Chapitre 40 : Confidences

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Cet après-midi là, lorsque Deirane lui rendit visite, Orellide semblait préoccupée. C’est distraitement qu’elle s’occupa d’elle. Elle lui maquilla les yeux sans dire un mot alors qu’elle était censée lui transmettre ses notions dans l’art de la séduction.

— Comment te sens-tu ? demanda soudain la reine mère.

— Comment je me sens ? s’écria Deirane sous la surprise.

Depuis que les deux femmes se connaissaient, c’était la première fois qu’Orellide s’enquérait de l’état de sa cadette. Bien sûr, elle était venue prendre de ses nouvelles pendant qu’elle se remettait de son viol. Mais c’était de façon indirecte en interrogeant Chenlow ou une de ses amies. Même après la mort de Dovaren, elle n’avait rien demandé.

— Mais comme d’habitude.

— Bien.

Deirane repoussa la main qui tenait le pinceau à maquiller.

— Que se passe-t-il ?

La vieille femme s’écarta. Elle fouilla un instant dans ses cosmétiques, mais c’était plus pour gagner du temps que pour chercher réellement quelque chose.

— J’ai parlé à Brun, déclara-t-elle enfin.

— Que lui avez-vous dit ?

— Que tu étais prête. Que le moment était arrivé que tu t’acquittes de tes devoirs de concubine.

— C’est rapide, je ne m’attendais pas à ce que ça vienne aussi vite.

— C’est ce qu’il a répondu. Je lui ai souligné que tu avais douze ans révolus et que tu connaissais tout ce qu’il est nécessaire pour honorer ton rôle.

Elle se retourna et s’appuya contre le petit meuble.

— N’oublie pas que le temps est compté. Tu attends un bébé. Si tu tardes trop à partager sa couche, jamais tu ne pourras lui faire croire que cet enfant est de lui.

— Je sais, répliqua Deirane d’un ton brusque.

Elle serra les poings et se calma.

— Je sais, reprit-elle plus doucement. Mais ça ne me fait pas plaisir pour autant. Mettez-vous à ma place.

Les lèvres d’Orellide esquissèrent un petit sourire, mais son visage exprimait la tristesse.

— Je m’y mets très bien. À ton avis, comment ça s’est passé pour moi quand je suis arrivée ici ?

— Vous voulez dire que…

Orellide hocha la tête.

— Tu as de la chance. Le père de Brun était sadique. Il se délectait à faire souffrir les gens. Brun ne présente pas ce travers. Il aime la puissance et la domination, mais il n’est pas pervers.

Elle sourit sur cette pensée de son fils. Par prudence, Deirane préféra ne pas remarquer qu’il était si peu cruel qu’il avait acculé Dovaren au suicide. Elle estimait qu’en creusant un peu, elle pourrait trouver d’autres choses pas bien jolies sur le roi.

— Il est même possible qu’il se montre doux avec toi, reprit Orellide.

— C’est une maigre consolation. Je ne suis pas sûre de me montrer à la hauteur. Et si j’échouais. Si je me révélais incapable de faire ce qu’il faut.

— Tu y arriveras.

Deirane fit une moue dubitative.

— Si tu savais ce qu’une mère peut accomplir pour sauver la vie de son enfant. Connaissant l’enjeu, je sais que tu réussiras.

— Peut-être que si je ne faisais rien, il me répudierait.

— Nous avons déjà eu cette conversation.

En quelques enjambées, Orellide se porta auprès de la jeune femme. Elle s’accroupit devant elle pour se mettre à sa hauteur.

— Brun te tuerait s’il estimait que tu l’as trahi. Ou il te donnerait à Jevin.

— Jevin ne vivrait pas longtemps s’il me brutalisait.

— Bien, il a complètement détruit cette Nëjya, mais toi, il t’a endurcie.

— Nëjya a subi ses assauts des jours durant.

— D’accord, mais pourquoi ne s’est elle pas rebellée comme toi ? Après tout, elle vient du Sambor. Dans ce pays, les enfants naissent avec un poignard à la main dit-on.

