Chapitre 18 : La réception - (1/3)

8 minutes de lecture

Pour la première fois, Deirane entra dans les appartements privés de Brun. Orellide lui fit passer la double porte qui communiquait avec la partie du palais réservée à son fils. Elle ne donnait pas comme elle l’avait cru vers une autre aile, mais sur un escalier. Elle n’était pas surveillée. De toute évidence, le roi avait confiance en sa mère et dans son garde du corps pour éviter toute intrusion.

Elles se rendirent directement au quatrième étage. L’endroit croulait sous les statues, les tableaux, les tapisseries sur les murs, les dorures, les moulures en stuc, au point d’en devenir écœurant. Toutefois, quand ils entrèrent dans le petit salon où Brun aimait se reposer, la décoration changea. Loin de la profusion chargée du palais, cette pièce lui parut plus intimiste, plus agréable, avec un ameublement moins tape-à-l’œil. Brun l’avait aménagée lui-même et il avait du goût, alors qu’il avait hérité du reste du palais. S’il avait été le dirigeant d’un royaume comme l’Yrian, peut-être aurait-il fait un bon roi, apprécié de son peuple et de ses voisins. Mais le hasard l’avait fait naître en Orvbel, nation esclavagiste détestée d’une grande partie du monde.

À l’arrivée des deux femmes, il était confortablement assis dans un fauteuil, un verre d’hydromel à la main. Il se leva pour l’accueillir.

— Cela valait la peine d’attendre, l’accueillit-il, vous êtes magnifique.

— Une belle femme doit toujours se faire attendre, répondit Orellide.

Toutefois, la discussion passa totalement au-dessus de la tête de Deirane. Le roi n’était pas seul. Outre Dayan, lui-même accompagné d’une esclave luxueusement habillée en laquelle elle reconnut Cali, la femme que lui avait montré Chenlow lors de son arrivée, il y avait… Jevin. Le bandit qui avait capturé Deirane, tué Dresil et son fils, et brûlé la ferme se trouvait parmi les invités. Dans un moment de panique, elle regarda la porte, prête à s’enfuir. Contre toute attente, la poigne d’Orellide la calma. Elle retourna ses yeux sur ce monstre pour l’affronter.

Aujourd’hui, il avait troqué son habituelle tenue de mercenaire contre une robe aussi chargée de broderies que celle de Brun. Son esclave personnelle, Nëjya, l’accompagnait. Elle était blottie contre lui. Il lui avait passé un bras autour des épaules, la main enveloppant un sein gainé de soie. La jeune Samborren supportait calmement le contact, mais Deirane qui commençait à bien la connaître remarqua son air absent, presque atone. Elle avait dû prendre un sédatif avant de venir.

Jevin avait reconnu Deirane lui aussi – comment l’oublier – puisqu’il la salua en levant son verre. Il l’invita à s’asseoir à côté de lui, mais elle préféra la dernière place libre, juste à côté de Nëjya. Le regard qu’elle lui jeta confirma son intuition qu’elle s’était droguée. Ça ne lui ressemblait pas, mais ce type l’avait violentée et elle allait devoir supporter son contact toute la soirée, sans pouvoir protester ou s’écarter.

Orellide adressa un ultime conseil à Deirane avant de sortir.

— Souviens-toi de mes leçons et tout se passera bien.

— J’espère qu’elle me fera honneur, intervint Brun.

— C’est moi qui l’ai formée, répliqua-t-elle. Serlen, ne sois pas trop effrayée, ce ne sont pas des diplomates, la survie de l’Orvbel n’est pas en jeu. Ce ne sont que des marchands. Si Brun perdait la face, il n’aurait qu’à les éliminer. Tu n’as aucune raison d’être stressée.

Les éliminer. Comme si cela n’allait pas ajouter à sa panique. Si elle ne se comportait pas comme il fallait, elle allait devenir responsable de la mort de deux personnes.

La reine mère sortit de la pièce, non sans jeter un regard qui exprimait un profond mépris à Jevin.

