Chapitre 6 : L'évasion

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ATTENTION : ce chapitre spoile la fin de l'Esclave. Il est conseillé de lire ce livre avant de lire ce chapitre.


La caravane avait quitté Naerre la veille et se dirigeait vers Burgil. Elle n’était constituée que d’esclaves, des prisonniers condamnés aux travaux forcés. Ceux-là avaient de la chance. Ils étaient destinés aux exploitations agricoles qui occupaient le sud de la Nayt.

Un douzain plus tôt, le tribunal de Lynn avait rendu son verdict. Jevin et ses hommes, ceux qui avaient survécu en tout cas, avaient été jugés par le grand inquisiteur Banerd en personne. Les charges retenues contre eux étaient faibles cependant. Une jeune fille enlevée et vendue comme esclave ? Cela s’était produit hors de la Nayt. Avoir entraîné une guerrière libre sur une fausse piste ? Cela aussi n’était pas illégal. Bien au contraire, avoir ainsi mystifié la célèbre Saalyn représentait un sujet de fierté. En fait, ses juges admiraient cette performance. Avoir mutilé une esclave ? Ce n’était pas une Naytaine. On pouvait lui reprocher d’avoir tenté d’assassiner Saalyn. Et même dans le cas où il aurait réussi, si personne n’était venu réclamer justice pour elle, il n’aurait jamais été arrêté. Mais il se trouvait qu’au moment de l’attaque, elle voyageait en compagnie du grand inquisiteur. Et ça, c’était un crime. Les juges avaient admis comme circonstances atténuantes qu’il ignorait sa présence dans la troupe de la guerrière libre. Et c’était pour ça qu’il se retrouvait condamné à travailler aux champs plutôt que dans une mine du désert empoisonné.

Le tribunal se tenait à Lynn, mais pas la prison. Les Naytains avaient conçu leur capitale comme un bijou de pierre, une ode à la beauté. La laideur y était totalement bannie. Un lieu aussi sordide qu’une maison d’arrêt était situé à Naerre, dans sa banlieue, tout comme le reste de l’intendance. C’est de là que partirent les condamnés à destination des fermes où ils allaient vivre jusqu’à la fin de leur vie. Les mains entravées, reliées à celui qui le précédait, les prisonniers allaient à pied. Autour d’eux, leur escorte était constituée de fantassins équipés de lances. La précision de la taille de la pointe en pierre indiquait une origine helarieal. Personne ne montait à cheval. L’abondance des pluies de feu ne permettait pas aux pâturages de se développer suffisamment pour nourrir beaucoup de bêtes. L’animal qui fournissait l’essentiel de la viande était le jurave. Il mangeait des grains, le blé étant l’une des rares plantes résistant aux poisons de l’eau.

La Nayt était un pays fort et bien organisé. Un réseau routier dense le traversait. En fait, c’était le plus dense du monde. Sur ce plan, les deux plus grandes puissances, l’Helaria et l’Yrian étaient moins bien équipés. La première, principalement maritime, n’en avait pas l’usage. Le second tout en longueur pouvait être entièrement quadrillé par un axe majeur et plusieurs voies secondaires. Seule la Nayt avait une forme qui rendait nécessaire un tel maillage.

Le pays se situait très près du désert empoisonné, la moitié de son territoire était ensevelie sous les sables mortels. Les refuges y étaient nombreux. Chaque jour, les prisonniers passaient devant au moins trois d’entre eux. Certains étaient réservés à l’armée. C’est là qu’ils dormaient, la nuit. Avec le rythme qu’ils tenaient depuis la capitale, ils auraient besoin de huit jours pour atteindre leur destination.

Jevin remarqua un mouvement à sa droite. Loin au sud, au-delà de l’horizon, c’était le territoire des Sangärens. Ces nomades entraient parfois dans le pays pour piller les villages sans défense. La grande taille de la Nayt constituait un désavantage. Son armée, bien que nombreuse, ne pouvait pas se trouver partout. De toutes les nations limitrophes, seule l’Helaria avait réussi à se protéger contre leurs exactions. Mais elle disposait de légions presque aussi importantes que celles de la Nayt pour un territoire dix fois plus petit à surveiller.

Mais là, les nomades n’étaient visibles nulle part. L’ancien trafiquant était pourtant sûr d’avoir vu quelque chose. Il espérait que ce n’était pas ses désirs qui le trompaient. La nature était si endommagée qu’il y avait peu d’arbres pour se cacher. Avant la guerre, l’endroit était une savane arborée. Il n’avait jamais été une forêt dense comme on en trouvait encore au sud. Il n’était pas évident de se dissimuler sur ce territoire pelé où ne s’accrochait qu’une végétation maladive. En tout cas, il serait vite fixé. D’ici peu, ils se trouveraient à mi-distance entre les deux métropoles. Ce serait alors l’endroit idéal pour une embuscade.

