Chapitre 7 : le spelgrad - (1/2)

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Les jours s’écoulaient lentement pour Deirane. Chacun ressemblait au précédent. Elle avait perdu toute notion du temps. À plusieurs reprises, elle avait tenté d’aborder la petite Samborren. Mais quelque chose la retenait. Elle sentait en elle une violence contenue malgré sa carrure frêle. Elle était prisonnière, calme, mais pas matée. Elle attendait juste le bon moment. Et alors, elle agirait. D’ici là, elle la croisait souvent pendant les cours. Mais l’Yriani doutait qu’elle y assistât pour se cultiver. Elle avait plutôt l’impression qu’elle préparait ses armes pour être prête quand l’occasion se présenterait. Elle mettait en application les idées qu’elle avait elle-même imaginées.

Aujourd’hui était le dernier jour du douzain, un jour de repos. Aussi, la domestique la réveilla-t-elle tard. N’ayant pas école, elle était tenue de s’habiller en courtisane. Son costume du jour était constitué d’un ensemble, une culotte bouffante et un corsage étroitement ajusté, trop ajusté. Sa poitrine, sa taille et ses jambes étaient largement visibles. Le tout était en satin d’une blancheur éclatante. Au soleil, il brillait du plus bel effet.

Gyvan entra dans la chambre pendant que la jeune femme s’habillait.

— Salut Serlen, lança-t-elle joyeusement.

— Gyvan, comment fais-tu pour manifester autant d’énergie si tôt le matin ?

— La vie est trop courte pour la passer à dormir.

La petite Aclanli était pleine de vie. Son exubérance contrastait avec la réserve qu’elle témoignait lors de leur rencontre. Mais quand elles se furent bien connues, elles devinrent amies. Et la jeune femme changea d’attitude.

Gyvan n’était pas habillée, contrairement à Deirane. Elle se dévoilait dans une chemise de nuit vaporeuse.

— L’ensemble vert pâle que tu portais la dernière fois, je peux te l’emprunter ? demanda Gyvan.

— Tu es plus grande que moi, il ne risque pas d’être un peu court ?

L’Aclanli lâcha un sourire ironique. Plus grande que Deirane, tout le monde l’était dans le harem et certainement en dehors aussi. Mais avant son arrivée, c’était Gyvan qui avait cet honneur. Elle ne le rendait à son amie que de deux doigts, autant dire rien. Elles avaient également la même corpulence et si Deirane avait un peu plus de poitrine, la différence n’était pas suffisante pour les empêcher d’échanger leurs vêtements. D’autant plus que n’étant pas encore concubines, elles ne bénéficiaient pas des séances d’essayage chez un tailleur. Elles n’avaient droit qu’à ce que Gyvan appelait le « prêt à porter ».

La jeune femme fouilla dans les placards et en tira la tenue désirée. C’était une robe longue. En haut, le corsage moulait la poitrine sans dévoiler le moindre morceau de peau. En bas, la jupe, ample au contraire, descendait jusqu’aux chevilles. Entre les deux, la taille et le ventre étaient largement dénudés. La chute de rein était exposée, ce qui était justement le but de la jeune femme.

Sans manifester aucune gêne, Gyvan enleva sa tenue de nuit et commença à préparer le vêtement pour l’enfiler. Deirane regarda le corps nu de son amie. Elle était magnifique, sinon elle n’aurait pas été ici. La peau pâle de l’Aclanli contrastait fortement avec ses cheveux noirs. Ce détail constituait la principale différence entre Gyvan et Deirane qui par ailleurs se ressemblaient beaucoup. Elles étaient clairement issues du même moule. Pourtant, malgré leurs points communs, il y avait quelque chose d’indéfinissable en Deirane qui la rendait incomparablement plus belle que sa compagne de harem.

— Tu peux choisir tes tenues ? demanda Deirane.

— Bien sûr, pas toi ?

— Non, je mets ce que ma femme de chambre me prépare.

— Peut-être parce que tu ne sais pas te mettre en valeur. Ou plutôt que tu n’oses pas. Si on te laissait faire, tu ne porterais que des robes longues boutonnées jusqu’au cou.

— N’est-ce pas ce que tu es en train de faire actuellement ?

La jeune femme répondit d’un simple sourire espiègle.