Quand la porte se fut refermée sur elle, Brun se retourna vers Deirane

— Je crois que vous vous connaissez déjà, dit-il, voici Jevin, mon grand frère.

Deirane déglutit avant de répondre. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

— Vous avez l’air surprise de me trouver là, constata Jevin. Est-ce parce que tout le monde pense que je n’aime pas l’Orvbel et son roi ? C’est faux, c’est mon petit frère après tout. Mais que tout le monde le croit nous arrange bien.

— Pourquoi ne régnez-vous pas si vous êtes l’aîné ?

Elle avait retrouvé son assurance, même si sa voix tremblait un peu.

— Parce que quand je suis né, mon père n’était pas encore roi. Je ne pouvais prétendre au trône. Malgré ça, la tradition voulait que le prince héritier élimine les potentiels concurrents pendant son enfance. Mon frère a préféré me garder en vie.

— Et le plus drôle dans cette histoire, c’est que tout le monde est persuadé que nous nous détestons, intervint Brun. Même ton ancienne amie la guerrière libre a basé ses raisonnements là-dessus. Et aujourd’hui, parce que c’est lui que j’ai missionné, ceux qui te cherchaient s’imaginent que tu te trouves n’importe où sauf ici.

Le souvenir de Saalyn abattit la jeune femme plus qu’elle ne l’était déjà. Ces hommes avaient contribué à son assassinat, dans le seul but de la capturer elle. De combien de ses amis ces joyaux allaient-ils encore causer la mort ?

Dayan se mit debout.

— Je crois qu’il est temps de rejoindre nos invités, déclara-t-il. Ils ont suffisamment attendu.

Il tendit la main à sa concubine qui la prit pour se lever. Deirane la regarda, elle ne semblait pas malheureuse de son sort. Bien qu’elle logeât au harem, elle appartenait à Dayan. Et ce dernier n’en possédait qu’une. C’était un choix qu’il avait fait. En fait, il la traitait comme une épouse, pas comme une esclave. Elle avait donc toutes les raisons d’être heureuse. Elle vivait dans un lieu de délices tout en se tenant à l’écart des luttes continuelles qui l’agitaient sous la surface. Un instant, elle se demanda la nature des sentiments qui existaient entre eux. Elle n’exclut pas qu’ils pussent éprouver de l’amour. Cela pouvait sembler surprenant de la part d’un homme qui pouvait se montrer aussi dur que le ministre. Mais la jeune femme avait constaté à plusieurs reprises qu’il n’était pas dépourvu de bonté. Il faisait juste passer le royaume avant tout, avant lui-même parfois.

Brun se leva à son tour.

— Le seigneur de la marche supérieure a raison, nous devons y aller.

En grand seigneur, il tendit le bras à Deirane, elle posa une main légère dessus tel qu’Orellide lui avait appris. En suivant son maître vers la salle de réception, elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à Jevin. Malgré ses vêtements luxueux, elle le voyait toujours comme un soldat déguisé en aristocrate. Le couple qu’il constituait avec Nëjya était moins solennel, elle tenait à peine debout.

— Si tu ne t’avères pas capable de la faire se comporter correctement, débarrasse-t’en et change là, remarqua Brun d’un ton acerbe.

— Je vais y réfléchir, répondit Jevin.

Ces paroles angoissèrent Deirane. Elle n’avait pas envie de perdre une amie de plus. Elle devrait la reprendre en main dès que cette soirée sera finie.

Le trajet jusqu’à la salle à manger prit du temps. Afin de préserver sa sécurité, les appartements de Brun étaient situés loin de la partie publique du palais et les points d’accès peu nombreux.

