Chapitre 12 : Des nouvelles d'Elvangor (3/3)

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Elle détacha son attention de la carte pour regarder les deux novices. Dovaren ne semblait pas rancunière d’avoir été si facilement percée à jour.

— Donc tu t’es fait trois amies, reprit Naim, ce n’est pas mal.

— Elles ne sont pas toutes là. Il manque Nëjya et Serlen.

— Des chanceuses comme vous ?

— Serlen, oui. Mais Nëjya est une concubine en titre, intervint Dovaren, mais elle n’appartient pas à Brun. Elle fait partie du harem de son frère.

— J’ignorai que le roi avait un frère.

— Elle aussi. Le jour où elle l’a découvert a été… pénible.

Naim, qui connaissait les réalités de la vie pour les femmes de leur condition, n’eut pas besoin d’autres explications pour comprendre.

— Et Serlen ?

— C’est un peu notre mascotte. L’âme de notre groupe. Mais elle ne va pas tarder, sa leçon d’usfilevi touche à sa fin. Si vous restez un moment, vous pourrez la rencontrer.

— Ça fait plusieurs douzains que je n’ai pas vu ma sœur. Je ne suis pas près de partir.

— Tu vas rester longtemps ? demanda Elya.

— Je n’en ai aucune idée. Tout dépendra du travail que le roi aura à me donner.

— Quel genre de travail ? demanda Dovaren.

— Je déblaie la merde quand les chiottes sont bouchées. Plus exactement, je cherche ce qui les bouche.

— Vous travaillez dans la plomberie ?

— En quelque sorte.

Comprenant qu’elle ne tirerait rien de sa compatriote, elle n’insista plus. En revanche, Dursun n’avait pas perdu une miette de la conversation. Et son regard pétillait maintenant d’amusement.

— Viens, intervint Elya, je vais t’apprendre à lire.

— Je veux bien essayer, mais j’ai bien peur d’être trop vieille pour ça.

Pour éviter de déranger les deux autres étudiantes dans leur tâche, elle se laissa entraîner par sa cadette jusqu’à une table libre dans une alcôve voisine. Elya avait choisi d’enseigner à sa sœur l’alphabet helarieal. C’était celui qui lui semblait le plus utile, l’helariamen étant la langue internationale dans le monde. Il était de plus le plus facile de tous, même si, défaut de jeunesse certainement, il n’était pas toujours évident d’orienter correctement la page à lire, la plupart des lettres ayant leur symétrique.

Elles travaillaient depuis trois calsihons quand ses sens, perpétuellement en alerte, la prévinrent d’une arrivée. Cette dernière, discrète, n’avait pas claqué la porte de la salle ; elle n’affirmait pas sa présence par une démarche lourde. En fait, elle n’avait dérangé personne. Seule Naim avait réagi. Elle leva la tête pour voir le nouveau venu. C’était une femme. Elle trouvait la jeune amie de sa sœur belle, tout en étant petite. Mais aussi surprenant que cela pût paraître, cette femme était encore plus petite. Et incroyablement plus belle. De multiples poèmes vantaient la beauté de la Pentarque Vespef et de sa fille Littold, mais il était fort probable que celle-là allait les rejoindre dans le cœur des aèdes. Et pourtant elle ne ressemblait pas du tout à l’Aclanli, si ce n’était par la taille. Celle-là était blonde, un blond profond rappelant les chaumes des blés, des yeux de la couleur du ciel de son pays, bleu tirant un peu sur le gris. Et elle possédait une silhouette plus développée que son amie – une poitrine plus ronde, des hanches plus larges – tout en restant mince. Cette femme était tout bonnement magnifique. Rien que son apparence aurait suffi à exciter la convoitise de bien des seigneurs.

Mais le plus extraordinaire était ses bijoux. Toutes les zones visibles de son corps laissaient voir des pierres précieuses qui semblaient incrustées dans sa peau : un rubis rouge sur le front, des diamants bleutés sur les joues, d’autres gemmes sur les mains, les jambes, le ventre, son dos. Même son décolleté en était pourvu.

L’ensemble des joyaux était souligné d’un dessin en fil doré, une sorte de broderie, qui la rendait encore plus étrange. Elle se demanda comment elle ne pouvait bouger sans que ces fils se brisassent ou lui tailladassent la peau. Il y avait de la magie gems là-dessous.

Elle entra dans l’alcôve voisine, disparaissant à son regard. Un cri de joie ne tarda pas.

— Serlen !

En entendant le nom, Elya leva la tête.

— Viens, je te présente Serlen, invita-t-elle sa sœur.

— C’est elle Serlen ?

À la façon dont tout le monde prononçait son nom, avec des vibrations dans la voix, elle avait compris qu’elle était importante pour eux. Mais elle s’attendait à une personne plus impressionnante, pas à ce petit bout de femme à peine adulte qui lui arrivait tout juste à la poitrine.

Elya se leva et entraîna Naim derrière elle. Les deux hétaïres, augmentées de la nouvelle venue, étaient installées autour de la table. Elles avaient interrompu les révisions pour une discussion animée.

— Serlen, appela Elya.

La jeune femme cessa son bavardage pour tourner son attention vers elles. Son visage exprimait sa joie à voir une amie, mais son regard laissait deviner une légère inquiétude face à cette inconnue.

— C’est ta sœur ? demanda-t-elle.

— Naim, ma sœur aînée. Naim, voici Serlen.

Deirane connaissait les usages de la Nayt. Elle lui serra le bras selon le protocole correct. Mais vu qu’une de ses compagnes était Naytaine, cela n’avait rien d’étonnant.

