Chapitre 3.2: Marrée de secrets 

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6h00, mon téléphone vibra. Un petit mot doux de Grégoire s'afficha sur l'écran : « Au travail » plus l'adresse. Il avait une manière si affective de dire bonjour. Je me levai, me douchai. Ma mère m'attendait dans la cuisine.

— Bonjour mon chéri ! Bien dormi ?, me questionna-t-elle avec une voix enjouée.

Tout aurait pu être si normal, ma mère me surprenant un matin avec des tartines. Nous aurions pu raconter de nos journées, prévoir des sorties. Elle aurait ronchonné car je serais parti sans faire la vaisselle. J'aurai ri, mon sac de lycéen sur le dos. On aurait pu, enfin si on oubliait la montagne de bouteilles dans la poubelle et son maquillage cachant ses cernes. Néanmoins, il fallait que je fasse un effort.

— Coucou maman ! J'ai super bien dormi, et toi ?

— Moi aussi. Tu te rappelles que ce soir nous avons rendez-vous chez le docteur Wagner ?

Ah c'était aujourd'hui...

— Oui je m'en souviens. Mais j'ai oublié l'heure.

— 18h mon chéri. Tu ne manges rien ?

— J'ai plus très faim, et il faut que je file ! A ce soir !

Cette conversation commençait à me donner le tournis. En quelques minutes, j'étais dehors. Je sortis la moto, branchai le GPS : direction les quartiers riches de la région parisienne. Je me concentrai sur la livraison à venir. Habituellement c'était Alex qui se chargeait de ce genre de travaux. Blablater c'était son truc. Pas le mien. Décidemment, Grégoire avait de l'humour.

Je fonçai dans les rues pour rattraper mon retard. En vingt minutes, je gagnai les quartiers bourgeois où rivalisaient les grandes maisons, les belles voitures. J'essayai d'imaginer à quoi ressemblait la vie des princes et princesses modernes dans ces châteaux. Ils se levaient le matin, déjeunaient avec leurs parents, étudiaient dans une école hors de prix, pendant que nous, nous trimions. Ensuite, ils organisaient des soirées, nous appelaient pour se fournir en substances. Contrairement aux idées reçues, les plus gros pigeons étaient les petits fils et filles à papa qui ne s'embarrassaient pas d'un budget. Prêts à tout pour impressionner leur monde et avoir l'impression de sortir de leur zone de confort, ils nous appelaient avec parfois des commandes exorbitantes. Puis, au moment de la transaction, ils flippaient tout simplement. « Que penserait papa s'il le savait ? » Alors, nous avions recours à des stratagèmes : nous les mettions à l'aise avec des blagues, nous nous asseyions avec eux en fumant un petit joint, histoire de les détendre. De fil en aiguille, tout marchait comme sur des roulettes.

Au fond d'une impasse, j'atteignis ma destination : une grande maison en pierres beige clair. J'envoyai un sms à Grégoire lui indiquant que j'étais en place. Une jeune fille sortit m'ouvrir. Vêtue d'un uniforme d'école privée, qui se composait d'une jupe grise et d'un blazer de la même couleur, elle devait avoir un ou deux ans de plus que moi, très mignonne soit dit en passant. Elle avait des cheveux châtains coupés courts encadrant un visage en forme de cœur, des joues roses et des yeux marrons, presque naïfs. Sa fraicheur me fit du bien, sans que je sache exactement pourquoi. C'était donc elle, la cliente habituelle ? Inattendu.

— T'es nouveau toi non ? me dit-elle en souriant, avec un léger accent.

— Pour ce genre de job ? Ça se voit tant que ça ?

— Disons que je m'étais habituée à Alex. Où est-il ?

— Il a dû abuser des bonnes choses et Grégoire l'a puni., rigolais-je.

Son visage se ferma l'espace d'un instant avant de redevenir jovial. Alors, comme ça, Alex entretenait une relation spéciale avec notre inconnue. Grégoire n'a pas dû apprécier. Je commençais à cerner les raisons de ma présence.

— Sinon, as-tu mon bouquet ?, changea-t-elle de sujet.

— Oui oui il est à l'arrière. Tiens, lui dis-je en sortant le colis que j'avais récupéré chez L.

— Ce week-end mes parents ne sont pas là, et j'organise une petite fête avec quelques amis., expliqua-t-elle. Je voudrais que les fleurs soient appréciées de tous. Dis à Grégoire qu'il aura son argent dans 48h.

— Okay, ça marche.

Remettant mon casque, elle me tendit une invitation :

— Est-ce que tu peux donner ça à Alex s'il te plaît ?

Je pris la carte et la rangea dans ma poche. « Alex, dans quel pétrin, tu t'es encore fourré ? », pensais-je. Je la saluai et quittai le quartier pour rejoindre celui de mon lycée. Et encore une fois, j'allais être en retard.

