Chapitre 5.2 : Bienvenue dans la famille des Parisiens oubliés

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Je l’aperçus dès qu’il pénétra dans la rue. Son moteur et celui de Tula firent trembler les bâtisses environnantes. Il s’arrêta devant moi, retira son casque, révélant le visage de mon tyran. Grand brun à la barbe naissante et aux yeux bleus comme les miens, il ressemblait aux mafieux russes d’Hollywood. Il alluma une cigarette, me tendit son paquet sans un mot. J’en pris une, l’allumai sous le regard de Tula. J’avais commencé à fumer après mon premier combat. Elles m’apportaient du réconfort à chaque bagarre, relâchaient mon corps, lui offrant un peu de répit parmi les bleus, les coupures et autres ouvertures. J’inspirai, nicotine, goudron, et autres substances pénétrant mon corps. Cette vie me tuerait plus vite que cette mauvaise habitude. En quelques minutes, nous partîmes, la fumée de nos pots d’échappement comme unique témoin de notre présence.

Effectuer sa première mission avec Grégoire signifiait entrer définitivement dans le cercle, trouver sa place. Plus de retour en arrière. Grégoire s’engagea sur le périphérique, contournant Paris. Nous nous dirigions vers le port industriel de la métropole. Il roulait vite, remontant les voitures comme un pilote de courses. Décidemment, cet homme cultivait son mystère. Il s’engouffra ensuite dans un dédale de rues, nous rapprochant d’une partie désertée de la Seine. D’ici, Paris aurait pu passer pour une ville industrielle, délaissée juste après la révolution. Nous longeâmes des bateaux fantômes avant de nous arrêter devant un hangar aussi vide que semblait l’être ce quartier. Une quarantaine de motos garées trahissaient l’activité nocturne qui se jouait. Grégoire descendit de son engin, Tula lui prit son blouson en cuir pour lui donner une veste de costume noire. A quoi rimait ce cérémonial ? Sans un mot, Tula et moi suivîmes notre chef jusqu’à la porte principale du hangar.

Deux gorilles nous attendaient, les bras croisés. Grégoire leur parla secrètement. Ils hochèrent la tête au moment où un troisième sortit, leur ordonnant de nous fouiller avec un accent italien un peu trop prononcé. Vêtus simplement d’un jean avec un pull blanc, ils portaient tous une arme à feu, la dissimulant plus ou moins. Grégoire s’approcha, défit sa ceinture où pendait encore son 9mm non enregistré. Il la leur tendit. Je me résolus à abandonner mes deux couteaux adorés que je gardais en cas de pépin.

—C’est quoi ton petit nom le nouveau ? s’enquit l’un des deux beaux bébés, avec un accent de l’est.

—Victor.

—Avec un k ou un c ?

—Un c.

Visiblement peu emballé, il me permit tout de même de suivre Grégoire à l’intérieur. L’odeur me saisit les narines instantanément, tellement enivrante et prometteuse. Le hangar très éclairé, contrairement à ce que l’aspect extérieur laissait supposer. Il se divisait en deux parties : un rez-de-chaussée, et un premier étage qui se constituait uniquement d’une simple balustrade où se baladaient des hommes plus musclés et armés les uns que les autres. Une belle brochette de dégénérés, j’en mettrai ma main à couper. Nous étions entrés par l’étage. Le bas du bâtiment était creusé dans le port, évitant la propagation des sons vers le voisinage. En dessous de nous, se dressaient des rangées de bureaux dont les occupants, visiblement étrangers, étaient chargés d’une tâche bien spécifique. Le système taylorien en application, les tâches se répartissaient entre ceux qui coupaient les blocs de Haschisch(1) suivant les commandes, et ceux qui emballaient. Il en allait de même pour la beuh(2) dont la pureté semblait être vérifiée dans les laboratoires au fond de la pièce. Une serre immense courrait dans le fond. Je devinai qu’ils devaient cultiver des hydros(3) en quantités astronomiques pour suivre la demande. Combien de laboratoires pareils polluaient Paris ? M’arrachant à ma contemplation, mi impressionné, mi horrifié, nous descendîmes à la suite des hommes de main qui nous menèrent auprès de leur boss : un petit homme bien portant dans un costume trois pièces avec un flingue doré à la ceinture, tout sauf une décoration. Il nous sourit avec sa tête de requin, visiblement heureux de nos expressions faciales.

— Grégoire, mon associé préféré !, s’écria-t-il avec le plus mauvais jeu d’acteur de l’histoire.

— Lucien, quel plaisir ! enchaîna Grégoire, crispé.

— J’imagine que tu as mon argent.

