Montgenèvre - Janvier 2006

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Minuit. Les loups garous seront de sortie en cette nuit de pleine lune, à n'en pas douter. Dehors, des queues de lapins tombent du ciel depuis plusieurs heures et recouvrent la station d'un voile blanc rénovateur. Je termine le nettoyage de mon piano, éteins la hotte et expédie mon tablier au panier de linge sale d’un lancer digne de Michael Jordan.

— Yes… Trois points ! pouffe Martin qui n’a rien perdu de la scène, planqué derrière son four à pizza.

Amusé, je théâtralise l’instant en pointant l’index vers le plafond carrelé de blanc et sors des cuisines sans me retourner. Dans la salle du restaurant, je me dirige sans grands détours vers le bar et m'affale sur une banquette avec le téléphone et ma liste. Je passe commande sur le répondeur d’Abeil, mon fournisseur de fruits et légumes pendant que Christine, la patronne, nous sert deux bières. Une fois le sol brossé, Martin me rejoint. Nous trinquons à mon premier jour de repos depuis un mois et je lui donne les consignes pour le lendemain.

Je retrouve les loups-garous chez Marie, l'unique bar de Montgenèvre assurant une fermeture tardive. Fabrice, Kévin et Nico sont au comptoir. Au vu des prévisions météo et de la couche de neige toute fraîche qui se pose à l'instant même, nous décidons avec Fabrice, webmaster de l'office du tourisme et snowboardeur émérite, de rester sobres ce soir. Notre objectif du lendemain : La Plane, qui culmine à deux mille six cent cinquante mètres d'altitude, huit cent cinquante mètres au-dessus de nos têtes… Il va de soi que c’est totalement incompatible avec une gueule de bois ! C'est un peu le Graal de tout saisonnier en station : descendre le sommet emblématique du coin dans son intégralité, l'esprit originel du freeride. Une fois n'est pas coutume, nous ne boirons qu'une bière. Après nous être donné rendez-vous sur le front de neige à l'ouverture des remontées mécaniques, nous abandonnons les loups-garous à leur noctambulisme et regagnons le calme de nos appartements respectifs.

À l'aube, le spectacle est magnifique. Un soleil radieux se réfléchit à l'infini sur l'immaculé manteau dont s'est paré le village pendant la nuit. Fabrice est au rendez-vous. Nous enchaînons les télésièges jusqu'au dernier, l'Aigle. Nous basculons alors sur le versant Italien et quittons les pistes pour traverser jusqu'à l'aplomb de l'arête transalpine en perdant le moins d'altitude possible. De là, il nous faut déchausser pour la rejoindre. Presque une heure d'ascension sera nécessaire pour venir à bout de cette pente à cinquante degrés, en portant les planches avec de la neige jusqu'aux cuisses. Enfin, nous jouons les funambules sur le fil de l’arête jusqu'au sommet tant convoité.

La station nous apparaît de nouveau et les chalets sont autant de petits carrés minuscules, comme sur une carte d'état-major. Au fond, une brume légère remonte de la vallée de la Clarée, portée par les courants ascendants. Le panorama est certes splendide et mériterait tous les superlatifs mais il est déjà plus de onze heures. Les règles de sécurité les plus élémentaires pour ce genre de grand hors-piste nous interdisent de glander ici plus longtemps dans une béatitude contemplative. Nous devons redescendre au plus vite ! On chausse vite fait, on se tape dans les moufles et on s'élance. La première partie n'est autre qu'un immense champ de poudreuse en forme de triangle, qui s'élargit à mesure qu'on descend. La qualité de la neige est orgasmique. Je m'applique à envoyer de grosses gerbes à chaque virage au moyen d'ambitieux rollers back. Quel pied, cette sensation de faire l'amour avec la montagne !

Arrive maintenant le passage délicat, où il va nous falloir choisir entre différentes options. Nous improvisons une pause un peu en amont pour faire le point. Trois couloirs parallèles, raides, étroits et engagés nous tendent les bras. Aux dires des vieux de la vieille, ils se ressemblent et les difficultés sont identiques. Entre eux, s'intercalent deux barres rocheuses. Les locaux affirment que celle de gauche vaut le coup. Je sens mon pote hésitant. Les conditions sont optimales et un matelas floconneux assure la réception en cas de chute. Peu attiré par ce saut de l'ange, je lui propose d'aller jeter un œil depuis le bas en empruntant le couloir des Anglais, ainsi nommé en mémoire de deux malheureux touristes d’outre-manche l'ayant jadis emprunté à plus de quinze heures, sous un cagnard de plomb. Ma proposition le ravit et arrête sa décision.

Je me lance. C'est le genre de passage où il ne faut pas traîner et accepter de prendre beaucoup de vitesse. Fini les rollers back photogéniques, les parois sont trop rapprochées pour des virages dignes de ce nom qui, de toute façon, seraient dangereux et propices à un départ d'avalanche. Tout droit ! Une fois en bas, après avoir vérifié la réception, j'appelle Fabrice sur son portable :

— La voie est libre. Passe bien à droite ! Il y a un sale rocher dans l'axe et à gauche, si tu te loupes, tu finis dans les sapins ! Pas besoin d'arriver à Mac 2 non plus, la falaise est en dévers. Y'a un bon dix mètres de hauteur !

— Ok, merci. À tout de suite...

— Oui, en un seul morceau. Fais gaffe quand-même !

Je garde mon téléphone à la main pour immortaliser ce moment. Quelques instants plus tard, la silhouette de Fab se dessine en ombre chinoise sur le ciel bleu-azur des Hautes-Alpes. Il s'élance et agrémente son vol d'un énorme Indy-grab, qui consiste à fléchir les jambes pour attraper la planche entre ses pieds. Magnifique ! J'en ai oublié d'appuyer sur le bouton de l'appareil photo… Il replaque impeccable et me rejoint sourire aux lèvres.

La dernière partie s’apparente à un slalom géant, à cette différence près qu’il se déroule en forêt et que les piquets sont des mélèzes. L’inclinaison s’est adoucie. Plus de risque d'avalanche ici. La pression retombe et nous savourons ces derniers instants avant de rejoindre la civilisation. Euphoriques, nous hurlons notre insouciance aux contreforts de cette montagne que nous avons défiée et qui nous laisse repartir sains et saufs, pour cette fois...

À midi et demi, attablés à la terrasse du Transalpin, nous dégustons le plat du jour en contemplant nos deux traces à la jumelle. Aucun autre sillage ne souille la pureté immaculée de notre conquête du jour. Satisfaits, nous nous regardons sans qu’il y ait besoin de mots. Quelque chose nous unit à jamais. Quelque chose d'insondable, entre nous et cette montagne.

Quelque chose qui est resté là-haut…

“ Le bonheur permet l’inconscience, mais il faut beaucoup de sagesse pour accepter d’être heureux. ”

Nadine Monfils

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