Le reste de la journée passa dans un demi-sommeil. La sonnerie fut une délivrance. Je ne sentais plus mes pieds à force de rester assis sur une chaise. Qui avait inventé l'école ? Elle était pour moi la pire forme de torture au monde : mi plaisir mi souffrance, on ne pouvait pleinement apprécier l'un sans souffrir de l'autre. Ma professeure d'espagnol me guettait, s'attendant sûrement à ce que je me précipite dans son bureau. Désolée ma belle, mais pas aujourd'hui. Je passai devant son bureau, lui mimant « prochaine mois » du bout des lèvres. Pas sûr qu'elle comprenne. Je sortis du bâtiment suivant la foule qui s'amassait sur le parking. Un troupeau d'élèves était en train de crier, se pressant les uns contre les autres pour voir ce qu'il se passait au centre. François m'attrapa par le bras pour me faire passer devant. Ce que j'aperçus acheva de me convaincre de l'étrangeté de cette journée. Alex se tenait au milieu des élèves, tremblant, les mains ensanglantées. Ses vêtements étaient déchirés, dévoilant ses tatouages. Il avait un œil au-beurre- noir, le bleu/violet ressortant sur sa peau caramel. Ses yeux noirs étaient fous, une folie meurtrière y dansait. Il surplombait sa victime, un mec allongé par terre, dont le bras faisait un angle affreux. Sonné, il bougeait à peine, son corps couvert de bleus. Alex n'y était pas allé de main morte. La foule, enhardie par le combat, scandait le nom d'Alex. Le garçon qu'il avait tabassé se nommait Tim et, comme son nom l'indiquait, il faisait partie des rugbymen de l'école qui se prenaient pour des gros durs. « Cette leçon devrait le faire redescendre de son piédestal », songeai-je, acerbe. Malheureusement, la victoire fut de courte durée. L'équipe de rugby venait d'entrer dans le cercle, jouant des coudes pour se frayer un chemin. Ils regardèrent leur soldat à terre, puis posèrent les yeux sur Alex. La rage s'empara d'eux. D'un seul homme, ils foncèrent sur Alex. La foule était endiablée, beaucoup d'élèves filmaient pendant que d'autres se prirent des coups, je n'étais pas le seul à passer une mauvaise journée. A 6 brutes contre Alex, le combat n'avait rien de loyal. François et moi nous mêlèrent à la bagarre, tentant d'extirper mon ami. François se prit un crochet d'un joueur, pendant que moi je soutenais Alex, l'intimant à fuir. D'une main, je poussai un élève en travers de mon chemin. Alex gémissait, le pauvre avait souffert. François essayait de couvrir notre fuite, sans trop de succès. Un des rugbymen revenait à la charge.

— François, on échange. Barrez-vous !

Une fois Alex passé à François, je me préparai à l'assaut du taureau. J'en avais vu d'autres des colosses dans les combats et celui-ci ne connaissait pas les règles. Je frappai le premier d'un coup de pied dans les genoux, puis recula rapidement avant qu'il ne m'attrape. Avec ces bêtes-là, il fallait être rapide et ne pas laisser leurs bras vous attraper. Sinon c'était cuit. Alors qu'il s'efforçai de se tenir debout avec un genou en moins, je le frappai au niveau des côtes, lui coupant la respiration puis de lui décrochai un uppercut qui entrechoqua ses dents. Je le poussai contre un de ses compagnons. Précipité par son poids, il tomba à terre entraînant deux élèves avec lui. J'en profitai pour prendre mes jambes à mon cou. La foule s'était tue, observant les élèves sanglants qui jonchaient le sol. Au loin, des sirènes retentirent, un signal d'alarme se déclencha en moi, j'accélérai. Je rejoins Alex et François rapidement, ils s'étaient réfugiés dans la voiture d'Alex. Je m'installai à la place du conducteur et démarrai. La BMW vibra et s'engouffra rapidement dans la rue.

— On va où ?, me demanda François.

A ce stade-là, notre pharma serait inutile. Direction les urgences. Grégoire allait me tuer. L'hôpital était à dix minutes du lycée. Grillant feux après feux, je fis le trajet en 5 minutes.

Je garai la voiture devant les urgences, et aidai les deux blessés à sortir. François avait mauvaise mine mais Alex était pire. Ses vêtements étaient arrachés, tachés de sang. Son visage était violet, boursouflé, sa respiration saccadée. En passant la porte des urgences, des infirmiers se précipitèrent pour m'aider. Ils transportèrent Alex dans un brancard et François dans un fauteuil roulant. Avant qu'ils n'emmènent Alex, je sortis la carte de ce matin et la donnai à l'infirmier.

— Donnez-la lui quand il se réveillera, s'il vous plaît.