— Parce qu’elle est vulnérable. Jevin est un militaire expérimenté. Elle est une femme qui n’a jamais eu à défendre sa vie. En plus, elle est petite et pas très forte. Elle ne peut pas lui opposer de résistance physique.

— Exactement ce qui convient à un monstre de son espèce. Mais cela entraîne une question. Tu es plus menue que Nëjya, tu penses pouvoir mieux lui tenir tête.

— Oui.

Orellide ne dit rien, attendant les éclaircissements.

— Jevin ni Brun d’ailleurs, ne peuvent me tuer. Ils ne peuvent même pas me blesser.

— J’ai du mal à le croire, vu l’état dans lequel il t’a mis quand il t’a agressée.

— Je n’ai subi que des hématomes, alors qu’il n’a pas retenu ses coups.

— D’accord, ta particularité te protège contre les violences physiques ainsi que contre les poisons de contact. Et je parie que même le feu ou le froid ne pourront rien sur toi. Mais tu ressens la douleur. Et je suis sûre qu’il existe des moyens de te tuer.

— Comme ?

— La noyade par exemple, ou te laisser mourir de faim ou de soif. Et rien ne dit qu’un poison ingéré sera sans effet sur toi. Ta protection ne se situe qu’au niveau de la peau.

La reine mère avait raison. Il restait beaucoup de possibilités pour mettre fin aux jours de la belle Yriani. Le drow qui lui avait infligé ce tatouage n’avait pas pu la prémunir contre tout. Sinon, cela ferait des décennies que les guerriers de tout poil auraient acquis le pouvoir nécessaire auprès du démon qui l’avait créé. Elle était déjà assise, elle ne put se laisser tomber sur une chaise en soupirant.

— Que va-t-on faire alors ?

— Tout ce que je te dirais.

Orellide reprit le dessin autour des yeux. Elle cherchait à concilier le tracé au crayon noir avec les pierres et les fils d’or incrustés dans sa peau. À ce niveau, elles étaient absentes, comme si l’artiste avait craint que leur brillance ne gênât la vision de la jeune femme. Il s’était limité à des diamants bleus sur les joues et ce magnifique rubis pour le front. Mais pour des raisons d’harmonie, elle devait en tenir compte. Elle avait déjà essayé plusieurs couleurs sans en être satisfaite. Elle était revenue aux fondamentaux, le noir, qui jusqu’à présent offrait les meilleurs résultats.

— Tu vas te préparer selon mes indications, je me chargerai de ton maquillage, tu porteras la robe que je te donnerai, les bijoux que je te passerai. Et surtout, n’oublie pas ton bracelet d’identité helarieal.

— Mon bracelet d’identité ? Pourquoi ?

— J’ignore pourquoi, mais Brun à l’air d’y tenir beaucoup.

— À travers moi, il s’imagine atteindre l’Helaria, murmura-t-elle.

— C’est possible.

Elle se recula pour admirer son œuvre.

— Parfait.

Elle se tut un long moment. Intriguée, Deirane tourna la tête vers elle. Elle vit la reine mère qui la regardait bizarrement.

— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.

— Non.

Elle alla jusqu’à la petite tablette pour reposer le crayon gras. Elle revint avec la brosse.

— C’est juste que… Je n’ai donné naissance à une fille.

— Mais ! Brun a des sœurs.

— Des demi-sœurs. Elles ne sont pas de moi.

Deirane ne sut que répondre. Alors elle se tut.

— Après Brun, je n’ai pas donné naissance à d’autres enfants. C’était un choix. Je ne voulais pas que son droit au trône fût contesté. Il n’existe rien de pire pour une mère que de voir ses deux fils essayer de s’entretuer. Du coup, je me suis débrouillée pour ne plus tomber enceinte. Mais je n’ai pas pu élever la fille dont je rêvais.

— Comment avez-vous fait ?

— Les eunuques sont nombreux dans les parages.

— Oh.