Les Sangärens attaquèrent deux jours plus tard, comme Jevin l’avait prévu. Profitant d’une ondulation du terrain, les pillards s’étaient cachés, les chevaux allongés au sol avec leurs cavaliers encore en selle. Au signal, ils se redressèrent et s’élancèrent vers la troupe de prisonniers. Leurs hurlements paniquèrent les soldats. Le temps qu’ils se ressaisissent, les nomades arrivaient sur eux. Jevin admirait l’habileté des assaillants. Les lances auraient dû se révéler efficaces contre les destriers. Il suffisait de les planter en terres orientées vers l’avant et de s’arcbouter pour que les montures s’empalent sur elles. Mais les Sangärens avaient réussi à dresser leurs chevaux afin qu’ils déjouent ce piège. Ils savaient les éviter ou les briser avec leurs antérieurs sans même que leur cavalier ne les guide. Les hommes pouvaient donc se consacrer à combattre leur adversaire. Leur sabre courbe coupait les hampes comme du beurre.

Jevin admirait leur technique. Ils préféraient blesser leur cible avec la partie émoussée de leur arme, ne tranchant que quand ils n’avaient pas le choix. Mais il n’y avait nulle pitié dans ces gestes. Chaque mort, c’est un esclave de moins à vendre. Quand ils se rendirent, seuls deux soldats avaient été tués, dont le capitaine, mais les autres n’avaient plus qu’un morceau de bois inutile entre les mains. Les blessures par contre étaient nombreuses, mais aucune ne semblait grave.

L’un d’eux prononça quelque chose dans sa langue. Les Sangärens ne constituaient pas une ethnie unique, mais un rassemblement d’individus aux origines très diverses qui s’étaient réfugiés en cet endroit désolé et avaient choisi un mode de vie similaire. Trois générations les avaient transformés en un peuple apparemment uniforme. Et c’était vrai dans les grandes lignes. Mais il subsistait des différences. La langue était dans ce cas. Le dialecte que le cavalier avait utilisé était inconnu de Jevin, il ne comprit pas ce qu’il disait. Mais les tribus se réunissaient souvent. Elles avaient développé un sabir, basé sur le naytain, qui leur permettait de communiquer. Et Jevin, qui avait couramment affaire aux Sangärens, l’avait appris.

Le hors-la-loi tenta sa chance. Il portait toujours sa bague, trop pauvre pour qu’un geôlier se risquât à la lui voler. Il leva la main, la mettant bien en évidence.

— Je possède un sauf-conduit pour circuler sur les territoires sangärens, déclama-t-il dans la langue commune.

Un des cavaliers de la plaine fit faire volte-face à sa monture. Là encore, le prisonnier admira la maîtrise que l’homme avait de son cheval. Il remarqua aussi le harnachement, en cuir, décoré de motifs bawcks, ainsi que la tenue plus riche que celle de ses congénères. Il était le seul à être habillé de lin, une tunique largement ouverte sur la poitrine, laissant voir une lourde chaîne en or qui retenait un pendentif du même métal. Les autres Sangärens ne portaient qu’une culotte et un gilet, les deux en cuir noir. Leurs muscles, mis en évidence, roulaient sous leur peau claire. Tous étaient équipés de bottes de cavalier où la fantaisie du cordonnier avait pu librement s’exprimer. Il n’en existait pas deux pareilles, y compris au sein d’une paire. Et naturellement, tous arboraient les tatouages qu’ils avaient rendus célèbres, des motifs en volute à l’encre colorée couvraient toute la surface disponible de son corps peau. Leur densité indiquait leur rang. Celui qui s’était tourné vers Jevin en était si couvert qu’il était impossible de deviner la couleur d’origine de sa peau. Mais son regard bleu possédait une limpidité comme il en avait rarement vu. Bien plus que le meneur d’un raid, c’était le chef d’une tribu importante qu’il avait devant lui.

— Tu n’es pas sur les territoires sangärens, remarqua l’homme.

— Cela a-t-il de l’importance ?

— Non. Mais le sceau que tu portes concerne Mudjin. Je ne suis pas de ses proches.

— Je croyais que la parole d’un seul engageait tous les Sangärens.

Le chef hésitait. L’homme semblait fort et vigoureux, malgré un début d’embonpoint. Il pourrait en tirer un bon prix. D’un autre côté, en ne respectant pas le sceau, il mettait son honneur en danger. Mudjin pourrait demander réparation. Et il ne se sentait pas encore prêt à affronter son concurrent. Il était jeune et son adversaire était âgé. Dans quelques années, la vieillesse l’aurait suffisamment affaibli pour qu’il tente de le défier. Mais aujourd’hui, c’était trop tôt.