Il la récupéra et couru dans les couloirs de l'hôpital, un Alex gémissant sur les bras. Je sortis rapidement, et démarrai la voiture. Je n'avais pas le temps pour un interrogatoire. Je pris donc la direction du cabinet du docteur Wagner, espérant que ma mère y serait cette fois. Sur le chemin, je repassai cette journée dans ma tête, tentant de trouver un lien, une explication à la violence dont j'avais été témoin. Rien n'avait de sens. Grégoire avait changé l'emploi du temps d'Alex, et j'avais retrouvé mon ami passant à tabac un élève. Pourquoi ? Qu'est-ce qui me manquait ? Mes émotions m'échappèrent, frustration et inquiétude creusèrent leur chemin vers mon cœur. Des larmes de colère et d'impuissance coulaient sur mes joues. De longues minutes passèrent avant que je ne reprenne le contrôle, remettant mon masque en place, muselant tous sentiments.

Je garai la voiture d'Alex devant le cabinet, lissai mon pantalon et sonnai. La secrétaire ouvrit la porte et je fourrai mes mains dans mes poches pour cacher le sang sur mes phalanges. J'avais aussi enfilé un tee shirt propre, caché dans la voiture, laissant mon haut trempé du sang de mes compagnons sur la banquette arrière de la voiture. Le nettoyage, je m'en préoccuperai plus tard. Espérons que le sang sur du cuir partirait.

— Entrez, Monsieur Moreau, votre mère est déjà là, me dirigea l'assistante.

Je sentis la pression redescendre d'un coup. J'avançai dans le couloir qui semblait s'allonger à chaque pas et passai la porte du cabinet. Ma mère était assise dans un fauteuil en cuir, face au bureau en bois clair du docteur Wagner. Celui-ci était un homme dans la quarantaine, quelques cheveux gris se détachaient de ses cheveux noirs coupés courts. Il portait toujours les mêmes lunettes, rondes avec des montures métalliques, lui donnant un petit côté Clark Kent. Sur son bureau trônaient les photos de sa femme et de sa fille avant qu'ils ne viennent en France, fuyant la dictature asiatique. Ses diplômes encadrés étaient la seule décoration des murs blancs délimitant son bureau. Il me sourit, ses quelques rides lui donnant un air chaleureux.

— Je t'en prie Nicolas, assieds-toi, m'intima-il avec sa voix calme.

Nicolas, voilà un prénom que je n'avais pas entendu depuis longtemps. Mon vrai prénom, mon identité. Victor était un nom de scène, un nom emprunté qui me permettait de changer de vie. Au moment où j'avais rejoint le gang, on m'avait ordonné de changer de prénom, de me créer une nouvelle identité pour cette nouvelle ville. Victor, le blond dur à cuir, à l'humour mordant, était né. Mais ici, dans ce bureau, je n'étais que Nicolas, le fils bagarreur d'une mère alcoolique dont le père trouvait plus intéressant d'attraper les méchants que de s'occuper de son enfant.

Le médecin et ma mère parlèrent longtemps. Ils abordèrent sa consommation d'alcool, sa fréquence. Et lorsqu'ils arrivèrent à mon père, la barrière que j'avais imposée à mon esprit vola en éclats. Les souvenirs affluèrent comme un raz-de-marée, me submergeant. Je commençais à me noyer. L'eau de mes souvenirs était gelée, je me sentais pris au piège, entraîné vers le fond. C'est là que je le vis, lui, quand il était parti.

Il était là devant moi et il me souriait. Il m'enjoignait à le suivre. Est-ce que j'aurai dû ? Tout abandonner, prendre sa main et monter derrière lui, le laissant me guider au volant de sa moto, est-ce que ça aurait servi à quelque chose ? Je savais qu'il voulait partir, qu'il allait partir. Ce que j'ignorai c'était qu'au moment où son moteur démarrerait je ne le reverrai plus jamais. Pourtant, je ne lui ai pas tendu la main, celle de ma mère s'agrippant à l'épaule de son fils unique comme si elle craignait que je m'envole. Il a enfourché sa Harley et il est parti. Je n'ai pas vu sa réaction avec son casque mais j'imagine qu'il pleurait. Ou peut-être qu'une part de moi l'espérait.

Depuis, je n'ai plus entendu son nom à la maison. 5 ans que ma mère refuse de le mentionner, parfois même nie l'avoir connu. Elle fait semblant d'avoir oublié mon père mais je la voyais le soir la première année, cachée derrière son écran, répéter les mêmes paroles encore et encore, celles qu'elle écoutait lorsqu'au restaurant il l'a demandée en mariage. Savoir aimer de Florent Pagny résonnait dans la salle lorsque mon père a passé la bague au doigt de ma mère. Il est parti vingt ans après et s'est installé avec sa secrétaire. Le soir où il a envoyé les papiers de divorce, ma mère a ouvert sa première bouteille. Je lui en voulais, pour m'avoir abandonné, pour avoir fait sombrer ma mère et pour n'être jamais revenu. Maintenant, il n'avait que ma mère, moi et ma haine.

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