— Comment va Nëjya ? demanda la fillette.

— Elle a cessé de pleurer. Maintenant, la colère a remplacé les larmes.

— Et c’est bon ça ?

— Je ne sais pas trop. Déjà que ses prédispositions l’orientaient vers les femmes, il ne faudrait pas qu’en plus elle éprouve de la haine pour l’ensemble des hommes. La plupart se comportent de façon convenable, les salauds sont minoritaires.

— C’est toi qui dis ça, répliqua Dovaren, alors que tu as plus de raison que quiconque ici de les détester.

— Parce que j’ai rencontré le pire comme le meilleur.

— Vous avez de la chance, répondit Naim, le seul homme bien que j’ai connu était mon père. Quand il est mort, son héritier, mon oncle a soldé ses possessions contre des espèces. J’en faisais partie, il nous a vendu, ma mère, mes sœurs et moi.

— Heureusement que tu as pu garder ta sœur avec toi, remarqua Deirane. Quelque part, quelqu’un s’est bien comporté.

— Celle-là est restée près de moi, uniquement parce que j’avais plus de sœurs qu’il n’y avait d’acheteurs.

— Et tes frères.

— Je n’en ai pas, sinon c’est lui qui aurait hérité de mon père et les choses se seraient déroulées différemment.

— La situation est meilleure en Yrian.

— Qu’est-ce que tu crois ? Pourquoi penses-tu que tous les hommes libres veulent émigrer là-bas ?

— Et les esclaves en Helaria, murmura Deirane.

— L’Helaria, cracha Naim, tout ce que je connais de ce pays, c’est le capitaine qui m’a transporté jusqu’ici.

— Il y a des gens malhonnêtes partout. Cela n’en fait pas forcément un repaire de brigands.

— C’est pourtant comme ça qu’ils ont commencé, il y a plus de mille ans. Relis tes livres d’histoire. Il aura fallu qu’ils se prennent une raclée pour qu’ils se calment. Et mille ans plus tard, en bon hypocrite, ils se posent en chantre de la liberté.

— Mille ans, c’est long, remarqua Deirane, les Helariaseny d’aujourd’hui ne peuvent pas être tenus responsables des erreurs de si lointains ancêtres.

Naim allait lui répondre quand Dovaren l’interrompit :

— Évite d’en rajouter contre l’Helaria, lui conseilla-t-elle. Elle connaît du beau monde là-bas et elle les admire.

— Du beau monde. Sois plus précise.

— Elle est l’amie de Saalyn, et si j’ai bien compris, de Calen aussi.

Naim resta un long moment muette de saisissement. Puis elle tira une chaise pour s’asseoir.

— On peut dire que tu es pleine de surprises, lâcha-t-elle enfin.

Dursun se concentrait sur son cahier pour ne pas que l’on pût voir son sourire impertinent. Deirane, elle, avait remarqué que le nom de Saalyn n’était pas inconnu de cette femme. Si elle travaillait pour Brun, cela n’avait rien d’étonnant.

Le silence était retombé. Naim put examiner à loisir les quatre jeunes femmes.

— Je sais que le harem est divisé en faction, reprit-elle au bout d’un moment.

— Nous n’en avons choisi aucune, l’interrompit Dovaren.

— Ah bon ? J’aurai parié le contraire.

Deirane leva un visage interrogatif vers elle.

— Tu as raison, lâcha enfin Dovaren, j’ai fait mon choix.

— Et laquelle est-ce ? demanda Deirane. Lætitia ? Elle est naytaine comme toi, et elle a l’air assez calme. Je ne te vois pas avec Mericia et Larein me fout la trouille.

— Aucune de ces trois-là. C’est toi, petite imbécile, tu es celle que j’ai décidé de suivre.

— Moi ! Mais pourquoi ? Je ne suis pas un chef, je ne sais pas comment faire.

— Tu es celle qui a le plus de chance de devenir la reine en titre, et de foutre tout ce bordel en l’air. Et puis tu l’as dit, je m’étriperais avec Mericia, et à moi aussi Larein me fout la trouille. Lætitia, je m’entends bien avec elle, elle semble sympathique, mais j’ai l’impression qu’elle va se faire bouffer par l’une des deux autres.

— Et être chef, ça s’apprend, ajouta Naim. Ceux qui le savent à la naissance sont avantagés. Mais on peut apprendre.

— Mais auprès de qui ?

— Moi par exemple.

— Pourquoi ferais-tu ça ? demanda Deirane.

— Tu veux te barrer d’ici et moi je veux que ma sœur survive. Dans les deux cas, te coller aux basques est la meilleure solution. Mais en l’état, tu n’y arriveras pas.

— Mais je ne suis pas une chef de faction, opposa une Deirane totalement affolée.

— Oh si, tu l’es, asséna Dovaren. La tentative d’assassinat dont tu as fait l’objet en est la preuve.

— Déjà ? remarqua Naim. Il semble plus que temps de te former.

Le regard de Deirane allait d’une novice à l’autre. Mais partout, elle decouvrait la même expression. Celle qu’elle voyait en fait sur Nëjya aussi.

Deirane ne s’était jamais considérée comme une chef. Mais elle comprenait vaguement que pour survivre, elle devait assumer ce rôle. Si elle échouait, elle mourrait. Et elle entraînerait avec elle toutes ses amies. C’était une grande responsabilité qui venait de lui tomber sur les épaules. Elle se trouvait au bord de la panique. Mais elle envoyait une lueur d’espoir. Pour la première fois depuis quelques mois, elle envisageait de sortir un jour de ce harem en femme libre.

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