Chapitre 5.1 : Bienvenue dans la famille des Parisiens oubliés

10 minutes de lecture

« On ne peut se battre seul. » Jack Abramoff(1)

Je m'éveillai vers 14 heures, et profitai du reste de la journée au lit avec Julia jusqu'au départ de ma mère pour le centre de réhabilitation. Elle se retint de pleurer mais m'étouffa avec ses bras. Elle me demanda de lui pardonner ses écarts, promettant que tout allait changer. Je voulais y croire aussi. Au bout de quelques minutes, elle grimpa avec les infirmiers dans la voiture. La porte claqua, puis l'automobile démarra, et me soulagea d'un poids malgré moi. Julia me soutint pendant et après. Je ne l'avais pas renvoyée chez elle comme j'aurai dû. J'avais besoin de quelqu'un. Cette nuit-là, je pleurai dans les bras de Julia, elle ne dit rien, attendant que le flot cesse et que je m'endorme.

Au réveil, je découvris un petit mot de ma compagne nocturne.

« Bonne journée à toi, le petit-déjeuner est servi ».

Je mangeai avec appétit les tartines préparées, avalant à grandes gorgées le jus s'orange. Je partis le cœur léger en cours, déterminé à récupérer ma moto qui était restée sur le parking depuis le combat. J'arrivai en cours à l'heure, constatant avec peine l'absence de François, et avec plaisir celle de Tim et toute sa bande. Midi sonnant, je fis le bilan de ma matinée. Je savais intégrer une fonction, et lire entre les lignes des Misérables de Victor Hugo. A 16h, Ronald Reagan et le fonctionnement du système immunitaire n'avaient aucun secret pour moi. Une journée efficace. En sortant, je retrouvai mon bolide, l'unique amour de ma vie. Quelqu'un avait tagué le mot « Brute » en rouge sur la carrosserie noire. Très fin. Rien ne pourrait venir à bout de ma bonne humeur, rien du tout...à part un message de Grégoire qui arriva dès que j'eu enfourché mon deux-roues.

« 19h45 ».

Un petit rappel simple, cordial et concis du boss. Je n'avais répondu à aucun des messages de la veille. Il devait s'y attendre. Je l'ignorai, caressant avec affection les poignées en cuir sombre, sous les gloussements des élèves présents sur le parking. Mon casque sur la tête, je filai à la salle de sport.

***

Le vestiaire n'avait pas changé depuis ma dernière visite. La pièce était blanche, le mobilier, les casiers, jusqu'au lavabo en passant par les bancs, étaient en bois clair. Une odeur masculine de transpiration régnait. Je me déshabillai, m'arrêtant sur mon reflet dans le miroir. Un blond aux yeux bleus perçants se tenait devant moi, sa peau blanche se fondant dans la décoration. Il avait les yeux tristes, comme abîmés par le temps. Ses cicatrices étaient presque effacées, de nouvelles ne tarderaient pas à s'imprimer. Il portait un croissant de lune sur l'épaule, une tâche de naissance héritée de son père. Il était bien constitué pour son âge, quoique fin. Il fallait encore qu'il s'étoffe. J'enfilai mon tee-shirt, gêné par mon reflet. Je me rendis dans la salle d'entraînement où les habitués faisaient leur séance. Je venais trois à quatre fois par semaine, changeant parfois de jour, pourtant ils étaient là, inlassablement. Ces hommes vivaient, mangeaient et respiraient salle de sport.

Je commençais ma routine par le tapis de course pendant 20 minutes. Le cardio monté, j'enchaînais les machines pour les jambes allant jusqu'à 80 kilos sur les cuissots. Puis je travaillai mes bras et mes pecs, au développer-coucher. Les altères me servirent pour mes biceps. Au bout d'une heure et demie, je suais, mes muscles tremblant sous l'effort. Alors que je pensais partir pour la douche, une voix que je ne connaissais que trop bien m'appela pour venir boxer. Je me retournai, prenant un air agacé.

— Qu'est-ce que tu veux Amina ?

La plus belle femme que je connaisse se tenait devant moi, les mains sur les hanches. Son corps était moulé par un soutien-gorge de sport rouge et un legging blanc et rouge mettant en valeur ses formes. Sa chevelure rousse était domptée par une queue de cheval qui lui descendait jusqu'au milieu du dos. Ses yeux verts me défiaient de m'enfuir.

— Je t'ai dit que nous devions parler. Comme tu n'écoutes pas ta boss, celle-ci vient à toi, répondit-elle, fière.

— Tu sors avec Grégoire, ne va pas t'imaginer que tu es son égal, répliquai-je.

Ma remarque la blessa. Elle devait sincèrement penser que j'étais un arrogant doublé d'un gougeât, c'était sûrement vrai. De plus, je n'avais pas envie de ses petits jeux, son ton m'irritait. Je détestais être suivi, et mis face au fait accompli.

— Où peut-on parler ? reprit-elle, se contenant.

