Chapitre 36 : Orellide

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Une fois prête, Deirane se présenta devant les appartements d’Orellide. Le vieil eunuque l’accueillit avec son affabilité coutumière. Deirane le dévisagea, comme si elle ne le connaissait pas. Si Orellide partait, nul doute qu’il la suivrait. Ils étaient ensemble depuis trop longtemps.

La reine mère était à sa place habituelle, dans le grand fauteuil, qui n’était pas sans rappeler un trône. Deirane n’y avait jamais fait attention, mais elle ne pouvait pas passer ses journées ici. Elle avait certainement d’autres activités qu’attendre qu’une concubine se présente. Mais quand la jeune femme lui rendait visite, elle y était immanquablement installée, à s’occuper les mains dans une tâche artistique, broderie ou tricots. Elle devait prendre place dès que quelqu’un venait frapper à sa porte.

— Salam Deirane, l'accueillit Orellide.

En yriani. La vieille reine devait être dans des dispositions excellentes pour utiliser cette langue qu’elle appréciait peu.

— Toutes mes salutations, dame Orellide.

— Nous sommes seules, inutile de faire des chichis.

Deirane coula un regard vers l’eunuque. Orellide le remarqua.

— Nous sommes ensemble depuis si longtemps qu’il est presque une partie de moi. Alors pourquoi es-tu venu me rendre visite ? À cette heure-ci, tu devrais être en cours.

Deirane hésita. Elle ne savait pas comment annoncer la nouvelle. Surtout, elle ignorait pas comment l’ancienne reine allait l’accueillir. Prenant son courage à deux mains, elle se lança.

— J’ai un problème, annonca-t-elle.

— Quel genre de problème ?

La jeune femme coula un regard vers le vieil eunuque.

— Un problème dont je préférerai parler en privé.

— Si privé que tu ne peux pas le dire devant Pers ?

Deirane hocha la tête.

— Viens.

Orellide se leva et entraîna l’Yriani à travers les couloirs de son appartement jusqu’à une porte qui donnait sur l’extérieur. C’était une grande terrasse, inaccessible aux concubines, il était de plus séparé des jardins du harem par une haie qui protégeait l’intimité de la reine mère. Orienté au sud, on voyait l’océan qui s’étendait à perte de vue. Deirane chercha si elle apercevait une terre au large. Mais elle ne vit rien, aucune île.

Pers se précipita à la suite de sa maîtresse, l’air affolé.

— Ça suffit, le rabroua celle-ci. La tempête n'arrivera pas avant deux jours. Ça me donne largement le temps de parcourir les trente perches qui me séparent de la porte. Maintenant, laisse-nous.

Le domestique se retira, un peu soucieux d’abandonner Orellide seule avec Deirane.

— Ne t’inquiète pas tant, le rassura la vieille reine, Serlen n’est pas agressive. Et même si elle l’était, menue comme elle est, je pense pouvoir la maîtriser en attendant que tu te portes à mon secours.

— Elle a suivi un entraînement militaire en Helaria, objecta-t-il.

— Un entraînement militaire ? Vraiment ? répliqua-t-elle d’un ton moqueur.

Elle regarda Deirane qui répondit :

— On m’a appris à me servir d’une dague. Mais je n’ai pas eu beaucoup de temps pour m’exercer. Mon professeur cherchait à m’enseigner comment protéger ma vertu. Je n’étais pas destinée à devenir guerrière.

— Et le combat à main nu.

— Non. Uniquement ce que m’a montré Naim puis le maître que vous nous avez donné.

— Il n’y a pas de dague ici. Et je n’ai aucune intention de voler sa vertu.

Le vieil eunuque quitta le jardin, laissant les deux femmes seules. Orellide s’installa sur un fauteuil de la tonnelle qui occupait le centre de la terrasse, proposant à son invitée d'en prendre un.

— Alors pourquoi veux-tu me parler en privé ?

— Je suis enceinte.

Orellide garda le silence longtemps. Si longtemps que Deirane crut qu’elle n’allait pas l’aider.

— On a bien fait de sortir. À l’intérieur, les murs ont des oreilles.

Implicitement, elle confirmait l’espionnage auquel elles étaient soumises, elle et ses amies. Elle lui fournissait également le moyen d’y échapper. Cela s’avérerait fort utile pour discuter de ses projets.