En un tour de main, Gyvan était prête. Elle ajusta les plis de la jupe, puis elle piocha dans le placard une paire de sandales assortie. Elle dut s’asseoir sur le lit pour les enfiler. Elle put enfin s’admirer dans le miroir. Elle se tortilla pour examiner sa chute de rein, bien mise en valeur par la découpe. Elle fit une moue critique. Elle estimait son teint de peau, pale tirant sur le jaune, peu esthétique comparée à la blancheur de Deirane ou au noir sombre de Dovaren. Toutefois, elle n’exprima pas ses griefs à haute voix. En presque deux mois de cohabitation, elle avait découvert que Deirane avait un avis exactement contraire.

— Tu as une raison pour m’emprunter ma robe ? demanda Deirane.

— Tu as remarqué le nouveau garde ? Tu ne le trouves pas mignon ?

— Mais…

L’Yriani hésita avant de répondre.

— On n’a pas le droit de fréquenter des hommes, remarqua-t-elle.

— Ce n’est pas interdit, répliqua Gyvan. Ce qui est interdit c’est de se faire surprendre.

— Justement, qu’est-ce qui se passe dans ce cas ?

— À ma connaissance, ce n’est jamais arrivé.

— Mais si ça arrivait.

— Je suppose que le roi sera obligé de sévir. Tu sais, je ne serai pas la première à succomber aux charmes d’un bel eunuque. Et je crois qu’il s’en fout. Tant qu’on reste discrète, il ferme les yeux.

— Justement, c’est un eunuque. Tu peux faire quoi avec ?

— Plein de choses. Se balader, discuter, passer un bon moment ensemble.

Le côté anodin des relations décrites par son amie soulagea Deirane. Mais cette dernière continua.

— Et puis les hommes n’ont pas forcément besoin de leur engin, pour nous donner du plaisir. Ils ont d’autres moyens, comme leurs mains ou leur langue.

— Oh.

— Et surtout, les eunuques ne sont pas totalement émasculés comme tu sembles le croire. On leur coupe les testicules, mais on leur laisse le plus important. Et ça, c’est génial, tu peux t’envoyer en l’air avec eux sans risque de te retrouver avec un polichinelle dans le tiroir.

— Oh.

Au fur et à mesure des explications de Gyvan, Deirane devenait de plus en plus rouge.

— En fait, à cause de ça, les eunuques sont très courus. Il est notoire que Chenlow lui-même est l’amant régulier de la reine mère depuis la mort de l’ancien roi. Et certainement avant aussi d’ailleurs. En fait depuis si longtemps qu’on aurait pu douter de la paternité du roi actuel s’il n’avait pas été eunuque.

— Pourtant Chenlow semble beaucoup plus jeune que la reine.

— Chenlow est plus vieux qu’il n’y paraît. Il a l’âge d’être le père de Brun. Mais c’est vrai qu’il semble jeune. En fait, les autres concubines le sollicitent beaucoup. Et pas uniquement parce qu’il peut leur obtenir divers avantages. J’ai entendu dire que c’est un amant remarquable. On ne dirait pas en le voyant si gentil qu’il est aussi habile.

Le maître des eunuques semblait effectivement très gentil. Et pourtant, il commandait ici. Il ne devait pas l’être tout le temps pour avoir atteint ce poste. D’ailleurs, il avait menacé ses compagnes de leur couper la langue si elles n’étaient pas capables de se taire. Un souvenir remonta. Un autre homme, le chef d’une bande de pillards. Très charmant également, attentionné, poli. Il l’avait cependant livrée à ses camarades et l’avait violée à leur suite.

Voyant son amie devenir silencieuse, Gyvan se méprit sur ses pensées.

— Ça fait envie, hein, dit-elle.

Elle se leva. Elle se plaça devant le miroir et tournoya sur elle-même. La robe se souleva, révélant les jambes jusqu’en haut de ses cuisses fuselées.

— Parfait, je suis prête. On y va ?

— Je te suis.

Deirane attrapa son usfilevi tout neuf et s’élança à la suite de la jeune Aclanli.

Les quatre amies s’étaient trouvé un coin ombragé dans le jardin. Sous l’influence de Gyvan, il était idéalement situé sur le trajet qu’employaient les gardes qui patrouillaient. Tôt ou tard, son bel éphèbe passerait près d’elles. Elle n’envisageait pas de conclure cette fois-là. Non, c’est un travail de longue haleine, toute une stratégie qu’elle avait élaborée afin de faire tomber l’eunuque dans ses filets.

Deirane s’installa sur le banc et commença à accorder son usfilevi. Elle avait pris de Saalyn l’habitude de détendre les cordes après usage pour éviter que leur tension continuelle ne déformât le bois.

