Chapitre 45 : Le plan

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Le sourire qui flottait sur les lèvres de Deirane, le lendemain de sa rencontre avec Brun, ne manqua pas d’attirer l’attention de ses amies. Toutes les quatre se promenaient dans les jardins. Elles se dirigeaient vers la petite plage privée. Ce matin-là, Ard les accompagnait. Les autres concubines s’étaient habituées à sa présence dans leur domaine. Peut-être parce qu’il était âgé au point d’être leur grand-père et qu’il connaissait une multitude d’histoires intéressantes à raconter.

— Brun a dû se montrer exceptionnel pour que tu aies cet air-là, remarqua Dursun.

— Ne dis pas de bêtises, répondit Deirane. Ce n’est pas Brun le responsable.

— Qui alors ? Tu n’as vu personne depuis qu’on s’est quitté. Tu as vu quelqu’un ?

— Dresil, j’ai passé la nuit avec lui.

Ard s’arrêta si brutalement que Nëjya lui rentra dedans.

— Eh ! s’écria-t-elle, fais attention !

— Je suis désolé, j’ai été surpris.

— Je vois ça. Qui est Dresil ?

— Son fiancé, répondit Ard, que Brun a fait assassiner.

— Oh ! Les produits d’Orellide sont violents, remarqua Dursun.

Deirane fit la moue. Elle savait que son amoureux ne pouvait pas avoir été présent physiquement avec elle la veille. C’était bien Brun et pas Dresil qui l’avait possédée. Mais elle ne voulait pas l’admettre. Que l’aide qu’il lui avait apportée, transcendant la mort, ne s’avérât qu’un délire induit par une drogue lui semblait trop déprimant. Elle se perdit dans une rêverie ou le visage de son bien aimé tenait une grande place.

L’Yriani s’était appuyée à la rambarde et regardait la mer en contrebas. Ard toussa pour attirer son attention.

— Deirane, l’interpella-t-il, il est temps de revenir sur terre.

Son nom ramena la jeune femme au présent. Le vieillard était le seul à l’utiliser. Il refusait de se soumettre aux ordres de Brun qui l’avait remplacé par Serlen. Cela la touchait beaucoup, elle savait qu’il risquait gros en faisant cela.

— La première partie du plan est réalisée, remarqua Dursun. Mais il reste la deuxième à accomplir. Mais là, ce n’est pas gagné.

— Il existe donc un plan là derrière, dit Ard. Mais un plan pour quoi ?

— Pour que Brun soit persuadé qu’il est le père du fils de Deirane.

— Il n’est pas idiot. Il sait compter, intervint l’intéressée. Même lui comprendra que sa naissance arrive trop vite.

— Et qu’en pense Orellide de cette deuxième partie ? Est-elle au courant ?

— Absolument pas. C’est une initiative personnelle.

— Et tu crois qu’elle approuvera ?

— Elle lui montrera que Deirane est capable de faire ce qui est nécessaire, expliqua Dursun, et qu’elle est bien celle qui doit lui succéder.

— C’est un plan risqué. Et si elle s’y oppose ?

— Vous ne savez même pas ce qui est prévu, protesta Nëjya.

Malgré l’intimité qui existait entre elles et le vieillard, Nëjya n’arrivait pas à le considérer comme un égal. Elle ne pouvait s’empêcher de manifester une déférence qui le mettait parfois mal à l’aise.

— Et je ne veux pas le savoir, rétorqua-t-il. Je ne suis pas sûr que je parviendrais à tenir ma langue si on m’interrogeait.

Deirane les interrompit.

— Il reste un problème, objecta-t-elle.

— Le délai, répondit Dursun, tout doit être en place dans trois douzains.

— C’est vrai. Mais je pensais plutôt à la plage. Elle devra être accessible la nuit.

Même Dursun eut le souffle coupé.

— Mais pourquoi ? Notre plan ne prévoit pas ça.

— C’est un ajout personnel

— Tu peux me dire ?

— Non, tu me prendrais pour une folle.

Dursun étudia un moment le problème dans sa tête.

— Je vais devoir trouver le moyen d’occuper les sentinelles de la tour pour qu’ils laissent le pont ouvert.

— Je pensais à leur offrir une séance d’effeuillage. Ils travaillent toute la journée à proximité de femmes magnifiques, mais ils ne peuvent que les voir de loin. Ils doivent vivre dans une frustration permanente.

