Un dimanche ordinaire

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— Que dieu tout puissant vous bénisse. Le père, le fils et le Saint-Esprit. Amen.

— Amen !

— Allez dans la paix du Christ.

Avec la bénédiction du curé, comme chaque dimanche, Jacky sort de l’église et traverse le parvis ensoleillé pour savourer son anisette hebdomadaire au café de la Poste. Le punk à chien qu’il croise à mi-chemin n’a aucune chance de l’amadouer :

— Une ‘tite pièce pour manger, M’sieur siou’plait ? À vot’ bon cœur !

Jacky le toise d’un regard dédaigneux sans même prendre la peine de lui répondre. Il a la conscience tranquille. Il vient de se cogner une heure et quart de sermons et de lectures soporifiques. Si encore le curé partageait le sang du Christ pendant l’eucharistie... Ah ça, pour l’hostie rance et insipide, pas de problème ! Mais le pinard, macache ! Merde, il l’a bien mérité son jaune ! D'autant que dans un quart d’heure, après avoir recouvert les touches d’un drap de flanelle, rabattu le couvercle de l’orgue, récupéré ses partitions et échangé quelques banalités avec le prêtre, Odile se pointera au bistrot et commencera à le gonfler pour rentrer au bercail. Alors ce n’est vraiment pas le moment de l’emmerder avec la charité, il a sa dose de pain béni pour la semaine ! Ce p’tit con n’a qu’à aller bosser. À défaut, qu’il se donne au moins la peine de jongler, gratter, jouer, chanter, danser, ou n’importe quel verbe du premier groupe connotant une quelconque activité propice à la mendicité. Tas de fainéants ! Ce n’est plus ce que c’était les clochards, c'était mieux avant !

Jacky pousse la porte du troquet. Le chaleureux brouhaha dominical balaye instantanément l’anicroche avec le poulbot de son esprit. Arrivé au comptoir, il lance un clin d’œil à Patrick et lui désigne la bouteille de Ricard du bout du doigt en attrapant le journal de l’autre main. Le patron est familier de ce petit rituel. N’ayant rien perdu de la scène tout en servant Marcel, il pose la bouteille de Côtes de Provence et s’exécute. Comme à son habitude, Jacky avale le premier cul sec, commandant ainsi le second de manière tacite. Patrick ressert en souriant et se dirige vers une table de turfistes. Après un bref coup d’œil sur les gros titres, Jacky s’attarde sur les pages locales :

« Un conducteur sur la D911 avec 3.2 grammes d’alcool dans le sang.

Les gendarmes ont appréhendé un conducteur de quarante-deux ans fortement alcoolisé, samedi matin vers 5 heures, à hauteur de Pontrieux.

L’amicale des boulistes de St Thurien donnera son Loto cet après-midi.

Nous vous attendons nombreux à partir de 14 heures, à la salle polyvalente de St Thurien.

Les étourneaux en ville, toujours un problème pour les riverains.

Ce phénomène temporaire exaspère les habitants concernés, lassés de découvrir au petit matin leurs voitures repeintes de fientes. » Vient ensuite l’interview d’un riverain qui, outre la présence des oiseaux, déplore l’absence de réaction de la municipalité face aux multiples pétitions.

Trois grammes deux, putain le con ! C’est rassurant ces conducteurs qui s’arsouillent la gueule plus qu’il n’oserait le faire avant de prendre le volant, ces journalistes qui se complaisent dans la médiocrité... C’est pour cela que Jacky apprécie les pages locales de faits divers, parce qu’on y trouve toujours pire que soi.

Car franchement, n’y a-t-il pas plus grave ? Les pigistes de La Provence s’ennuieraient donc tellement que la matière fécale soit devenue source d’inspiration ? Il ne faudra pas s’étonner ensuite que l’on qualifie leurs torchons de merdiques !

Jacky lèche son index puis, d’un revers marqué d’un soupçon d’impatience, envoie cette page aux oubliettes. Viennent ensuite les pages sport, le programme télé, le sudoku quotidien et les résultats du Loto. C’est alors qu’il se souvient avoir joué un ticket de Loto la veille, en achetant sa boîte de DAVIDOFF au tabac de Cernay. Ça lui arrive de temps en temps, toujours en spot, car il a autre chose à foutre que de cocher des numéros soi-disant porte-bonheur pour tenter de décrocher le gros lot ! Il attrape son portefeuille dans la poche intérieure de sa veste et sort le reçu. Soudain, le temps s’arrête. Jacky perd le contact avec tout ce qui l’entoure. Bouche bée, il relit pour en avoir le cœur net. C’est bien cela, il a le billet gagnant, les six numéros ! Quand il revient à lui, Jacky se sent menacé. Comme si tous les soiffards du café savaient qu’il vient de gagner et complotaient pour lui voler le ticket. Il reprend ses esprits et tente de se rassurer.

Non, ces sacs à vin sont bien plus intéressés par le fond de leur verre... Et pourtant, s’ils savaient !

En pensant à cela, Jacky panique et éprouve un besoin urgent de prendre l’air ! Il dépose un billet de cinq euros sur le comptoir, salue Patrick et file, le ticket bien à l'abris dans le creux de sa main. À l’extérieur tout s’accélère, il se sent défaillir. Il lui faut rejoindre Odile au plus vite et rentrer à la maison, en sécurité. Son cœur s'emballe, des suées froides lui glacent le dos, sa vue se brouille, ses oreilles bourdonnent. Il traverse la place tant bien que mal en direction de l’église. Le voyant tituber, Éric, le jeune clochard jubile :

« Alors ducon, on tient pas la marée ? » ne peut-il d'abord s’empêcher de songer, comme une petite revanche.

Jacky s’arrête et s’agenouille en portant les mains à sa poitrine. Voyant cela, Éric déchante et s’approche. Constatant le teint livide du vieux, il s’inquiète :

— Hé… Ça va ?

Pour seule réponse, Jacky tombe inerte, les yeux exorbités. Ayant ramassé le petit bout de papier que l’homme a laissé échapper, Éric court au bistrot chercher de l’aide. Il ne le sait pas encore, mais il ne fera plus jamais la manche…

“La misère a cela de bon qu’elle éloigne les voleurs.”

Alphonse Allais

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