Une main tendue

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Les cinq notes cristallines de la mélodie SNCF retentissent dans les haut-parleurs :

« Feum-Ta-Ta-Lin-Tin

Mesdames, Messieurs, nous vous rappelons que toute sollicitation, quête ou mendicité est interdite. Merci de ne pas y répondre. »

Brad, exaspéré par ces appels à l'individualisme à peine dissimulés ne peut s'empêcher de ronchonner :

« En revanche, cracher sur la gueule du premier va-nu-pieds que vous croiserez et le dénoncer à un agent est vivement recommandé… Délit de solidarité, mon cul ! Sérieux… Dans quel monde on vit ? »

Un raz-de-marée de sarcasmes bouillonne en lui. Ce n'est pas tant cette annonce qui passe en boucle toutes les cinq minutes, ni le fait que la solidarité soit en passe de devenir un délit. C'est choquant, certes, mais il sait depuis longtemps à quoi s'en tenir dans cette pseudo-démocratie.

Insoumis, écorché vif, Brad l'a toujours été. Compatissant et empathique, parfois mais militant, sûrement pas ! Il n'a jamais voté et affiche un certain stoïsme quant aux décisions des nantis qui dirigent ce monde, si farfelues ou même injustes soient-elles. Il traverse l'évolution de la société comme un chien errant, d'une pisse à l'autre, sans se soucier de la moindre considération politique.

Non, ce que Brad trouve révoltant, c'est que les voyageurs accordent autant de crédit à cet avertissement. Il ne peut que constater le regain de mépris que ces appels répétés inspirent vis-à-vis du gars qu'il observe depuis un quart d'heure, en attendant son train.

Le type accoste les passants pour essayer de glaner quelque-chose à manger. Il ne titube pas, n'est pas agressif et, toutes proportions gardées pour un mec à la rue, il présente relativement bien. Il a le ventre vide et il tente sa chance, comme l'ont fait des générations de crève-la-dalle avant lui dans toutes les gares du monde.

Mis à part à une petite vieille sympathique qui vient de lui tendre une pièce, le mendiant n'inspire aucune pitié. Dans le meilleur des cas, de l'indifférence mais rien de plus. Certains voyageurs détournent la tête, comme pour faire semblant de ne pas le voir. D'autres accélèrent le pas. D'autres encore le toisent de leur dédain sans même prendre la peine de lui répondre.

Excédé par cette France "bien-pensante", Brad s'approche. Le gars l'aborde très poliment, comme il le fait avec tout le monde :

— Bonjour Monsieur. Seriez-vous en mesure de m'acheter quelque chose à manger s'il vous plaît ?

Brad l'invite à le suivre et se dirige vers le comptoir de La Brioche Dorée. Dans la file d'attente, ils échangent quelques banalités :

— Moi c'est Brad, enchanté.

— Orlando. Merci beaucoup, vraiment !

— Qu'est-ce-qui te ferait plaisir ?

— Un jambon-beurre, ce sera très bien.

— Depuis quand t'as pas mangé ?

— Hier midi !

Leur tour arrive. À cinq euros trente le jambon-beurre, Brad se dit que ça vaut le coup de mettre cinquante centimes de plus pour un petit bout d'emmental. Dans un élan de générosité, il achète également une part de tarte aux pommes. Orlando se confond en remerciements.

Ce quinquagénaire attachant intrigue Brad. Ce n'est pas un clochard, ou alors depuis peu. Il est timide et maladroit pour faire la manche, s'exprime dans un vocabulaire soutenu et l'odeur de la rue n'a pas encore recouvert son enveloppe corporelle. Son train ne part que dans trois quarts d'heure, il invite donc Orlando à boire une bière pour papoter.

Ils ressortent de la gare et s'installent en terrasse de la Brasserie de l'esplanade pour pouvoir fumer. Brad offre un peu de tabac à son invité et apprend qu’il était chef d'équipe chez Amazon, à Lauwin-Plauque, dans le Nord. Voilà bientôt deux ans qu’il a été licencié. Au fil du temps, sa relation de couple s'est dégradée et sa femme l'a quitté le mois dernier, juste avant les fêtes. Elle a gardé l'appartement qui était à son nom et l'a flanqué à la porte sans plus de formalités. Sans famille en France et en fin de droits, il se retrouve le bec dans l'eau.