— Entre le moment où la garde verrouille le pont et celui où le palais s’endort, il s’écoule presque deux monsihons. Si on veut qu’il reste ouvert, aussi longtemps, il faudra leur donner plus qu’un simple effeuillage.

Nëjya se recula brutalement.

— Non, vous ne pouvez pas me demander ça ! s’écria-t-elle.

— Te demander quoi ? l’interrogea Deirane.

— Je ne laisserai pas un homme me toucher. Encore moins deux.

— Mais qu’est-ce qui te fait dire que ce sera toi qui devras te sacrifier ? intervint Dursun.

— Ce ne sera pas Serlen, elle se trouvera sur la plage. Ça ne peut pas être toi, tu es encore vierge. Si quand Brun te prendra il découvre que tu ne l’es plus, il te punira sévèrement. Les autres membres de notre groupe ne sont que des enfants. Qui reste-t-il ?

— Il reste Naim, remarqua Deirane.

— Naim ! Tu as dit toi même qu’ils voient les plus belles femmes toute la journée. Et on leur en envoie une qui ressemble à leur épouse. Et son physique attire certains hommes, mais en rebute beaucoup. En plus, elle n’est toujours pas rentrée.

— Dovaren aurait pu s’en charger, remarqua mélancoliquement Deirane. Et pour elle, ça n’aurait pas été un sacrifice.

— Dovaren n’est plus là.

Dursun caressa la joue de son amante.

— Ne t’inquiète pas. Tu n’auras pas à subir une telle épreuve.

— Tu as déjà imaginé un plan ?

— J’ai compris depuis longtemps qu’un jour on se retrouverait face à cette situation. J’ai mis en place des actions qui devraient prochainement porter leurs fruits. Si tout se passe bien, avant même la fin de ce douzain.

— Tu as trouvé une alliée qui acceptera d’occuper deux gardes à elle seule pendant deux monsihons ? s’écria Deirane.

— Tu seras surprise. Tu sauras dans trois jours.

— Qui ?

Dursun ne répondit pas. À la place, elle adressa un sourire espiègle à son aînée. « Elle sourit de la même façon que Gyvan, remarqua Deirane ». Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pensé à la sœur de son amie. De tout leur groupe, c’était la plus joyeuse. Rien ne pouvait l’empêcher de rigoler. Dursun, par contre, n’avait plus jamais ri depuis sa mort. Elle chassa ces idées de sa tête. Ce n’était pas le moment de se laisser aller à la nostalgie.

— Ard, reprit-elle, je t’avais demandé de me trouver quelque chose. Tu l’as ?

— Je l’ai.

Il lui tendit l’objet. En le découvrant, Deirane ne put retenir un mouvement de recul. Des sueurs froides, réminiscences de souvenirs terribles, lui humidifièrent le front. La matraque électrique était la seule arme qui pouvait la blesser. Biluan, par le passé, ne s’était pas privé de l’utiliser sur elle. Elle se remémorait encore de la douleur atroce, pire que tout ce qu’elle avait éprouvé dans vie, que le trafiquant lui avait infligée avec cet instrument. Même la naissance de Hester avait été plus douce.

Comme s’il s’agissait d’un serpent prêt à la mordre, elle prit l’objet. Elle examina les deux pointes et les quelques boutons qui brisaient sa symétrie. Il ne portait aucune décoration, il était purement fonctionnel. Il ne présentait pas l’aspect soigné qui caractérisait habituellement les productions helarieal. Cela confirmait son origine clandestine, il était fabriqué au nez et à la barbe des pentarques dans la province du Lumensten par des chefs de guerre.

— C’est incroyable ! s’écria Deirane. Comment as-tu fait ?

— Il ne faut jamais sous-estimer la vénalité des gens.

— Comment ça ? Je ne comprends pas.

— Ce palais utilise des systèmes de sécurités élaborés par les feythas. Jusqu’à présent, ils se sont montrés redoutables d’efficacité. Mais ils présentent une faille. Ils sont contrôlés par des humains. Ils peuvent s’acheter. Il suffit de trouver le prix.

— Mais qui ? demanda Nëjya, le harem est totalement isolé du reste de la ville.

— Il n’est pas isolé puisque vous mangez tous les jours. Et il est rempli de richesses facilement monnayables.

