Chapitre 5 : À l'école - (2/3)

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L’Yriani avait oublié les autres élèves. Elle fit des yeux un tour de la salle. Leurs origines se montraient très diversifiées, les tons de peau variaient de la pâleur yriani au noir naytain le plus profond. À nouveau, la jeunesse de la plupart l’étonna. Elles avaient entre sept et neuf ans. C’était des gamines qui arrivaient ici. Dursun, la plus jeune de leur groupe avait rejoint la table où se trouvaient les plus âgées des élèves extérieures, elles venaient juste d’entamer leur puberté. Elle regarda d’un air amusé l’adolescente et ses camarades. À voir leurs mimiques et les nombreux coups d’œil qu’elles portaient dans sa direction, elle était le sujet principal de leur discussion.

Puis elle revint à sa préoccupation première. La présence de toutes ces femmes. Une telle situation l’intriguait tant qu’elle posa à question à Dovaren.

— Elles s’instruisent avant de rentrer pour se marier, expliqua cette dernière.

— Se marier ?

— Pour la plupart d’entre elles.

— Mais elles sont si jeunes !

— Si tu ne m’avais pas dit que tu étais yriani, je l’aurais deviné maintenant. Ou Helariasen. Mais non, tu ne peux pas venir de l’Helaria, tu es trop coincée pour ça.

— Pourquoi Yriani ?

— L’Yrian et l’Helaria ont créé des lois qui protègent les filles jusqu’à leur majorité. Une femme ne peut pas se marier avant ses douze ans. Mais dans le reste du monde, on considère qu’une fille devient une femme dès ses premières règles, vers huit ans. La plupart de ces jeunes filles seront déjà mères à douze ans. Certaines auront même donné naissance à deux enfants. Et beaucoup d’entre elles mourront avant leurs vingt ans.

— Ma sœur aînée s’est mariée à douze ans.

— J’ai été mariée à neuf ans, l’âge de Dursun.

— Oh. Je suis désolée.

— Ne le sois pas. Les dieux ont rappelé mon mari quand j’avais onze ans. Le veuvage est-ce qui peut arriver de mieux à une Naytaine. Quand les héritiers ne sont pas trop gourmands en tout cas. Ou qu’elle a réussi à donner naissance à un garçon. Je n’ai eu aucune de ces deux chances. Et mes frères n’ont pas eu l’occasion de pouvoir me racheter. D’où mon arrivée en cet endroit.

— Tu as donc des frères hors de ce harem.

— Oui. Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour être avec eux aujourd’hui !

Dovaren les avait dirigées vers une table où elles étaient seules. Normal, elles étaient toutes les trois les plus âgées des élèves. Gyvan et Deirane, les deux plus jeunes de leur groupe étaient presque adultes, Dovaren l’était depuis longtemps, alors que les autres jeunes filles de la salle étaient en pleine adolescence. Tout en s’asseyant, Deirane réfléchissait à ce qu’elle venait d’apprendre. Pour beaucoup de femmes, le harem constituait une amélioration par rapport à la situation dans le monde. Elle risquait de ne pas recevoir beaucoup d’aide pour s’échapper d’ici.

Une jeune femme entra. En voyant Dovaren, elle se dirigea vers elle pour s’installer à la même table que Deirane. Celle-là était âgée. Au moins quatorze ans. Elle avait largement dépassé l’âge de se marier dans la plupart des pays. La nouvelle venue jaugea Deirane d’un coup d’œil. Puis elle lui tendit la main selon la courtoisie yriani.

— Bienvenue, dit-elle dans la langue de Sernos, Kazami, de Gelang.

— Deirane, d’Yrian, répondit la jeune femme.

Elle dévisagea cette étrange élève. La peau mate sans être sombre, elle était de grande taille, autant que Dovaren. Et si on pouvait la qualifier de mignonne, elle était loin de posséder la beauté des autres occupantes du harem. Son visage était trop anguleux et sa silhouette trop sèche pour cela. D’un autre côté, elle était une élève. Ces dernières n’étaient pas forcément belles.

Remarquant que Deirane était perdue, Dovaren intervint.

— Kazami ne dépend d’aucun homme. Elle a elle-même payé pour venir ici.

— Mais pourquoi ?

— L’école du harem d’Orvbel est la meilleure école du monde, expliqua Kazami. Quand on est assez riche pour se l’offrir, il vaut mieux y étudier que partout ailleurs.