— Nulle part, va-t'en ! Grégoire me tuerait s'il me savait là en train de te parler. Car je présume qu'il n'est pas au courant de ta visite de courtoisie.

— Non, tu as raison. Mais...

—Dégage, je ne vais pas me répéter 20 fois. Et je ne vais pas te raccompagner vers la sortie non plus, tu es grande.

— Boxons alors. Je me tairai, acheva-t-elle.

Sa ténacité me surprit. Elle n'allait pas lâcher le morceau. Alors on allait pimenter le jeu de façon à ce qu'elle refuse de jouer.

— Très bien. On boxe, à une condition : dès que l'un de nous deux se retrouve par terre, il doit répondre à une question.

Je la vis réfléchir. Le prix de la vérité était lourd à payer. Alex en avait fait les frais.

— J'accepte.

Sa réponse me prit totalement au dépourvu. Elle commença la danse, me menaçant avec ses poings gantés. Elle se déplaçait avec l'aisance d'un félin, semblant flotter sur le sol. J'étais tellement obnubilé par sa démarche que je ne vis pas sa main décrire une jolie courbe qui envoya ma joue valser. Je fus le premier à mordre la poussière. Mon égo prit un coup supplémentaire. Elle avait de la force, j'avais eu tort de penser que je gagnerai facilement. Elle était heureuse de mon embarrassement.

— Bien, première question Victor, me dit-elle avec un sourire carnassier. Pourquoi as-tu si mauvais caractère ?

De toutes les questions qu'elle aurait pu inventer, celle-ci était de loin la plus inutile.

— Je ne dirai pas que j'ai mauvais caractère. Je pense simplement que c'est contreproductif d'être gentil. Personne ne te respecte. Et j'ai découvert que j'arrivai à me faire apprécier ainsi, alors pourquoi changer ? Les femmes sont attirées par un homme aux paroles blessantes, je n'y peux rien.

Son regard se voila quelques secondes. Je m'arrangeai pour décrire un cercle autour d'elle pendant ce temps, attrapant sa jambe. Je tirai et la fit tomber sur le dos. Elle se retrouva allongée sur le sol, le regard mauvais.

— Question numéro 2, pourquoi pleurais-tu lorsque tu es sortie de la chambre d'Alex ?

Je n'allais pas la ménager. Elle me regarda, jugeant si j'étais digne de cette réponse. Je lui tendis la main pour qu'elle se relève. Elle l'a pris, se retrouvant très proche de moi. Son corps à quelques centimètres du mien, elle me murmura :

— Parce qu'en l'écoutant le menacer, j'ai compris qu'en dépit de ses belles paroles sur l'amour, j'étais son jouet, sa propriété Il me garde sous le coude parce qu'il me pense acquise.

Sur son visage, toute trace de sourire avait disparu. Une profonde tristesse l'habitait. Maintenant que je l'observais, que j'avais entre-aperçu au-delà de ses défenses, je me sentais moins seul dans ma détresse. Peut-être que je me trompais, et qu'il y avait plus qu'un beau visage.

— Toi, que crois-tu?, demandai-je sincèrement.

— C'est une tout autre question, ça Victor, me répondit-elle, légèrement plus détendue.

Je la fixai reculant lentement puis fonçai, lui fauchant les jambes. Elle atterrit encore une fois par terre. Ma fierté était presque guérie.

— On ne joue plus à ce que je vois, déclara-t-elle, visiblement peu vexée.

Son rire cristallin me fit rater un battement de cœur. Dieu ce que je me faisais honte. Ne désirant pas qu'elle remarque ma légère perte de contrôle, j'enchaînai stratégique :

— Troisième question. Pourquoi est-ce que Tula obéit aveuglément à Grégoire ?

Elle blêmit rapidement.

— Non.

— Je ne crois pas que cela faisait partie des règles. Tu tombes, tu réponds, contrai-je.

— Non.

Elle ne faiblissait pas, trop effrayée.

— Alors pourquoi toi tu lui obéis ? Soit tu réponds à une de ces deux questions, soit tu t'en vas, conclus-je, intransigeant.

— T'es dur en affaire Victor mais d'accord. Si tu veux tout savoir, Tula a des dettes, une dette de sang littéralement. Il la rembourse en restant auprès de Grégoire. On en a tous, dit-elle, sa voix se brisant. Maintenant, met-toi en position de combat, et change de sujet.

L'énerver n'étant pas dans mes plans, j'acquiesçais. J'avais recueilli assez d'informations sur Grégoire pour ce soir, continuer la rendrait suspicieuse. Elle avait préféré abandonner Tula plutôt que son petit secret. Que pouvait-elle cacher ? Je finirai bien par savoir, il était temps que je profite de sa charmante compagnie. Nous avons continué ce manège pendant près d'une heure, tombant régulièrement. Elle me mit de sacrées droites, moi j'évitai de la frapper. Mon chef tuerait pour moins que ça. J'appris à la connaître, elle, pas le costume qu'elle endossait.

