Chapitre 54 : la diversion. (1/3)

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Deirane était dans les toilettes, accroupie par terre, la tête penchée au-dessus de la vasque. Son estomac vide se contractait douloureusement. Nëjya la rejoignit.

— Nausée matinale ? demanda-t-elle.

— Écœurement, répondit Deirane.

— Écœurement de quoi ? Tu as mangé quelque chose d’avarié ?

— Dans ce harem, rien n’est avarié. Sauf les esprits.

— Quoi alors ?

Deirane s’essuya la bouche avant de parler.

— Ce qu’on a imposé à Cali.

— Ah ça.

Nëjya s’accroupit à côté de la petite Yriani. Elle lui entoura les épaules d’un bras.

— On n’avait pas le choix.

Les deux amies se souvenaient parfaitement de la scène avec Cali.

La veille au soir, Dursun et Naim étaient allées rendre visite à la danseuse. Elles lui avaient annoncé ce qu’elles attendaient d’elle. La pauvre femme n’était pas une concubine. Elle était la maîtresse de Dayan. C’était à ce titre qu’elle habitait le harem, comme compagne de Dayan qui était son amant exclusif depuis plus d’une douzaine d’années. C’était depuis le seul homme qu’elle ait connu charnellement, et elle n’en voulait pas d’autres. Ce qu’elles lui demandaient était tout simplement au-dessus de ses forces. Elle avait d’abord refusé. Mais devant leur intransigeance, elle avait supplié. Puis elle avait pleuré. Mais rien n’y avait fait. Naim avait menacé de cesser de la protéger. Elle savait que Mericia n’attendait que cela. Elle ignorait ce que lui ferait subir la concubine, mais elle pariait que ce serait horrible. Dans son for intérieur, Deirane pensait que Mericia, n’étant ni stupide ni suicidaire, ne tenterait rien. Sans compter qu’elle avait compris que la danseuse était innocente des faits qu’elle lui reprochait. Mais Cali était persuadée du contraire. Elle avait fini par céder. Mais quand ses deux visiteuses l’avaient quittée, elle pleurait. Et le matin suivant, elle offrait une mine hagarde.

— Elle le fera, tu sais, remarqua Nëjya, je peux même affirmer qu’elle se montrera très bien. Les deux gardes ne verront pas ce qu’on est en train de faire.

— Je suis sûre qu’elle se montrera à la hauteur. Mais on est en train de la détruire. Après, nous devrons bien nous occuper d’elle. Et nous ne devrons plus jamais lui demander quoi que ce soit.

— Je n’ai aucune pitié pour elle. Après tout, c’est la compagne de Dayan.

Deirane la regarda, surprise par la véhémence de son amie.

— Mais elle est comme nous, elle n’a pas choisi de se retrouver ici. Elle a eu la chance d’y trouver un endroit où elle se sent bien, mais elle est une esclave.

— Une esclave qui pactise avec l’ennemi.

— Et si un jour, on chasse le roi du trône, que vas-tu faire ? Lui raser le crâne et la promener nue à travers la ville ?

Nëjya détourna la tête, soudain honteuse.

— Non, bien sûr.

Elle serra Deirane plus fort contre elle.

— On peut demander à Naim de surveiller, pour éviter que les gardes n’aillent trop loin. Si sa prestation se limite à un effeuillage et quelques caresses alors qu’elle s’attendait au pire, ça devrait lui remonter le moral. Un effeuillage, elle devrait pouvoir assurer. Quand elle danse, elle n’a pas grand-chose sur le corps.

— Je risque d’avoir besoin de Naim. Elle est plus forte que nous toutes réunie.

Nëjya hésita longuement avant de répondre.

— Si vraiment ça peut te mettre à l’aise, je peux m’en charger.

— Tu ferais ça ? Mais tu ne supportes pas le contact des hommes.

— Je ne suis pas sensé les laisser me toucher, juste détourner leur attention.

Deirane lui caressa le visage.

— Je ne peux pas accepter cela. Ce n’est pas le genre de service qu’on demande à une amie.

— Si je n’y vais pas, l’opération risque d’échouer, tu en es consciente. Je croyais qu’elle te tenait à cœur.

— Mais pas à ce point !