— Je croyais que c’était en Helaria que se trouvaient les meilleures écoles.

— Les meilleurs professeurs. Pas les meilleures écoles. En Helaria, passé un certain niveau, tu dois trouver un maître qui t’accepte comme apprenti pour continuer à acquérir des connaissances. Ici, il n’y a pas de limites, tant que tu peux payer. Avant, des professeurs helarieal enseignaient ici. Mais ils sont partis l’année dernière juste après l’attaque. Et Dovaren se trompe sur un point. Je suis mariée et c’est lui qui m’a envoyé ici.

Deirane savoura l’ironie qui voulait que dans ce monde majoritairement machiste, la meilleure école soit réservée aux femmes.

— Ton mari est généreux, continuait la Naytaine.

— En fait, il veut qu’une personne de confiance tienne la comptabilité de son commerce. Il n’a pas les connaissances. Et il ne peut pas s’absenter pour s’instruire. Je suis le seul choix logique.

— On apprend la comptabilité dans cette école ? s’étonna Deirane.

— Entre autres, répondit Kazami. Mais pas aujourd’hui. Ce matin, on apprend à parler orvbelian.

— Je sais parler orvbelian, remarqua Deirane.

— Assurément. Ta discussion de ce matin le prouve, la taquina Dovaren.

À l’entrée du professeur, Kazami se leva. Elle salue Dovaren avant de les quitter pour se placer à une table où elle était seule.

— Kazami n’a pas le droit de nous parler, expliqua Dovaren. Elle profite du retard du professeur pour discuter un peu, mais elle ne devrait pas.

— Pourquoi prend-elle ce risque alors ?

— Parce qu’elle est la seule adulte à l’école et qu’elle déprime un peu. Et certains professeurs ne sont pas très regardants sur ce genre de chose.

À ce moment, le professeur interpella leur groupe.

— Dovaren, Serlen, silence !

La jeune Naytaine se tut aussitôt. Curieuse de connaître tous ceux qui l’entouraient, Deirane chercha du regard la deuxième élève, mais aucune ne semblait avoir réagi au second nom. Peut-être la chercherait-elle plus tard, après le cours.

La professeure se leva de son bureau pour faire face aux élèves. À ce moment, la porte de la classe s’ouvrit à la volée et une jeune femme entra.

— Scusez-moi, lança-t-elle.

Elle se précipita vers la première place libre qu’elle trouva.

— Sarin, toujours à l’heure, lâcha la professeure. Et toujours aussi discrète.

La répartie de la professeure fut ponctuée d’un grand éclat de rire. Deirane examina la nouvelle venue. Elle n’avait pas eu le temps de voir la broderie sur sa poitrine. Mais ses mules étaient marquées du symbole de Brun. C’était une concubine comme elle. Et certainement d’origine yriani, ou tout au moins née dans la vallée de l’Unster si on en jugeait pas son temps de peau et ses cheveux châtains. Et elle était plus âgée que les autres chanceuses, au moins treize ans, peut-être quatorze.

La leçon dura toute la matinée sans autre interruption. Elle ressemblait beaucoup à ce qu’elle avait connu à l’ambassade d’Helaria pendant son séjour à Sernos, à ceci près que cette école était payante. Et elle allait beaucoup plus loin dans l’acquisition des connaissances. Ses élèves n’avaient nul besoin d’intégrer une corporation et de trouver un maître pour continuer à apprendre. Et les matières étudiées étaient choisies parmi plusieurs disponibles. Ainsi, tel que l’apprit Deirane par la suite, Kazami suivait, outre les cours de langue, orvbeliane, yriani et helariamen, des cours de géographie et d’arithmétique. Quand elle saurait correctement compter, s’y ajouterait la comptabilité. Ces deux dernières matières ne faisaient pas partie du cursus de Deirane. Mais elle en avait d’autres à la place. Deirane et Kazami ne seraient pas toujours ensemble.

L’après-midi, les élèves furent divisés en plusieurs groupes. Les pensionnaires partirent dans une direction alors que Dovaren entraîna Deirane et les autres novices vers ce qui se révéla un cours de géographie. Malgré son statut, Kazami se joignit à elles.

— Ce n’est pas pour apprendre à faire des broderies au point de croix que je suis ici, expliqua-t-elle, mais pour seconder mon mari dans ses affaires.