Elle avait grandi dans une ferme dans le centre de la France. Elle aimait les grands espaces, l'odeur des fleurs du jardin de sa mère, plus spécifiquement les iris. Lorsqu'elle était petite, elle dessinait sans cesse son environnement, ajoutant des détails à chaque nouveau coup de pinceau. A l'école, elle découvrit le maquillage. Dès lors, elle s'entraîna sur sa mère. A chaque Halloween, elle créait une nouvelle identité pour celle-ci. Sorcières, singes, tigres, passaient de l'esprit d'Amina, jusqu'aux joues de mère, émerveillant leurs voisins, qui en demandaient autant. Son amour pour le maquillage lui valut d'être reconnue lors d'une foire où elle tenait un stand pour enfants par un ancien maquilleur de tournage, qui fit jouer ses relations. A 13 ans, elle se vit offrir une bourse pour aller étudier dans la ville la plus proche de son village. Ses parents sont morts deux ans après dans un accident de voiture. Elle partit alors habiter chez sa tante à Paris, utilisant l'argent de la vente de la ferme pour financer son lycée privé et son BTS. Le reste de l'histoire restait encore à décrypter mais le combat s'achevait. Nos deux corps étaient fatigués à force de s'écraser sur le sol de la salle de sport. Quelques sportifs s'étaient attardés, observant notre valse endiablée, criant quelques encouragements.

— Je peux te poser une dernière question ? lui demandais-je.

— Si je la juge pertinente, me répondit-elle, en rangeant ses gants de boxe dans son sac.

— Quel était ton rêve avant tout ça ?

Ses yeux se remplirent de larmes, mon interrogation faisait remonter de vieux souvenirs, des rêves éteints. Elle ignora ses émotions et répondit, calmant sa voix hésitante :

— Au début, je voulais travailler à la ferme avec mes parents. J'ai vite compris que ce n'était pas pour moi, lorsqu'une vache m'a mordue, ricana-t-elle. Après leur décès, je n'y ai plus vraiment pensé. Avec du recul, j'aurai voulu travailler comme maquilleuse sur les tournages de films. Vu votre succès, je suis douée pour cacher les blessures, alors en inventer doit être un jeu d'enfant.

Elle me semblait nostalgique d'un temps qui ne lui appartiendrait jamais. Un mélange d'espoir et de résiliation habitait ses yeux émeraudes. J'eus envie de lui tenir la main, de lui dire que tout irait bien, qu'elle redeviendrait cette enfant libre, courant dans les champs. J'aurai pu lui mentir, lui promettre un avenir mais je suis resté planté là à contempler cette beauté abandonnée. C'est à ce moment que j'ai compris que je l'aimais, cette fille en sueur aux mille et un secrets. J'ai aussi saisi qu'elle ne serait jamais à moi. J'étais jaloux de l'homme à qui je devais obéissance.

Nous sommes sortis de salle après une douche. 18h45. Le froid hivernal balayait nos visages. Elle resserra son manteau autour de son corps.

— J'ai une heure avant que Grégoire n'arrive, si tu veux manger un bout et me dire pourquoi tu es venue, proposai-je.

— Je veux bien manger, mais je ne veux parler que de sujets de surface. Je pense qu'on a assez abordé de sujets douloureux pour aujourd'hui.

J'hochai la tête et m'empressai d'acheter deux burgers au foodtruck du trottoir d'en face. Nous dégustâmes notre repas, parlant, riant de tout et de rien. Elle complimenta le cuisto, il en rougit. Elle passa plusieurs minutes à m'expliquer que le secret d'un bon hamburger résidait dans le fromage. J'étais soulagé de mener une conversation où je n'avais pas à me cacher, ni calculer le taux de mensonges de mes phrases. Qui étais-je à ce moment précis ? Un jeune homme amoureux d'une fille qu'il ne pourrait jamais avoir. Le scénario parfait de ces films à l'eau de rose dont j'avais horreur. Cependant, étrangement être ce garçon-là me satisfaisait pour l'instant. L'heure fila, et elle disparut avant qu'il n'arrive.

(1)Jack Abramoff, né en 1959, poursuit des études de droit et obtient son diplôme de juriste en 1986. Engagé politique, il devient lobbyste grâce à ses connections, puis fait son entrée à la Maison Blanche lors du mandat de Bush. Condamné des années plus tard pour plusieurs affaires de fraudes, escroqueries, et corruption, il plaide aussi coupable pour évasion fiscale dans une affaire de lobbying qui aboutissait à offrir de l'argent, des vacances, et des faveurs aux membres républicains du Congrès. La chute du milliardaire en 2006 entraîne alors celle du parti conservateur. En prison, il se reconvertit, donnant des cours quotidiens de Torah à ses codétenus. Au bout de 3 ans et demi, il est libéré et travaille actuellement pour une pizzeria.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire lapelliculevoyageuse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0