. Dursun se retourna pour prendre Deirane dans ses bras, enfouissant son visage contre son épaule. Dovaren les rejoignit. Elle s’allongea à côté d’elles et les enlaça toutes les deux.

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