Deirane s’écarta de Nëjya.

— Je préfère y renoncer plutôt que de te sacrifier.

— Et que feras-tu du corps ?

— Nous le mettrons en terre, comme tout le monde s’y attend.

La porte des toilettes s’ouvrit. Les deux amies se retournèrent soudainement pour voir Sarin entrer dans la petite pièce. Aussitôt, le visage de Deirane se ferma.

— Que fais-tu ici ? demanda-t-elle d’un ton hargneux. Ta suite ne dispose pas de cabinets ?

— Je sais ce que vous préparez, répondit-elle.

— Tu sais quoi exactement ?

— Vous préparez quelque chose et pour cela vous devez occuper les gardes de la tour.

— Continue !

Sarin tourna la tête vers Nëjya.

— Et je sais ce que tu envisages d’accomplir. Tu n’y arriveras pas.

— Qu’est-ce que je vais donc essayer de faire ? demanda Nëjya.

— Utiliser tes charmes pour détourner l’attention des soldats. Mais tu n’aimes que les femmes. Jamais tu ne sauras les séduire.

— Des mecs ! Ce n’est pas compliqué. Je me fous à poil devant eux et ils auront la bave aux lèvres.

Sarin sourit et écarta les pans de la cape qui la couvrait révélant son corps totalement nu, à l’exception d’une chaîne en or autour de la taille. Elle avait même coloré ses tetons en doré pour les faire ressortir davantage.

— Je suis déjà en tenue, remarqua-t-elle.

Deirane ne comprenait plus. Elle chercha des explications du côté de Nëjya, mais le spectacle de ce corps sculptural qui s’offrait à sa vue absorbait l’attention de cette dernière. Sarin était peut-être effacée et sans caractère, mais comme toutes les femmes de ce harem, elle était magnifique.

— Que veux-tu dire ? demanda Deirane.

Avant de répondre, la concubine referma sa cape.

— Je vais m’occuper des gardes avec Cali. Et vous, vous ferez ce que vous avez à faire ?

— Pourquoi ? intervint Nëjya.

— Par ma naïveté, je suis responsable de la mort de Dovaren. Je ne me le pardonnerais jamais.

— Moi non plus ! répliqua Deirane.

— Mais je peux réparer un peu les conséquences de ma bêtise.

— Tu nous as trahies une fois auprès de Brun, qu’est-ce qui nous dit que tu ne vas pas recommencer ?

— Pas auprès de Brun.

— Comment ?

— Je travaillais pour le compte de Larein, pas de Brun.

— Larein !

Sarin répondit à l’exclamation de Deirane en hochant la tête.

— Je voulais intégrer sa faction. Elle m’a donné comme mission de vous espionner. Tous les soirs, je lui rendais mon rapport.

— Larein ! Et comment Brun l’a-t-il appris ?

— Je l’ignore. Larein lui a certainement dit.

Deirane s’assit sur le siège des toilettes. Elle réfléchissait.

— Tu es consciente que si tu trahis Larein elle se vengera, remarqua Nëjya.

— Je sais, répondit Sarin, mais plus personne ne mourra à cause de moi. Et si je reste dans sa faction, elle m’utilisera à nouveau de cette façon.

Deirane se mit debout et se dirigea droit sur la concubine l’air décidé. Elle s’arrêta suffisamment loin pour qu’elle n’eût pas à trop lever les yeux pour la voir.

— Je ne te pardonne toujours pas, mais j’accepte ton aide.

— Merci.

— Mais c’est uniquement pour épargner à Nëjya une épreuve qui risquerait de la blesser.

Sarin se contenta de hocher la tête.

— Et quand cette histoire sera finie, nous parlerons. Tu me raconteras tout ce qui s’est passé avec Larein.

— Pourquoi ? demanda Nëjya.

— Parce que j’en ai marre que tout le monde craigne cette garce. Quand j’en aurai terminé avec elle, c’est elle qui aura peur de moi.

Nëjya esquissa un sourire fugitif.

— Tu penses te montrer assez forte.

— Un pervers m’a torturée pendant des monsihons. Des hommes m’ont violée toute une nuit. À plusieurs parfois. On a assassiné mon fils, mon fiancé. On m’a fait subir le pire. Je suis toujours là. Tu crois que c’est elle qui va me faire peur ?