La jeune femme était déçue. Elle espérait que la reine mère connaissait des techniques secrètes. Mais sa méthode se révélait si triviale. Les eunuques étaient les seuls hommes à pouvoir entrer dans le harem. En fait, il arrivait que les gardes fussent admis dans la partie privée. Mais ces derniers ne le pouvaient qu’à titre exceptionnel.

— Je suppose que Chenlow se trouvait parmi eux.

— Chenlow…

La façon dont elle prononça ce nom lui confirma les confidences de Dursun concernant les sentiments entre ces deux personnes.

— Chenlow est extraordinaire. L’ancien roi était violent. Chenlow m’a aidé à oublier les coups et à rendre ces années supportables. Heureusement, le Brun d’alors n’a rien remarqué.

— Et Brun, l’actuel, il n’a rien dit là-dessus ?

— Il m’a demandé la discrétion. Il ne voulait pas que je sois malheureuse. Mais son statut l’aurait obligé à intervenir si notre relation était devenue de notoriété publique.

Depuis qu’elles se connaissaient, Orellide n’avait jamais manqué de présenter Brun comme un monarque éclairé et généreux. Et pourtant, elle ne pouvait pas oublier que c’était cet homme qui avait forcé Dovaren à assister à la mise à mort de sa famille. Il avait aussi livré Nëjya à Jevin, même s’il l’avait récupérée plus tard. Le sujet devenait trop sensible. Elle préféra revenir à celui d’origine.

— Au cours de toutes ces années, vous n’avez jamais rencontré une jeune femme qui aurait pu remplacer cette enfant que vous n’avez pas eue.

— Il y a quelques années, Brun a acheté une esclave au marché pour me donner cette fille qui me manquait tant. Mais la façon dont son vendeur l’avait acquise avait mis trop de haine en elle. Elle a assisté à l’assassinat de ses parents, sous ses yeux, à six ans à peine. J’ai dû y renoncer.

— Qu’est-elle devenue ?

— Elle vit toujours ici. Elle n’a jamais remplacé cette enfant dont je rêvais, même si elle se montre plus proche de moi que n’importe quelle concubine.

— Et les autres ?

— Toutes les femmes qui sont entrées en ces lieux ont été choisies pour leur beauté. La plupart sont des citadines, issues de familles bourgeoises, habituées à un certain luxe. Dans le milieu du harem, les défauts de leur classe sociale se sont amplifiés. Elles se prennent pour des reines.

— N’est-ce pas ce qu’elles sont ?

— Non ! Ce sont des concubines. Des esclaves qui ne détiennent comme pouvoir que ce que Brun veut bien leur accorder. La plupart ne font que s’admirer la journée durant, que ce soit dans leur miroir ou à travers leur cour. Mais ce qui pourrait leur donner une vraie puissance, elles l’ignorent.

— Je ne comprends pas.

— Le harem est loin d’égaler la Bibliothèque de Jimip. Même pas une de ses succursales. Mais il représente ce qui existe de mieux en matière d’éducation en dehors de l’Helaria. Aucune de ces femelles n’y a plus mis les pieds une fois passée leur période de noviciat. Et le vrai pouvoir, c’est la connaissance.

— Ce n’est pas avec ce qu’on apprend avec l’école qu’on deviendra puissante.

— Détrompe-toi. Elle te fournira des bases indispensables pour alimenter tes savoirs futurs.

Orellide prit le visage de Deirane entre les mains et le tourna vers elle.

— Certaines de ces femmes vivent ici depuis dix ans presque. Et pourtant, aucune n’est reine. Et pour les négociations avec les marchands de la Nayt, ce n’est pas l’une d’elles qu’il a choisie.

— Je croyais qu’il voulait me lier à lui en me faisant commettre des actions qui m’auraient inscrite sur la liste noire des guerriers libres.

— Il y a un peu de ça, je pense. Mais il désirait surtout savoir ce que tu avais dans ta tête. Et tu te souviens des conséquences immédiates de ce repas sur ta vie.