— Tu es libre de partir où tu veux, toi et les tiens, lâcha le chef des Sangärens.

— Je souhaite traverser les territoires sangärens pour me rendre au sud.

— Le Lumensten se trouve au sud-ouest. Tu n’atteindras pas ta destination en te dirigeant droit au sud.

— Je ne vais pas au Lumensten, mais en Orvbel, répondit Jevin. Moi et mes quatre hommes.

Jevin baissa le bras. Le cavalier avait vu le sceau.

— Je n’ai aucun moyen de transport, continua-t-il. Si tu m’accompagnes, Brun saura te récompenser.

Le prisonnier se rendait en Orvbel. Voilà qui changeait la donne. La cité-État négociait des esclaves. C’était d’ailleurs là-bas qu’il envisageait d’écouler son butin. Cet homme allait donc se révéler rentable finalement. Au lieu de le vendre, il allait se faire payer le voyage. Ça rapporterait moins, mais c’était mieux que rien.

— Marché conclu, dit le chef des Sangärens. Quel est ton nom ?

— Je m’appelle Jevin. Et qui est le noble cavalier qui se tient devant moi ?

Le Sangären ricana face à un patronyme si petit.

— Tu as l’honneur de parler à Jaxtar, fils de Jor, fils de Karel, fils d’Enzor, fils de Blater, fils d’Ulen.

Six noms ! Un Sangären capable de s’enorgueillir d’une lignée de six membres était rare. La plupart n’en alignaient que quatre ou cinq. Il n’y avait pas si longtemps que les feythas avaient créé les humains. La plupart des gens n’y accordaient aucune attention. Seuls les nobles en étaient fiers. Mais les Sangärens s’estimaient supérieurs aux autres nations. Une généalogie de six mâles. Lors des assemblées, il devait se montrer puant de suffisance.

Jevin pouvait lui aussi décliner une filiation qui remontait aux origines. Mais il préféra la cacher au maître de la plaine, afin d’éviter un éventuel défi que l’honneur aurait obligé ce Jaxtar à lui infliger.

— Je ne peux m’enorgueillir d’une telle lignée, dit-il. Ma mère est morte peu de temps après ma naissance.

— Et ton père ?

— Il a violé ma mère. Mais il est mort aujourd’hui.

— Tu l’as supprimé pour avoir déshonoré ta mère. Bien.

Dans l’esprit perverti du Sangären, ça ne pouvait constituer que la seule possibilité. Jevin préféra ne pas le détromper. Son père avait bien été assassiné, mais pas de sa main. En fait, c’était une femme qui l’avait tué. Il avait découvert à cette occasion que même en épousant légalement sa victime, un viol restait un viol. Un jour, il avait dépassé ses limites. L’un d’eux devait disparaître. Certaines se seraient suicidées. Au lieu de cela, elle l’empoisonna. C’était quand il avait appris qu’elle le trompait qu’il était allé trop loin. Elle aurait accepté qu’il exécute proprement son concurrent, pour venger son honneur bafoué. Mais pas qu’il le castre. Elle ne lui avait jamais pardonné. Un matin, après avoir abusé d’elle conformément à son habitude, il ne s’était pas réveillé.

— Je te conduirai en Orvbel, conclut finalement Jaxtar. Combien de compagnons voyagent avec toi ?

— Nous sommes cinq au total.

Le cavalier leva la main. Un instant plus tard, un de ses congénères arriva tenant cinq chevaux par la longe. Jevin se demanda où il avait bien pu les trouver dans ce désert. Il estima que ce n’était certainement pas le premier raid de cette campagne. D’ailleurs, la selle typique de l’Oscard, un pays proche à l’ouest de leur position, confirma son opinion. Ils longeaient les royaumes du sud de la grande route de l’est, les pillant l’un après l’autre.

Berd, l’un des rares survivants de sa troupe le rejoignit.

— On va s’maquer avec c’te bande de moricauds, demanda-t-il en orvbelian.

— Fais gaffe. Ils captent peut-être ce qu’on raconte, répondit Jevin.

— Pigé.

— Ils vont au même endroit que nous. Nous allons en profiter.

— C’est une bonne idée d’aller en Orvbel ? Le roi va pas nous raccourcir ?

— Psychote pas. Il nous tuera pas.

— Si tu le dis. Mais si tu te trompes, je te buterai avant lui.

— Aie foi en Matak, répondit Jevin.

— C’est ton dieu, pas le mien. Il te protégera peut-être. Mais rien ne dit qu’il s’occupera de moi aussi.

Jevin sourit devant la naïveté religieuse de son compagnon. Puis il prit les rênes que lui tendait le Sangären et enfourcha sa monture.

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