— Je m’attendais à ce que cela arrive. Tu sembles être de ces femmes qui enfantent facilement.

— Je n’ai pas eu d’enfants de Dresil.

— Ce n’était peut-être pas la bonne période. À moins que ton amant n’ait pas été fertile. Après tout, il est né dans une zone contaminée par les pluies de feu.

Orellide s’enfonça dans son fauteuil.

— Déshabille-toi, ordonna-t-elle soudain.

— Quoi ? Maintenant ? Ici ?

— Oui maintenant et ici. Ne fais pas ta mijaurée. Il n’y a que nous. Personne ne peut te voir.

Deirane coula un regard vers le quatrième étage et ses fenêtres qui donnaient sur le jardin. C’était là que se trouvait la chambre de Brun. Mais à cette heure-ci, il travaillait dans son bureau.

Elle se retourna, dégrafa l’attache qui maintenait sa robe. Elle retint le tissu pour ne pas qu’il tombât au sol et l’enleva. Elle protégea son intimité de ses mains croisées avant de refaire face à la reine-mère.

Pour une fois, Orellide la laissa préserver sa pudeur. Elle se contenta de l’examiner d’un air clinique, portant particulièrement son attention sur le ventre, les seins et le visage.

Elle soupira longuement. Puis elle marmonna quelque chose. Deirane essaya de tendre l’oreille, mais les sonorités qu’elle parvenait à saisir lui étaient inconnues. Elle devait parler dans sa langue natale.

— On ne voit rien, conclut-elle, il est encore temps de faire quelque chose, mais nous allons devoir agir vite.

— Qu’allez-vous faire ?

— Quelque chose qui me révolte. Mais il n’est pas question que je renonce à tous mes projets à cause de cette merde. Je vais tromper mon propre fils.

— Comment ça ?

— Tu vas devoir coucher avec Brun pour qu’il croie que l’enfant est de lui.

Deirane soupira. Un moment, elle avait eu peur de devoir abandonner l’enfant.

— Mais ils vont se rendre compte qu’il manquera presque un mois entre la conception et la naissance.

— Tu es toute petite. Ils penseront que tu n’as pas eu la force de le mener à terme.

— Ça marchera ?

— Oui, ça marchera.

— Vous en êtes bien sûre.

— Parce que si ça ne marche pas, Brun ne me pardonnera jamais ce que je vais faire.

D’un geste de la main, elle fit signe à la jeune femme de se rhabiller, ce qu’elle se dépêcha de faire. Puis elle retourna s’asseoir en face d’Orellide. Elle hésita.

— Je ne suis pas sûre…

— D’arriver à coucher avec Brun. De simuler suffisamment la passion pour qu’il soit satisfait.

Elle hocha la tête.

— Tu as bien réussi avec ce paysan, Dresil.

— Il a fallu des mois. Et j’étais amoureuse de lui.

« Et je le suis toujours », pensa-t-elle.

— Et Brun est responsable de sa mort.

— Brun ne l’a pas tué. C’est Jevin le responsable, objecta Orellide.

— Il a donné les ordres, même s’il ne les a pas exécutés personnellement.

Il était inutile d’ergoter. Deirane avait raison. Même si Brun n’avait pas demandé de tuer le jeune paysan, il serait toujours vivant si le roi n’avait pas cherché à capturer Deirane. Le fait que ce fût des mercenaires à son service plutôt que lui-même qui l’eût assassiné ne le disculpait en rien. Deirane détestait Brun pour ce qu’il lui avait fait. Elle allait avoir du mal à s’abandonner entre ses bras en paraissant sincère. Juste s’abandonner, sans donner le change serait très difficile. En fait, Orellide estimait que cette grossesse représentait même une bonne chose. Elle aurait pu rendre la vie impossible au roi dans l’intimité. Avec cette vie qui se constituait en elle, elle allait devoir jouer son rôle pour la protéger.

— J’ai peut-être une solution, lacha soudain Orellide.

— Laquelle ? demanda Deirane.

— Nous disposons de toute une pharmacopée efficace. Tu as pu le constater le jour de la finale des gladiateurs, avec cette drogue que t’a donnée Chenlow.

