L'été indien

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En ce matin de février, l'été austral fait de la résistance et tarde à céder la place à la mousson. Dans la lumière rasante de l'aurore, une scène insolite trouble la surface des eaux paisibles de l'océan indien, à proximité de l'archipel des Mascareignes.

Barraca, une daurade coryphène d'un mètre trente, pour quarante livres à la pesée, est en chasse. Exocet, un jeune poisson volant, tente de lui échapper. Éole est de son côté et une légère brise de nord-est lui permet de jolis vols planés sur plusieurs dizaines de mètres.

À trois reprises l'énorme mâchoire de Barraca manque sa proie d'une fraction de seconde. Le jeune effronté s'envole juste à temps et distance sa prédatrice d'un saut de cabri.

Bécafoin, une frégate qui planait non loin de là en quête d’un petit déjeuner, n'a rien perdu de la scène et s'est approchée.

À nouveau, Exocet exécute une remarquable envolée pour échapper à Barraca mais Bécafoin se trouve sur sa trajectoire en vol stationnaire, prête à en découdre. La voyant ainsi postée dès qu'il sort de l'eau, Exocet replie brusquement les nageoires surdéveloppées qui lui servent d'ailes et plonge, perdant du même coup son temps d'avance sur Barraca.

— Quelle vie de merde… Je suis pris entre le marteau et l'enclume ! éructe Exocet sans se décourager pour autant, alternant vols aériens pour échapper à Barraca et plongeons en piqué pour tromper Bécafoin.

Depuis quelques minutes, la profondeur s'amenuise. Exocet l'estime maintenant à une quinzaine de mètres. Il reconnaît le récif corallien où il a grandi, qui protège le lagon sud de l'île Rodrigues : un labyrinthe de cachettes providentielles qu'il connaît comme sa dorsale. Il lui faut cependant voler le plus haut possible et plonger en piqué pour espérer atteindre un abri avant que Barraca, très puissante et bien plus rapide entre deux eaux, ne le dévore.

Dans un ultime effort, le sprint de la dernière chance, Exocet frétille d'une caudale vigoureuse, godillant du mieux qu'il peut. Il déploie ses nageoires pectorales, s'oriente face au vent et s'envole plus haut que jamais pour replonger juste avant que Bécafoin ne l'atteigne.

De retour sous l'eau, il déconcerte Barraca en filant droit vers le fond. Elle comprend subitement les projets d'escamotage du damoiseau et fonce. Plus puissante en eaux profondes, elle gagne rapidement du terrain sur sa proie. Exocet la surprend une fois de plus en obliquant un virage à quatre-vingt-dix degrés. Ainsi, il atteint avec un léger temps d’avance un recoin du récif qu'il connaît bien : une colonie d'achropora pulchra. Des milliers de ces petits coraux se sont agglutinés ici en forme de table à pied central posée sur le fond. Exocet disparaît dans une anfractuosité et échappe au mastodonte des mers du sud.

Barraca comprend alors que son petit-déjeuner vient de lui échapper. Par orgueil, elle effectue quelques allers-retours le long du récif et penaude, repart en chasse vers des proies plus conciliantes.

— Ouf ! soupire Exocet. Je l'ai échappé belle, cette fois !

Cette course effrénée l'a épuisé, mais surtout affamé. Il est temps de se mettre en quête d'une pitance. Il attend encore quelques minutes pour être sûr qu'aucun prédateur ne rôde plus dans les parages et, après deux faux départs, sort de sa tanière pour casser la croûte.

Le premier banc de guppys ou de cardinalis qu'il croisera fera l'affaire.

Au détour d'un rocher, Exocet aperçoit un clown tomate apparemment blessé, dérivant inerte sur le sable à proximité d’une anémone de mer indifférente. Il prépare son attaque et, au moment opportun, se jette dessus avec voracité.

Exocet sent alors une aiguille aussi acérée que le dard d’une raie lui piquer le bord de la lèvre supérieure. Aussitôt, il est mouliné vers la surface sans comprendre ce qui lui arrive.

On le sort de l'eau et on le jette dans un panier en osier. Une longue agonie commence, pendant laquelle Exocet aura tout le temps de penser à l'ironie de la situation. Échapper à ses deux principaux prédateurs pour aussitôt se faire capturer par un prédateur encore plus énorme, encore plus redoutable, encore plus impitoyable.

Le combat était cette fois déloyal.

Exocet n'avait aucune chance !

“La vie est un combat perdu d’avance. Réussir sa vie, c’est avoir l’impression de pouvoir le gagner.”

Christian Granger

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