Cristal d'orques en côte d'Émeraude

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Après une nouvelle nuit d'excès, nous sortons du coma vers treize heures. Un verre d'aspirine à la main et une clope dans l'autre, je constate l'étendue des dégâts. Depuis l'aube, tous les campeurs ont pu profiter du spectacle visuel et olfactif qu'offrent les restes de notre tonitruante orgie : carcasses de crabes éclatées à même la table, arêtes de maquereaux, bouteilles vides éparses sur l'emplacement, vaisselle sale, verres cassés, cendriers dégueulant de mégots, poubelle de viscères et d'écailles éventrée par les chats... Le tout sous un soleil caniculaire !

Il semble évident qu’à côté du paravent aligné au cordeau que le voisin grincheux arbore fièrement, notre clan dénote un tantinet… Qu’importe, l’aventure nous attend, une nouvelle journée de mer nous tend les bras ! On s'organise : un brin de ménage, une douche, et on file. Sur la route du port, les emplettes quotidiennes se limitent à du pain, du beurre salé, du citron, du vin blanc, de la bière et du carburant pour le bateau. On se nourrit du fruit de notre pêche depuis plus d'un mois. Garenne, notre capitaine, affiche un sourire quasi-permanent lui balafrant le visage d'une oreille à l'autre. Une valise de vingt-six bières dans chaque main, il déclare :

— Bon les Garennes, j'ai pris deux packs. Un pour moi, un pour vous !

Il tiendra parole sans flancher.

Alea jacta est ! On appareille et on dépose les casiers sur un éperon rocheux " secret " que tous les pêcheurs du coin connaissent. Puis, on prend le large en direction d'une zone de pêche à quelques encablures du Cap Fréhel, " secrète " elle aussi, bien que la majorité des plaisanciers la fréquentent. Sur place, on se met à l'aise et nus comme des vers, nous montons les lignes à maquereau. Tel le pavillon de notre insouciance, les mitraillettes rutilantes ne leurrent personne et brillent au soleil pendues à leur petit fil de nylon. Le poisson peut bien attendre, nous dégustons quelques huîtres récoltées au piquet de tente deux jours plus tôt, sur une plage " top-secrète " du nord-est de la baie de Saint Brieuc. Les locaux amateurs de mollusques savent très bien de quel endroit il est question.

Deux bouteilles de Muscadet plus tard, la pêche à proprement parler peut commencer. C'est une pêche très particulière, dont les subtilités échapperont au néophyte : vautré sur le ponton en tenue d'Adam, une bière à la main et le lancer dans l'autre, il s'agit d'être habile et de faire preuve de sang-froid pour remonter ce satané maquereau sans renverser la moindre goutte. Je vois d'ici les puristes crier au blasphème mais c'est ainsi que nous remonterons une centaine de poissons en quelques heures, n’en déplaise aux sceptiques condescendants ! De quoi reboîter les casiers, assurer notre dîner et dédommager le voisinage pour nos tintamarresques ripailles de la veille. Entre deux prises, James lance en pouffant :

— Si au moins on était tous homos, ce serait quand-même plus simple... On ferait nos petites affaires sur le bateau et nos putains d'hormones nous foutraient la paix le soir !

On éclate de rire à l'unisson jusqu'à ce qu'un nouveau suicidaire ne vienne jouer les rabat-joie sur la ligne de Wil.

— Assez bossé pour aujourd'hui, place à la détente ! décide notre capitaine.

On remballe les gaules et on tracte James en Wake-board une petite heure. La relève des casiers vient agrémenter notre panier d'un joli homard maillé mais voici déjà venue l'heure de rentrer. À l’ouest, le soleil s'étire sur l'horizon dans un ballet flamboyant de mille nuances rubicondes. Dans la pénombre du crépuscule, nous rejoignons les eaux ténébreuses du port. Soudain, il me semble apercevoir un chien noir nager entre deux amarres. Un labrador, de toute évidence, ils sont bons nageurs.

— C'est un phoque ! me reprend Garenne.

James est encore en combinaison. Il s'improvise dresseur "into the wild" et se jette à l'eau pour lui offrir quelques maquereaux.

Nous apprendrons plus tard au café des pêcheurs que Gildas, un jeune écervelé de notre espèce, a perdu deux doigts de la même manière…

Une nuit d'encre s'est abattue sur la baie. Laissant "Gaston" et ses 110 chevaux au mouillage, nous nous entassons dans la minuscule annexe et ramons pour rejoindre la berge. De concert, nous entonnons Dès que le vent soufflera. Après un « Hissez haut ! » railleur de Garenne en guise de transition, nous enchaînons sur Santiano. En cet instant précis, j'en jurerais, nous sommes les quatre hommes les plus heureux du monde.

“Je cours, je vole, je vis.

Libre, j’oublie la raison et l’ordinaire.

J’ose…

Les folies sont les seules choses qu’on n’oublie pas ! ”

Oscar Wilde

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