— Tout ce qui ne nous détruit pas nous rend plus fortes, murmura Nëjya.

— En général, je trouve cette phrase stupide, mais pour une fois, elle est exacte !

Deirane se tourna une dernière fois vers Sarin.

— Et n’oublie pas, contrairement à Larein, Brun ne peut pas me tuer. Il ne peut même pas me blesser. S’il décidait de me punir, je passerais certainement un moment très pénible, mais je n’en mourrais pas. Penses-y.

Sarin s’humecta les lèvres de la langue. Elle avait compris le message. Si elle trahissait encore Deirane, elle le paierait très cher, même si la petite concubine devait en subir un châtiment.

— Je ne ferais plus jamais rien qui puisse te nuire, promit-elle.

— Bien. Maintenant, allons-y. La nuit doit être assez noire.

Deirane se leva.

Elle décrocha d’une patère une cape sombre qu’elle étala par-dessus ses vêtements. Pour une fois, elle n’était pas habillée de façon à exhiber son corps. Elle portait une solide salopette en tissu épais, assez semblable à ce qu’elle mettait quand elle effectuait des travaux salissants dans la ferme de son père. La Samborren avait enfilé une tenue identique à celle de Deirane. Elle était prête.

Les trois femmes retrouvèrent le reste de la bande dans la salle commune. La présence de Sarin les surprit, mais personne ne le releva. Dursun était habillée exactement comme Deirane, une tenue robuste qu’elle pourrait souiller. Naim avait mis un justaucorps noir qui aurait suffi à rendre invisible dans la nuit tout individu de teint plus clair qu’elle. Et enfin Cali. Contrairement à Sarin, elle n’était pas totalement nue sous sa cape, bien qu’elle ne portât pas grand-chose. En tant que plus âgée de la bande, elle était celle qui possédait le plus d’expérience dans le domaine de la séduction, même si ses artifices ne s’étaient toujours adressés qu’à une seule personne. Elle n’ignorait pas l’efficacité d’un déshabillage progressif sur les hommes.

Le regard qu’elle lança à Deirane semblait rien moins qu’avenant. Elle lui en voulait de l’obliger à faire cela. C’était Dursun qui lui avait exposé la demande, mais elle en connaissait l’origine. Il fallait croire que Mericia la terrorisait plus que se donner à des étrangers la répugnait.

— Tu ne seras pas seule, lui dit Deirane pour la rassurer, Sarin viendra avec toi.

— Sarin !

Elle lança un coup d’œil à la peintre qui lui confirma le fait d’un mouvement du menton.

— Tu as une façon bizarre de traiter tes amies.

— Deux d’entre elles sont mortes depuis que je suis arrivée et trois autres personnes ont été sacrifiées pour m’amener ici. Je ne permettrai pas que cela continue.

Deirane la laissa méditer ses paroles en se dirigeant vers les fenêtres qui éclairaient normalement la salle.

— Son fils de cinq mois faisait partie des morts, lui expliqua Dursun, ainsi que son fiancé.

— Je l’ignorais, répondit Cali.

Bien qu’elle semblât toujours désespérée, le regard qu’elle lança à Deirane était déjà moins dur. En voyant ce changement, Dursun se demanda si la danseuse était capable d’éprouver de la haine envers qui que ce soit. Elle-même, si on lui avait fait le même coup, aurait eu du mal à pardonner.

Les femmes n’étaient pas seules dans la pièce. Une table improvisée occupait l’endroit vers lequel se dirigeait Deirane : des planches soutenues par deux tréteaux. Dessus reposait un corps recouvert d’un linceul. Biluan. Brun l’avait remis à Deirane, conformément aux usages. Il avait un peu distordu la coutume en ce sens que c’était lui qui aurait dû le recevoir. Mais le roi avait estimé que pour Deirane cela constituerait une punition de se charger ainsi de son ancien tortionnaire. Cette idée lui avait été insufflée, sous l’influence d’Orellide. En réalité, il représentait une pièce maîtresse de son plan. Procéder à sa toilette mortuaire avait été pénible. Mais l’objectif qu’elle s’était fixé l’avait soutenue.