— Si un bijou est dérobé ici, la personne sur qui on le retrouve à l’extérieur risque de passer un sale moment.

— Je pensais à des choses que personne n’oserait déclarer en cas de vol. Comme une certaine poudre blanche que l’on aspire par le nez pour faire des songes roses.

Nëjya ne comprenait rien aux paroles du vieil homme. Ce ne fut pas le cas de Dursun qui réagit aussitôt.

— Une concubine se drogue ? Comment as-tu pu lui en subtiliser ?

— Plusieurs même. Et je ne l’ai pas volé moi-même. C’est une domestique qui s’en est chargé.

— Une domestique, trahir sa maîtresse ! s’écria Deirane.

— Toi tu traites la tienne comme une amie. Elle t’est fidèle. Mais quand tu te fais frapper, humilier et insulter à longueur de temps, pourquoi le serais-tu ?

Ard tourna la tête vers la petite jeune femme. Il remarqua sa façon de tenir la matraque électrique, entre le pouce et l’index. Cet instrument de torture la répugnait. On avait l’impression que le simple fait de le prendre en main allait la souiller.

— Je me demande ce que tu vas en faire, dit-il.

— M’en servir, répondit Deirane.

— Sur qui ?

— Sur quelqu’un qui ne va pas beaucoup souffrir. Comment ça marche ?

Tout en lui montrant les différents éléments de l’arme, il lui expliqua son fonctionnement

— Le curseur te permet de régler la position le long de ces graduations. Ça va d’un – ça chatouille à peine à ce niveau – à douze ou ça peut tuer. Le bouton lance la décharge. Enfin celui-là, c’est une sécurité. Il évite qu’il se déclenche accidentellement. Quand il est dans la poche par exemple.

Deirane la tourna. À l’extrémité opposée, elle trouva un interrupteur qui lui avait échappé.

— Il marche ?

— Il est chargé. Tu peux lancer une attaque à pleine puissance, et plus d’une centaine avec le curseur réglé au minimum.

— Seulement ? Quand Biluan me frappait avec, j’avais l’impression de recevoir beaucoup plus de coups.

— Ce n’était qu’une impression. À l’intensité où il l’utilisait, il ne te donnait qu’à peine une dizaine de chocs puis l’arme était vide.

— Qu’à peine, releva-t-elle ironiquement.

Elle confia cette arme qui la répugnait tant à Dursun.

— Garde-la pour moi, sollicita-t-elle.

Dursun esquiva l’offre en écartant les mains.

— Toucher quelque chose uniquement conçue pour faire souffrir ? Pas question.

Sans hésiter, Nëjya s’en empara.

— Dégonflée, lui lança-t-elle.

Mais le sourire qui éclairait son visage démentait la dureté des paroles. La matraque disparut dans la robe de la jeune Samborren. Où ? Deirane n’aurait su le dire, elle portait une tenue si courte et si décolletée. D’un autre côté, elle était ample, avec de nombreux replis qui permettaient de dissimuler beaucoup de petits objets.

— Je ne sais rien de ton plan, mais je suppose que l’un de nous devra s’en servir sur quelqu’un, dit-elle.

— Oui, répondit Deirane.

— Et tu n’en seras pas capable.

— Non.

— Dursun a raison, je trouve cette arme révoltante. Mais je pense que je pourrais l’utiliser. Donne-moi juste la cible.

— Tu la connaîtras le moment venu.

La petite femme blonde leva la tête vers son mentor.

— Et Biluan ?

— La proposition de Brun l’intéresse, répondit Ard. Il est appâté.

— Parfait.

— Si ça marche, tu seras reine avant un an, remarqua Dursun.

— Mais si ça échoue, nous serons tous morts dans un mois, tempéra Deirane.

— Quoi que vous ayez prévu, ça n’échouera pas, ajouta Ard.

Deirane estima qu’ils étaient restés au même endroit suffisamment longtemps. Plus, ils risquaient d’attirer l’attention. Elle entraîna ses amis à travers les chemins du jardin. Ils continuèrent leur promenade pour donner le change. Deirane réfléchissait cependant à cet instrument de torture. Un instant, elle se demanda si elle pourrait aller jusqu’au bout. Elle posa la main sur son ventre où une nouvelle vie était en train de se former. Oui, elle osera. Elle sacrifierait tout pour lui.

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