Elle hocha la tête. Dès le lendemain, deux nouveaux cours s’étaient ajoutés au cursus de Deirane : un de géopolitique et un de diplomatie. Elle voyait ou la vieille reine voulait en venir.

— Je pense que tu n’as pas tort. Tu ne deviendras jamais puissante par la connaissance. Tu ne possèdes pas ce qui convient pour les exploiter à fond. Tu te montres pleine de bon sens, mais les déductions logiques et les plans complexes ne sont pas pour toi.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Que tu dois protéger Dursun. C’est elle le cerveau. C’est elle qui est à même d’imaginer les solutions à tes problèmes. Mais elle n’est pas très costaude. Elle est incapable de se défendre. C’est une proie facile et c’est ton point faible. Larein l’a bien compris. C’est pour cela qu’elle s’en est pris à elle.

— Vous savez ce que Larein lui a fait ?

— Bien sûr. Et je me montre curieuse de voir comment tu vas répondre à cette vipère. Je suppose qu’on ne peut pas attaquer une des tiennes impunément. Ne me déçois pas. Et surtout, ne déçois pas Brun. Il n’a toujours pas exprimé son choix sur le successeur de Dayan, reprit Orellide. Mais à mon avis, il songe sérieusement à toi. Mais quand il optera pour une concubine, c’est en quelque sorte toute sa faction qui viendra avec elle. Toutes les chefs de parti s’appuient sur leurs compagnes. Et ton avenir n’est pas fermement assuré. Les vipères qui peuplent ces lieux peuvent te faire des coups bas. Elles ne s’en priveront pas. Et la façon dont tu y répondras le confortera dans sa décision ou lui fera y renoncer. Dayan dispose encore de quelques belles années devant lui, le moment n’est pas venu pour lui de se retirer. Mais cela ne signifie pas que tu peux te tourner les pouces.

Deirane secoua la tête, comme si elle refusait de croire à ces paroles.

— Mon parti est le plus petit de ce harem.

— C’est vrai. Mais celui des autres est composé d’associées alors que le tien est constitué d’amies. C’est énorme.

Orellide marqua une pause, comme pour mieux faire ressortir la déclaration qui allait suivre.

— Serlen, il est temps que tu te rendes compte que tu possèdes quelque chose de spécial qui manque aux concubines ici. Et je ne parle pas de ta particularité, aussi flamboyante soit-elle. Les gens t’aiment. Ceux qui te connaissent finissent toujours par t’aimer. Larein a d’ailleurs pris la pleine mesure de ce pouvoir.

Cette confession mettait la jeune femme mal à l’aise. Elle ne savait comment réagir à ces paroles. Elle ouvrit la bouche pour répondre, puis la referma sans prononcer un mot.

— On t’apprécie, sauf quand tu joues au poisson asphyxié comme ça.

Le ton acerbe de la reine mère était revenu. Le temps des confidences était passé.

C’est à ce moment que Pers entra dans la pièce. Il se pencha à l’oreille de la vieille reine pour lui murmurer quelque chose.

— Je dois m’absenter. Tu penses pouvoir trouver le chemin de la sortie toute seule ?

Deirane hocha la tête.

— Bien.

Orellide se leva et quitta les lieux. Avant de lui emboîter le pas, l’eunuque donna un dernier conseil à la jeune femme.

— Claquez bien la porte derrière vous que les sécurités s’enclenchent.

Quand Orellide revint, presque un monsihon plus tard, Deirane était partie. En regardant autour d’elle, un détail accrocha son attention. Quelque chose manquait. Elle s’approcha de la coupelle posée sur le bahut. Elle contenait un cachet de diazépam que les domestiques avaient trouvé sous l’armoire en nettoyant la chambre de Dovaren après sa mort. Il avait disparu. Un sourire satisfait éclaira son visage. Pers qui venait de rentrer remarqua le changement dans sa maîtresse.

— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.

— Au contraire, répondit-elle, tout va très bien. Mieux que je ne l’espérais.

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