Grégoire tendit une mallette aspect acier à un lunetteux près du patron. Nous restâmes en silence jusqu’à ce que le comptable confirme que les billets étaient authentiques. Lucien sourit de plus belle. Il prit un sac sur son bureau, et le donna à Grégoire. Tula inspecta l’intérieur pendant plusieurs minutes, et hocha la tête. Grégoire se détendit imperceptiblement.

— Maintenant que les formalités sont faites, et si nous allions nous divertir ? Ou peut-être que ton nouveau jouet aimerait faire le tour du propriétaire ?

J’allais retorquer lorsque Grégoire mit sa main sur mon torse et siffla :

— Lucien, voyons, mon ami, tu me respectes, je te respecte. Alors, je souhaiterai qu’il en soit de même pour mes compagnons.

Satisfait, le mafieux me fit un clin d’œil et changea complètement d’attitude.

— Comment j’étais ?

— Presque crédible, rigola Grégoire.

L’atmosphère de la pièce se transforma, les gorilles sur les rambardes applaudissaient, hilares. Grégoire se tourna vers ma tête interrogatrice. Il ouvrit grands les bras, à la manière d’un politicien, et me regarda comme son prochain repas.

— Victor, tu es le premier à voir de tes propres yeux mon nouvel investissement. Finis les petits jobs de surveillance, finis les transports à toutes les heures du jour et de la nuit. Ce soir est la nuit où on va inverser le rapport de force. Nous sommes capables de produire, et livrer notre propre marchandise. Grâce à mes contacts, nous allons s’assoir sur le marché, faire encore plus de profits. Terminés les ordres, à présent je règne. Et ce soir, toi aussi tu peux choisir de te joindre à nous. Mais avant de prendre une décision, viens observer de tes propres yeux nos installations.

Il circula entre les bureaux, m’expliquant la provenance de chaque type de cannabis. Je l’écoutais, tentant de tout assimiler. Cet entrepôt était le troisième qu’il venait d’acquérir. Il me fila mon salaire de la semaine, 5000 euros, largement plus que d’habitude. J’allais pouvoir payer les deux premières semaines de traitement de ma mère. Il continua son tour, s’extasiant sur son propre génie. Cette structure était impressionnante. La serre contenait des centaines de plants, Grégoire était vraiment parti à la conquête de Paris. Il termina la visite, ses yeux bleus se posant sur moi.

— Lucien, ordonna Grégoire.

Lucien apporta rapidement une veste en cuir, toute neuve. Victor était brodé au-dessus de mon statut de membre. Grégoire me tendit un écusson, celui de notre gang.

— Qui es-tu Victor ?, ajouta-t-il, me provoquant.

La tradition voulait que je le couse moi-même pendant que les autres membres me regarderaient. Une fois ma tâche achevée, je renaîtrai alors, nouveau. Je pensais sincèrement que Grégoire était devenu fou, et qu’il allait nous faire tuer avec sa folie des grandeurs. Mais, ce soir-là, il m’inspirait. Je pris l’écusson de ses mains, caressant le modèle. Deux ailes noires avec des reflets bleus entouraient un poignard à la poignée argentée. Grégoire avait créé ce logo, comme il avait construit ce gang il y a dix ans, s’inspirant du gang des Postiches(4). Malgré ma colère, mon aversion, je l’admirai. Nous étions sa plus grande réussite, je réalisai le travail qu’il avait fourni pour que nous en arrivions là. Il s’était sacrifié puis il avait noué des liens avec de dangereux personnages gagnant les sommets du monde criminels. Grâce à ce nouveau business, il reprendrait tout ce qu’il lui avait été pris. Et j’allais l’y aider. Mes amis débarquèrent, de même que tous les petits soldats. La plupart avait un joint à la bouche. Ils me prirent dans leurs bras. Je me sentis transporté, pour la première fois de ma vie, j’appartenais. Ils s’écartèrent pour laisser place à Alex en fauteuil roulant. Il semblait avoir repris du poil de la bête, ses doutes s’étant envolés. L’accolade gênée au début devint vite chaleureuse. Il s’écarta et tous m’observèrent coudre mon écusson, euphorique alors qu’ils scandaient mon nom. Une fois fait, je m’accroupis. Ils déposèrent une chope de bière sur mon dos et la burent d’une traite, notre équivalent pour manger le corps du Christ. Je me relevais, fier au milieu de mes camarades. J’étais Victor, un motard, un survivant, frère d’arme du gang des Parisiens Oubliés.


(1)Résine de ganja (marijuana) mélangée à diverses substances

(2)Marijuana : feuilles séchées de cannabis.

(3)Plants de cannabis cultivés sous serre

(4)Gang français qui réalisa une trentaine de braquages dans les années 80.

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