— Vous voulez que je prenne ce diazépam ?

— Si on te fait dormir, tu risques de ne pas te montrer très active. Non, je pensais à autre chose. Les feythas nous ont laissé des dizaines de produits différents. Ils étaient destinés à nous contrôler et à nous maintenir opérationnels. Nous ne possédons malheureusement rien pour mettre fin à ton état actuel, ils avaient besoin qu’on se reproduise le plus possible. Il existe quand même quelque chose qui pourrait t’aider. Mais tu ne vas pas aimer.

— Laquelle ?

— Il existe une drogue qui t’enlèvera toute volonté. Tu obéiras à toute personne qui te donnera un ordre tout en te laissant assez d’initiative pour l’interpréter.

— Je ne comprends pas.

— Si Brun te demande de t’allonger, tu t’allongeras. S’il te demande de te déshabiller, tu te déshabilleras. S’il demande de lui montrer ce que tu sais faire, tu lui montreras ce que tu sais faire. L’ordre n’a pas besoin d’être précis ni impératif.

— Pourquoi n’avoir pas utilisé ce produit plus tôt ? s’écria Deirane. Vous n’auriez plus de problèmes à diriger le harem. Toute une armée de zombie au service de leur maître.

— Ne t’énerve pas. Il y a plusieurs raisons à cela. a première est que nous en disposons de très peu. Les Yrianis ne le vendent pas. Nous devons le leur voler.

— Et la seconde ?

— Un harem plein de zombies n’aurait aucun intérêt. Si le roi y entretient une école, c’est qu’il a besoin que ses concubines soient instruites. Et puis, pour quoi tu nous prends ? Des monstres ?

Deirane se radoucit. Les arguments de la reine mère avaient porté.

— Je dois te signaler autre chose encore, continua Orellide. Une fois que la drogue aura fait effet, tu obéiras à tous les ordres, d’où ils viennent. Si tu croises quelqu’un qui te demande quelque chose, tu t’exécuteras sans discuter. Il est arrivé que des individus ainsi préparés n’atteignent jamais leur destination. Ils se sont perdus dans les méandres du palais parce qu’ils étaient trop sollicités.

— Et vous avez une solution ?

— Appuie-toi sur tes amies. Elles devront te surveiller pour écarter tous les obstacles de ta route.

— En clair, je dois leur demander de vous aider à me faire violer.

— Si tu vois ça comme ça ?

— Comment pourrais-je le voir autrement ? Autre chose ?

— Chez certaines personnes, le produit a eu des effets secondaires permanents.

— Comme quoi ?

— C’est très variable. Dans un cas, la victime n’a jamais retrouvé sa volonté. Pour d’autres, leur caractère a changé. Mais la situation la plus fréquente est qu’elles sont devenues réfractaires à cette drogue.

— Réfractaires ?

— Les prises suivantes n’avaient plus d’actions sur elles.

— Combien ?

— À peu près, un tiers de ceux qui en ont utilisé.

Deirane réfléchit un moment.

— Ça veut dire qu’après cette nuit, il y a une chance sur trois qu’on ne puisse plus jamais s'en servir sur moi ?

— C’est ça.

— Et combien ont eu le caractère changé ?

— Très peu. Peut-être trois. Mais on ne comptait que des hommes parmi eux, aucune femme.

Deirane s’enfonça dans les coussins de son fauteuil.

— Je dois réfléchir, dit-elle.

— Ne prends pas trop de temps. Le sablier s’écoule. Tu dois rencontrer Brun avant douze jours sinon il sera trop tard.

— Je n’ai pas vraiment le choix.

— Pas vraiment non.

La mort dans l’âme, Deirane hocha la tête.

— J’accepte, dit-elle enfin.

Orellide frappa dans les mains pour faire revenir Pers. Le domestique ne traîna pas. Il portait un plateau avec des rafraîchissements.

— Ramène-nous quelque chose de fort. La petite eau-de-vie que Dayan m’a offerte il y a deux ans. Notre jeune amie en a besoin.

Deirane avait l’air en effet plus abattue que jamais. La décision qu’elle venait de prendre lui déplaisait. Mais l’alternative était encore pire.

Se saouler semblait la meilleure chose à faire sur le moment.

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