La jeune femme ne connaissait pas bien l’instrument. Elle l’avait depuis trop peu de temps et les leçons étaient encore insuffisantes. Mais elle arrivait à en tirer un son harmonieux. Elle ne jouait pas pour se donner en spectacle, comme son ancienne amie, mais pour son plaisir. Si d’autres personnes en prenaient avec elle, tant mieux, mais ce n’était pas le but. Un professeur de solfège avait intégré son équipe éducative pour parfaire son usage. Néanmoins, quand elle pouvait, elle s’isolait dans un coin pour pratiquer son art. Elle avait vite remarqué que les concubines se rapprochaient. Aucune n’allait jusqu’à l’aborder, mais elles se plaçaient juste à la bonne distance pour entendre. La plupart des femmes s’ennuyaient, un peu de musique leur permettait d’enrichir leur quotidien. Pourtant il y avait de quoi s’occuper ici. Dursun, par exemple, s’était approprié un carré de jardin et avait décidé d’y cultiver ses propres légumes. Deirane qui avait grandi dans une ferme lui avait d’ailleurs donné des conseils et l’avait aidé à tout organiser. Mais elle s’était vite retrouvée dépassée par les eunuques qui entretenaient un potager dans leur quartier et s’étaient révélé plus expérimentés qu’elle. Ou la Samborren qui profitait de l’école pour s’instruire. Certaines, comme Mericia, prenaient soin de leur silhouette en pratiquant des exercices physiques. D’autres encore jouissaient de tous les soins de beauté offerts par le harem. Mais la plupart des concubines ne faisaient rien d’autre que de se dorer au soleil ou se baigner dans la petite plage privative.

Deirane n’était pas une musicienne expérimentée. Elle n’avait pas la virtuosité de la guerrière libre. Son répertoire était pour le moment peu étendu, ce qui limitait la durée de ses récitals. Elle avait appris des chansons faciles à interpréter, avec des accords simples et un tempo lent. Par chance, celle que Saalyn lui avait donnée, « La Mercenaire », était dans cette situation. Elle commençait souvent par elle. Mais cela ne lui suffisait pas. Elle avait décidé qu’en mémoire de son amie, elle apprendrait la totalité de son œuvre et un jour elle l’exécuterait devant Brun. Ça le rendrait furieux, elle serait certainement punie. Mais elle lui devait bien ça.

Elle interprétait sa troisième et avant-dernière chanson quand Gyvan se leva.

— Je ne me sens pas très bien, dit-elle, je vais m’allonger un peu.

Elle se dirigea vers les banquettes abritées du soleil sur la terrasse. Au bout de quelques pas, elle trébucha, mais se rattrapa de justesse.

— Ça va ? demanda Dursun d’un ton inquiet.

Gyvan ne répondit pas. Elle s’effondra au sol où elle ne bougea plus.

— Gyvan ! s’écria Dursun.

L’adolescente se précipita sur sa sœur et tenta de la soulever. Deirane posa son instrument et la rejoignit, juste après Dovaren. La respiration de la jeune femme était difficile, comme un poids appuyait sur la poitrine. Son regard, affolé, allait d’une amie à l’autre. Et elle transpirait beaucoup.

— Ne la touchez pas, ordonna une voix autoritaire. Et poussez-vous.

Deirane leva la tête. C’était Nëjya, la Samborren qu’elle n’osait pas aborder. Celle-ci ramassa une branche morte à ses pieds et s’accroupit au milieu d’elles. De la pointe, elle écarta la robe au niveau du corsage. La peau était rouge, comme enflammée, et couverte d’une multitude de petits boutons.

— De l’extrait de spelgrad, en conclut-elle.

Dovaren se recula brutalement. Puis elle le leva et empoigna Dursun par le bras.

— Suis-moi, ordonna-t-elle.

Dursun se débattit.

— Elle a raison, suis là, conseilla la nouvelle arrivée. Vous devez vous laver avant que le poison pénètre la peau et jeter vos vêtements.

En larme, la petite fille se laissa conduire par la Naytaine vers leurs appartements. Deirane hésitait. Elle devrait les accompagner. Mais elle ne voulait pas non plus abandonner Gyvan. La nouvelle venue prit la décision pour elle.

— Reste un instant qu’elle ne meure pas en compagnie d’inconnues.

— Mourir ?

— Le spelgrad ne pardonne pas. Une fois qu’une quantité suffisante a pénétré dans le sang, il n’y a plus rien à faire.

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