Naim la rejoignit.

— On doit y aller. Si nous partons trop tard, le pont sera déverrouillé.

— Tu as raison.

La géante attrapa le corps et le balança sur son épaule, comme un sac un peu lourd. Elle le soulevait sans effort. Dursun ouvrit la porte, laissant le passage à ses amies. L’escalier qui descendait jusqu’au niveau du jardin présenta quelques difficultés, il s’avérait trop étroit pour le fardeau que Naim transportait. Puis elles s’enfoncèrent dans la nuit en direction de la petite plage privée du harem.

Dès que les trois premières conspiratrices furent parties, Sarin et Cali lancèrent un regard intrigué vers Nëjya.

— Que fais-tu là ? demanda Sarin, tu ne les accompagnes pas ?

— Je viens avec vous.

— Mais pourquoi ? Je croyais que je m’occupais de distraire les gardes.

— Vous aurez besoin d’aide. Aussi bien toi que Cali êtes incapables de leur résister s’ils devenaient violents.

Sarin chercha du soutien vers Cali qui haussa les épaules par désintérêt.

— On y va, ordonna Nëjya. Il vaudrait mieux se trouver loin quand Deirane s’apercevra que je ne les suis pas.

— Parce qu’elle n’est pas au courant ?

— Non, et j’espère qu’elle ne se rendra compte de rien avant d’atteindre l’escalier sur la plage. Ce qui nous laisse seulement quelques stersihons.

— Très bien. Mais quand tu reverras Dursun, je ne voudrais pas être à ta place.

L’idée de la future réaction de sa maîtresse face à sa folie lui déclencha un frisson. Mais cela ne la fit pas renoncer pour autant. Sous la direction de Cali, les trois conspiratrices se mirent en route.

Elles s’engagèrent dans les couloirs. L’entrée secrète qui permettait d’atteindre la tour de garde débouchait dans les appartements de Jevin. En allant voir son fils, Orellide avait veillé à ne pas verrouiller la porte de l’escalier qui menait dans la suite princière. Elles s’infiltrèrent sans difficulté. Cali, qui connaissait les lieux prit la direction des opérations. Maintenant qu’elle était plongée dans le cœur de l’action, toute indécision l’avait abandonnée.

Alors qu’elles atteignaient un palier intermédiaire, Cali repoussa brutalement Nëjya. Elle mit un doigt sur ses lèvres ; lui intimant le silence. D’une poche de sa cape, elle sortit un miroir minuscule. Elle passa la main au-delà du mur pour surveiller la seconde volée de marche. Par curiosité, la Samborren se pencha pour regarder. Dans le reflet, elle vit ce petit dôme noir fixé au plafond en de nombreux endroits du palais, en particulier dans les intersections, qu’elle avait toujours pris comme un élément de décoration.

— Œil feytha, chuchota Cali, il peut nous voir et nous entendre.

— Pour le compte de qui ?

— Les gardes rouges. Brun. Dans le harem, Chenlow et les eunuques.

— Que fait-on ?

— On attend, pas assez d’écrans pour les contrôler tous.

L’attente ne dura pas longtemps. L’appartement de Jevin était isolé, difficilement accessible. Les chances qu’une personne s’y introduisît sans avoir été détectée avant étaient faibles. La surveillance se montrait légère. Cali reprit la marche.

— Comment sais-tu qu’il ne nous regarde plus ? demanda Nëjya.

— Quand il fonctionne, il émet un bourdonnement. Il voit et il entend.

Nëjya comprit soudain. Ces dômes existaient partout, même dans les chambres. Dans certaines tout au moins. Dans l’aile des novices, hasard des réaménagements du palais au cours des temps, seules celles de Dursun et de Dovaren en possédaient une. L’idée que Brun ait pu suivre ses ébats avec Dursun la fit rougir un instant. Personne n’y faisait attention. La façon qu’elles avaient de s’intégrer au décor les rendait quasiment invisibles pour une personne ignorant leur rôle. Brun pouvait tout surveiller. Il avait dû prendre connaissance de la tentative d’évasion de Dovaren de cette façon. Sarin n’avait pas menti, il savait. Deirane serait ravie d’apprendre cela.

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