— De toute façon, tu sais déjà broder, remarqua Dovaren en montrant le col de la jeune femme.

— C’est ma mère qui m’a appris.

— Et nous, on n’a pas besoin de savoir ? demanda Deirane.

— A priori, tu ne cherches pas un mari, répondit la Shacandsen.

— Et puis, on dispose de domestiques pour ça dans le harem, ajouta Gyvan.

À la grande surprise de la jeune femme, elle reconnut quelques concubines dans la salle. Trois, pour être exacte. Dont la très jolie femme originaire du Sambor qu’elle avait remarqué quelques jours plus tôt sur la plage. Le passage de chanceuse à concubine ne signifiait donc pas la fin de la fréquentation de l’école. Même si elle n’avait jamais l’occasion de sortir de cet endroit, elle aurait au moins la possibilité de s’occuper. Et la dénommé Sarin était là également. Elle n’était donc pas une élève, comme elle l’avait d’abord cru, mais une concubine.

Le professeur de géographie, une jeune femme, était, ainsi que, l’apprit Deirane par la suite, une ancienne pensionnaire de l’école. Bien qu’Ard ait abordé tous les pays du monde, il avait surtout insisté sur l’Ectrasyc et en particulier la basse vallée de l’Unster. La haute vallée, stérilisée par les feythas, était totalement déserte. Mais il avait à peine parlé du Shacand. Et pourtant, ce continent était intéressant. Comme l’Ectrasyc, il comportait plusieurs royaumes. Mais ils s’étaient rassemblés dans une sorte de confédération qui les regroupait tous et avait pris la ville de Renaissance comme capitale. On pouvait presque le considérer comme un unique pays. Cela ressemblait à ce que l’Yrian et l’Helaria avaient tenté d’accomplir chacun de leur côté avec la confédération yriani d’un côté et les Frères de la mer de l’autre. Mais le résultat final se révélait plus abouti : une quinzaine de royaumes, davantage de langues encore, mais un seul gouvernement. Peut-être, ce fait s’expliquait par sa faible population. Pris tous ensemble, ces royaumes comptaient moins d’habitants que le seul Yrian.

L’après-midi passa sans que Deirane s’en rende compte. Le professeur n’avait pas seulement des connaissances étendues dans son domaine, il savait aussi les transmettre. Alors que ses journées avec Ard ressemblaient à des discussions intéressantes, mais un peu décousues, lors de ce cours elle avait réellement appris quelque chose.

Pendant tout le cours, la jeune femme avait surveillé la belle Samborren. Elle avait pu voir l’attention qu’elle avait apportée au professeur lors de son entrée dans la salle et sa déception quand elle avait annoncé que la leçon du jour concernait le Shacand. Visiblement, connaître leurs voisins du sud ne l’intéressait pas.

Deirane se pencha vers sa voisine.

— Tu sais de qui il s’agit, lui chuchota-t-elle.

— Tout le monde la connaît. Elle s’appelle Nëjya. Elle vient du Bacoum, lui répondit Dovaren. Elle est arrivée l’année dernière.

— Je croyais qu’elle venait du Sambor.

— Le Bacoum est une province du Sambor.

— Oh.

— Pourquoi cette question ? Tu veux t’allier avec elle ?

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Pour survivre ici, il faut avoir des alliés. Je ne sais pas si c’est un bon choix. Elle est indisciplinée. Depuis que je suis ici, Chenlow l’a déjà punie deux fois. Et puis elle n’appartient pas au roi, mais à son frère.

Deirane réfléchissait à toute vitesse.

— Le frère du roi possède aussi des concubines dans le harem ?

— Une seule. Elle est isolée. Aucun parti ne veut d’elle. Et c’est bienheureux. Elle avait tout pour faire une cheffe de faction. Mais elle aurait été exécrable dans ce rôle.

— Pourquoi ?

— Les Samborrens n’hésitent pas à régler leurs problèmes dans le sang. Elle aurait transformé le harem en boucherie.

— Et les autres factions c’est mieux ?

— C’est plus soft. Elles mettent plus de formes.

Deirane ne trouvait pas cela mieux. Dans tous les cas, il y avait des morts.