Brad s'interroge. Comment peut-on partager la vie de quelqu'un pendant plusieurs années et le jeter dehors en plein cœur de l'hiver, en sachant pertinemment qu'il n'aura personne vers qui se tourner ? Quel genre de tordue ferait ça ? Conscient de ne pas connaître tous les éléments pour en juger, il chasse ces pensées malsaines et confie à Orlando qu'avec son RSA, sans une famille soudée et quelques amis magnanimes, il serait dans la même situation.

Orlando n'en revient pas. Avec tous les costards-cravate et les bobos qu'il voit défiler à longueur de journée, il faut que ce soit un sans-le-sou qui lui offre sa pitance quotidienne. Ne sachant plus que dire, il porte les mains à sa nuque en inclinant la tête pour détacher une petite chaînette. Dessus, un pendentif en or semble représenter le soleil. Il la tend à Brad qui proteste :

— Non, vraiment c'est pas la peine...

— Prends-le ! Là d'où je viens, c'est un porte-bonheur. Je n'ai rien d'autre à t'offrir mais ça me fait plaisir. S'il te plaît... C'est important pour moi de te laisser quelque chose !

Brad pense à l'ironie de la situation et une réplique cinglante lui vient immédiatement à l’esprit :

— Un porte-bonheur ? Vraiment ? Il ne serait pas un peu périmé ?

Mais il n'est pas sûr qu'Orlando ait le même humour. Il garde donc cette réflexion déplacée pour lui et se contente d'accepter avec la solennité de circonstance.

Jetant un œil à l'horloge qui trône en façade de l'imposante gare de Lyon, il remarque qu'il est temps de se rapprocher des quais. Après une chaleureuse accolade et les « Merci mille fois », « Bonne chance » et autres politesses habituelles dans pareille rencontre, ils se séparent avec cette anecdote gravée dans un coin de la tête.

Et chacun reprend le cours de sa vie.

Le Paris-Barcelone vient de quitter la gare de Lyon-Part-Dieu. Absorbé par le paysage des Préalpes qui défile à grande vitesse, Brad repense à cette belle rencontre que la vie vient de lui offrir. La vue du contrôleur le ramène brusquement à la réalité : il a acheté un billet Paris-Lyon plutôt qu'un Paris-Valence, pour grappiller quelques euros. D'habitude ça passe mais pas cette fois visiblement.

— Alors, on ne devait pas descendre à Lyon ? demande le fonctionnaire sur un ton taquin.

Honteux, Brad tire son portefeuille de sa poche pour présenter sa pièce d'identité sans même essayer de mentir, de prétendre qu'il s'est assoupi. L'amende est inévitable.

T'as joué t'as perdu, c'est l'jeu ma pauv' Lucette, songe-t-il résigné.

Après avoir vérifié d'un bref coup d'œil circulaire que personne ne les observe, le préposé bienveillant tend la main paume vers le bas et lance à demi voix :

— Allez va... Ça passe pour cette fois. C'est mon jour de bonté.

Gêné, Brad bégaye de confusion. Soudain, son visage s’illumine, il a un flash. Il sort le pendentif de sa poche et le tend au contrôleur qui s'offusque :

— Non, je ne peux pas accepter. Ce ne serait pas correct !

Brad se souvient alors des paroles d'Orlando :

— Prenez-le s'il vous plaît... Là d'où je viens, c'est un porte-bonheur. Je n'ai rien d'autre à offrir mais c'est important pour moi de laisser quelque-chose ! supplie-t-il en soutenant le regard du fonctionnaire hésitant.

Après avoir une nouvelle fois constaté l'absence de témoins, celui-ci capitule et dépose le médaillon dans sa poche :

— Bon, si c'est important... Fais attention à toi, c'est fini ce temps-là ! Nous avons ordre de contrôler plusieurs fois désormais, sur ce genre de longs trajets.

Une main tendue pour une main qui se tend. La boucle est bouclée ! songe Brad satisfait en regardant le contrôleur s'éloigner.

Et chacun reprend le cours de sa vie.

“ Ce que tu gardes pour toi est perdu à jamais.

Ce que tu offres à autrui t’appartient pour l’éternité ! ”

Éric-Emmanuel Schmitt

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