Un aristocrate déchu

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La maîtresse de maison passe devant Norman sans un regard, l'air indifférent. Inquiet, celui-ci s'interroge :

« Qu'arrive-t-il ici ? Il y a encore quelques jours, j'étais le centre de toutes les attentions et voilà qu'aujourd'hui, ils me mettent de côté. Personne n'en parle mais les faits se passent de commentaires. Tous m'ignorent. Ils évitent mon regard. Quand je pense à tout ce que j'ai enduré pour en arriver là !

Ces enfoirés m'ont déraciné, arraché à ma terre natale à l'âge de la puberté, en pleine montée de sève. J'ai enduré un voyage de plusieurs milliers de kilomètres en bateau. À peine débarqué, on m'expédie au plus offrant et j'échoue sur une tête de gondole, comme un vulgaire ficus chez Jardiland ! Avec une lignée comme la mienne... Vous imaginez ?

Je ne suis pas de sang royal, je n'ai aucun lien de parenté avec le trône. Mais tout de même ! Notre nom a depuis longtemps acquis ses lettres de noblesse ! La petite bourgeoisie des épicéas et autres conifères de bas-étage nous envie, nous, les aristocrates qui siégeons en bonne place à la cour du roi Érable. Je m'appelle Norman de Québec et j'aimerais bien que l'on m'explique ce qui se passe !

Comme le dirait si bien la populace chez nous :

Maudit bout d'calvaire ! Euj' voud’la ben qu'on m'explique c' tabarnac d' bordel ! »

Norman ne comprend pas. Il a été au contact des humains depuis sa naissance mais les motivations de cette espèce lui échappent. Soudain, les légendes du vieux Stilman ressurgissent et interrompent le cours de ses pensées :

« Nous sommes des parvenus, Norman, rien d’autre ! Cela fait quelques générations que les humains nous vouent un culte frénétique à l'occasion des fêtes de fin d'année. Les lobbys qui pensent diriger ce monde ont fait d'une innocente fête païenne l'un des piliers économiques de leur second semestre comptable. Les humains se sont égarés de la voie que leur montrait la terre. Mais tout ça c'est du vent, Norman ! Ça peut s'écrouler du jour au lendemain et crois-moi, ça s'écroulera un jour ! »

Stilman est le dernier sage, là-bas, de l'autre côté de l'océan. C'est l'ultime rescapé de la génération d'arbres que les patrons ont abattus. Lors de la construction, ils avaient décidé de sauver un sapin, de manière symbolique et l'avaient proclamé mascotte de la pépinière. Il ne quittera jamais cet endroit. Sa cime est bien plus haute que celle de n'importe quel Big Tree qu'on laisse vieillir plusieurs saisons pour des mairies ou des commandes spéciales.

Oubliant les prophéties du patriarche, Norman divague à nouveau :

« La petite Émelyne avait pourtant l'air sincère quand elle s'est arrêtée devant moi et qu'elle s'est exclamée :

— C'est celui-là que je veux, Maman. Il est trop beau !

Elle semblait m'adorer. Jamais je n'aurais imaginé n'être qu'une lubie passagère. Comment est-il possible que je sois délaissé de la sorte à peine quelques semaines plus tard ?

Elle m'a choisi, moi, et m'a ramené dans sa demeure pour me rempoter une fois de plus, alors que je commençais à peine à reprendre racine. Puis ils m'ont décoré et célébré en chanson :

Mon beau sapin, roi des forêts, que j'aime ta verdure...

Les parents ont même agrémenté mes branches les plus robustes de quelques chocolats, pour accroître un peu plus l'intérêt que la gamine me portait. Adopté, je pensais faire partie de la famille. J'étais la star : les guirlandes électriques scintillaient de mille feux, les boules se dressaient fièrement, tous me contournaient avec précaution. Le chien se faisait rappeler à l'ordre au moindre battement de queue sur une de mes branches. La mère l'a même flanqué dehors pour quelques heures le jour où il a envoyé Célestine au cimetière ! Pauvre petite boule, si jeune, si fragile, si éclatante... Elle n'a pas supporté le choc et s'est fracassée en mille morceaux !