Ils arrivèrent dans la galerie de marbre. Cette galerie, célèbre dans le monde entier pour sa beauté, arracha des regards émerveillés à Deirane. Elle était constituée de trois allées parallèles séparées par des colonnes. Les travées latérales étaient surmontées d’un balcon. À l’exception des murs qui étaient construits dans le même grès que celui qui formait les cloisons intérieures des bâtiments, tout était recouvert de marbre : le sol, le plafond, les colonnes, les balustrades… Cette galerie représentait le cœur du palais. C’est ici que les rois d’Orvbel menaient les cérémonies publiques civiles, la plèbe pouvant s’entasser sur les balcons alors que les nobles, les bourgeois ou les dignitaires étrangers prenaient place dans les allées latérales. Et c’était en cet endroit que donnaient les pièces les plus importantes du palais, la salle du trône et la salle de réception pour citer les deux plus connues. Et au fond, une double porte qui était, comme l’apprit Deirane quelque temps plus tard, celle du harem.

Toutefois, ce n’est pas vers l’une de ces deux pièces que le petit groupe se dirigea. L’accueil des marchands naytains avait lieu dans la salle à manger. Elle ne donnait pas directement sur la galerie. Pour l’atteindre, ils durent traverser une antichambre. Quelques individus les y attendaient. Ils s’occupaient en regardant les tableaux pendus aux murs. Celui qui retenait leur attention montrait un couple d’aristocrates en habits d’apparats. Les deux étaient jeunes et beaux, la femme d’origine naytaine présentait les critères de sélection qui lui auraient accordé une entrée pour le harem, et son compagnon clairement yriani ne manquait pas de prestance. Et ils semblaient heureux. Chacun tenait dans un bras un bébé. Le couple posait depuis un balcon. En arrière-plan, on devinait une ville magnifique constituée de palais de marbres et de jardins luxuriants. Un tableau qui illustrait à la fois la puissance et la sérénité. Le reste de la salle était cependant moins reposant que cette toile. L’endroit étant accessible au public, destiné à étaler la richesse des souverains d’Orvbel, il était surchargé d’une décoration tapageuse. Même les chaises, lourdes et sculptées, aux coussins brodés, étaient conçues pour être belles plus que confortables.

Alors qu’elle allait entrer, Brun retint Deirane dehors.

— Attends, dit-il, nous sommes le couple royal. Nous n’arrivons pas comme les roturiers.

Elle hocha la tête pour signifier sa compréhension, mais ne pipa mot.

— J’espère que tu te montreras plus bavarde pendant le repas, remarqua-t-il pendant qu’un chambellan ouvrait la porte, c’est pour ton esprit que je t’ai acheté autant que pour ton corps. Tu as intérêt à te montrer à la hauteur.

— Oui, Seigneur lumineux, répondit-elle docilement.

— Et ne prends pas cet air de chien battu. Tu es, pour ce soir, princesse royale d’Orvbel.

Heureusement qu’Orellide l’avait prévenu de cette fiction qui permettait à Brun de recevoir les notables étrangers accompagné d’une esclave sans que même les plus tatillons se sentissent insultés. Aussi longtemps que Deirane serait dans cette pièce, en compagnie de leurs invités, elle serait propulsée au rang de princesse royale, pour retrouver son statut d’esclave dès qu’elle ressortirait. La compagne du ministre et celle du frère du roi bénéficiaient des mêmes avantages.

Le chambellan annonça d’abord Jevin et Nëjya qu’il présenta comme prince et princesse d’Orvbel. Ensuite, ce fut au tour de Dayan, le Seigneur de la marche supérieure. Le tour de Deirane arriva. Elle se redressa, l’air fier, malgré sa tenue qui la dénudait presque totalement. Mais son avenir dépendait en partie de cette soirée. Et si elle encourait la disgrâce du roi, jamais elle ne pourrait espérer sortir de cet endroit un jour.

L’officier du protocole frappa trois coups sur le sol avec le manche de sa hallebarde. Puis il annonça le roi.

— La princesse royale Serlen d’Orvbel et le Seigneur Lumineux, Mille fois béni des dieux, Brun, fils de Brun, petit fils de Brun et arrière-petit-fils de Brun, l’éternel roi d’Orvbel.

Il reprit le bras de Deirane et ils entrèrent, d’un pas lent et solennel, comme si le temps des autres leur appartenait.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Laurent Delépine ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0