— De toute façon, aucune des trois actuelles ne me plaît. Larein me fait peur. Je ne vais surtout pas attirer son attention sur moi. Lætitia est Naytaine comme moi. Mais elle a l’air bien passive. Elle ne s’entoure que de Naytaines. Et j’ai l’impression qu’elle tire son pouvoir de son âge, c’est la plus âgée de sa faction. Quant à Mericia, elle se situe entre les deux. Elle pourrait être le meilleur choix. Mais, il y a quelque chose en elle qui me déplaît. On dirait qu’elle s’estime plus que ce qu’elle vaut. Ça lui donne un air hautain que je trouve détestable.

— En fait, expliqua Gyvan, elle attendait que je crée mon propre parti pour s’allier avec moi.

— Pourquoi ? demanda Deirane.

— Il paraît que j’ai l’air exotique.

Ce qui était parfaitement exact. Deirane n’avait jamais vu une femme comme elle. Elle était non seulement belle. Mais s’y ajoutaient un teint de peau unique et un visage aux pommettes saillantes et aux yeux bridés. Elle et sa sœur étaient les premières femmes qu’elle avait vues avec ces caractéristiques. Lors de sa visite du palais, elle avait bien vu la plus jeune, isolée dans le hall du harem. Mais Gyvan lui avait échappé. Et dans les jardins, elle n’avait remarqué aucune concubine qui leur ressemblait.

Une idée s’insinua dans l’esprit de la jeune femme. Son visage, avec les diamants et les fils d’or que le drow lui avait incrusté dans la peau la rendait encore plus unique que ces deux shacandseny. Elle allait donc faire potentiellement l’objet de manœuvres en vue d’une alliance. Elle se demanda si la soudaine amitié qui semblait la lier à la Naytaine était due à une quelconque affinité ou à un calcul. Quelle que soit la réponse, elle n’avait rien d’autre. Elle devrait s’en contenter.

Le repas du soir, le seul vrai repas de la journée en fait – les trois autres n’étant que des en-cas – fut pris dans la grande salle qu’elle avait découverte lors de ses explorations pendant sa visite initiale. Les quatre novices se disposèrent autour d’une grande table autour de laquelle elles pouvaient s’asseoir. Une armée de domestiques, toutes des femmes, défila pour leur apporter les plats. Et même si elles n’étaient pas toutes belles, aucune n’était laide. Deirane en fit la remarque.

— C’est normal, répondit Dovaren, rien n’est laid dans le harem privé.

— Même les eunuques sont beaux, gloussa Gyvan, tu n’as pas remarqué.

C’est vrai que même les eunuques avec leurs muscles bien développés, leur taille fine et leur peau sans défauts étaient eux-mêmes remarquables. Et d’ailleurs, Deirane se souvenait qu’en se promenant dans les jardins, elle n’avait remarqué aucune plante rabougrie, aucune fleur fanée.

La chaleur de la saison n’incitait pas à manger chaud. Ils étaient en plein cœur de la saison sèche. Et le cuisinier avait préparé une salade de crudité bien copieuse. Deirane n’avait pas l’habitude, dans la ferme paternelle, les légumes cultivés ne pouvaient être mangés que cuits. Ce légume rouge notamment, coupé en tranches fines ne lui inspirait pas confiance. Chez elle, sauf pour les fraises, rouge signifiait poison. Elle en isola les morceaux dans un coin de l’assiette, ne gardant que les bouts de jurave, de concombres et de pommes de terre. Elle isola aussi dans un coin des morceaux blancs qui n’étaient ni des fruits, ni des légumes, ni du fromage.

— Tu n’aimes pas les tomates ? demanda Dursun.

— Je ne connais pas, répondit Deirane.

— Si tu ne les manges pas, je peux te les prendre ?

— Vas-y.

— Et moi je prends tes champignons, ajouta Gyvan.

L’adolescente allait prendre un morceau de tomate de sa pique. Mais Dovaren arrêta son geste.

— Le plat contient assez à manger pour nous quatre, intervint-elle. Ressers-toi plutôt.

Puis elle s’adressa à Deirane.

— Tu devrais goûter, tu ne le regretteras pas. Je comprends que tu puisses ne pas aimer les champignons, mais les tomates tu vas adorer.

— C’est bon ? demanda l’Yriani.

— Ici, le cuisinier a préparé une salade élaborée. Mais chez moi, on la coupe en deux et on la croque. Si on en a, on saupoudre d’un peu de sel, mais ce n’est pas indispensable. Et on se régale.

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