Déjà, le soir du réveillon, j'avais senti le vent tourner. Dès qu'ils ont eu placé le petit Jésus dans la crèche, plus rien n'a été pareil. Un repas orgiaque, entre eux, sans la moindre sollicitude envers moi, pas même un peu d'eau dans mon pot. Repus, les voilà qui me prennent pour un vulgaire placard à chaussures. J'ai dû supporter leurs odeurs de pieds toute la nuit ! Les parents semblaient pourtant si fiers, une fois la petite couchée, en déposant les paquets à mon pied. Un regain d'attention dont j'aurais dû me méfier.

Le lendemain, j'ai compris que je n'étais plus qu'un figurant, les paquets m'avaient volé la vedette. Plus aucune attention à mon égard. La petite hystérique m'a même cassé deux branches dans la frénésie du déballage. Elle n'avait d'yeux que pour ces présents aguicheurs qui la veille encore, brillaient par leur absence. J'égaye cette maison depuis plusieurs semaines… Quelle ingratitude !

Ensuite, toute la famille est arrivée pour le repas. Enfin, le festin devrais-je dire... À côté, l'orgie de la veille n'était qu'un pique-nique d'échauffement. Ils ne passaient même plus par mon intermédiaire pour les cadeaux... Au dessert, la grand-mère a distribué des enveloppes, soi-disant trouvées au pied d'un confrère le matin même. Mon œil ! Le père Noël ? Laissez-moi rire ! Une vaste mascarade ! Du mensonge organisé par les lobbys qui leur vendent ces cadeaux ! Et après quoi ? Ils tenteront d'expliquer à leurs enfants qu'il faut toujours dire la vérité ? Mais ils auront perdu toute crédibilité ! Le vieux Stilman avait raison : ce système est bancal et s'écroulera un jour.

Me voici donc tombé en désuétude. Ce matin, ils n'ont même pas pris la peine de brancher la guirlande. Que vais-je devenir ? Quelle tristesse ! J'en perds mes épines. »

Sur ces considérations pleines de nostalgie, Simon, le père, interrompt Norman dans sa rêverie. Il vient de déposer un carton marqué « Décos Noël » sur le sol et sollicite toute la petite famille pour ce qu'il appelle « le déshabillage ». Norman panique :

« Hein ? Quoi ? Mes guirlandes, mes boules... Laissez-les moi ! Encore un changement de pot ? Non, on dirait que... Bizarre ! Vont-ils me replanter dans le jardin ? Non, on me charge dans la voiture... Encore un changement de maison ? Pour aller chez qui ? Des humains plus compréhensifs, avec qui il y aura un réel échange ? Qu'est-ce que c'est que cet endroit ? Déchetterie ? Non mais je ne suis pas un déchet. Je suis vivant ! Au secours !!! »

Norman a beau hurler, Simon ne l'entend pas. L'Homme ne perçoit plus les cris des sapins, ni ceux d'aucun arbre, ni même les rugissements de la terre sur laquelle il marche. Car l'Homme a perdu l'habitude de les écouter.

Simon arrête la voiture devant la pancarte "Végétaux" et ouvre le coffre. Ça sent le sapin ! Norman sanglote de tout son être, à tel point que la résine visqueuse s'est agglutinée sur le tronc. Quand Simon le saisit sans y avoir prêté attention, il ne peut retenir un juron de dégoût avant de le balancer avec mépris dans la benne.

“ Lorsque le visage pâle aura coupé le dernier arbre, pollué la dernière bouffée d’air pur et pêché le dernier poisson, alors il s’apercevra que l’argent ne se mange pas. ”

SITTING BULL

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