Chapitre 3.1: Marrée de secrets

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« Je ne suis pas un type qui a une éducation politique. J’ai une éducation de combattant » - Jacques Mesrine (1)

« C'est au cœur de la nuit que se brisent les masques, se libère l'angoisse et se dévoile tout ce qui est caché. Les chaînes tombent, la pression redescend, le pouls accélère car il sent la chute avant même qu'elle n'arrive. Simple torsion du cœur, et c'est aux pleurs que l'on s'abandonne. »


Les longues semaines de routine se sont enchaînées. J’attendais avec réticence et impatience le jour où je devrai accompagner ma mère chez un spécialiste. Je sollicitais mon club pour m’occuper l’esprit. Grégoire, ravi de cet enthousiasme, me confia de multiples séances de surveillance à croire que la période de recrutement s’était généralisée à tous les petits gangs du coin.
Un lundi soir de décembre, je me rendis à Suresnes avec une mission de surveillance de loin. J’écoutais un dealer appâter un Dorian, un jeune fumeur qui allait succomber à la drogue, de l’autre côté de la ruelle. Je devais faire semblant de m’occuper de ma moto, me désintéressant de leur conversation. Un scénario très original. La figuration était mon nouveau passe-temps. J’avais questionné Grégoire sur notre utilité précise lors de ces transactions. Il m’avait alors appris que nous étions sollicités au cas où. Parfois, les rendez-vous dégénéraient et nous devions intervenir avec nos poings comme seule arme. Cela se produisait surtout lorsque les vendeurs n’obtenaient pas l’argent à temps, nous nous salissions alors les mains. Grégoire définissait notre rôle comme les concierges du crime, gagnant leur vie de services. Au plus profond de moi, je sentais que cette situation ne lui convenait pas, il voulait plus, nous voulions plus. Mais comment l’obtenir ?
— Tu veux quoi petit ? Verte ou purple ? lui demanda le dealer.
— Ça coûte combien ? , demandait l’adolescent.
— Ne te préoccupe pas de ça maintenant, répondit le dealer d’une voix apaisante en lui plaçant une pochette de drogue dans la main. Tu me rembourseras plus tard, rien ne presse.
Une offre plus qu’alléchante. Je ne savais pas ce que je détestais le plus entre ces scènes ou leur fréquence. Le petit prit pour 170 euros de Marijuana et repartit avec une dose d'ecstasy comme cadeau. Il allait vite prendre les habitudes : rouler le toncard(2) , découper la feuille slim, mettre le tabac, grinder (3) la beuh, fumer, faire goûter et payer et bientôt on lui demanderait des intérêts. Et il serait coincé. Ils lui demanderont de rembourser sa consommation personnelle, les cadeaux qu’ils lui feront, tout. Incapable de payer, il accèdera à toutes leurs demandes, fini le libre-arbitre. Un système pyramidal dont les rouages étaient bien huilés. Et nous, nous cautionnions. Nous vivions des erreurs des gens lambdas, leurs dettes payaient nos factures. Je repartis une fois la transaction terminée. Le pigeon était plumé, le dealer avait gagné. Telle était la dure loi des bas-fonds parisiens. Alors que je longeais les quais de Seine sous une nuit sans lune, Grégoire m’envoya un message. Je me garai immédiatement, et lu le contenu, étrange.
« Demain, livraison chez notre revendeuse de lilas, elle t’attend à 7h00, ne sois pas en retard. Ce soir, passe chez L. récupérer son bouquet de fleurs, et rentre chez toi. T’as une longue journée qui t’attend demain. »
Ce mec se doutait-il que j’avais une vie ? Des cours ? Il n’en avait rien à faire. Pourquoi me plaindre ? J’avais demandé plus de responsabilités. Je soupirai, regardant les lumières de Paris. La ville était magnifique, avec ses monuments historiques mais, pour nous, elle pourrissait de l’intérieur. La mauvaise graine avait été implantée par des gars comme Mesrine, et se multipliait. Recruter n’avait jamais été aussi simple, pareil pour le trafic. Une sirène retentit au loin, je souris ironiquement. « Ah papa, si tu savais ce que faisait son fils, tes collègues du 63 quai des Orfèvres te regarderaient de travers », pensais-je. Je balayai cette pensée, mon père avait perdu sa place il y a bien longtemps. Je démarrai ma moto, et m’échappa de mes pensées, pressé de terminer ma journée.
***
L. habitait dans le 15ème, à deux pas de la Tour Montparnasse. Elle passait la plupart de son temps dans un rooftop près de la tour, travaillant comme barmaid. J’arrivais devant l’entrée du bar « Le Féroce ». Le vigile s’approcha, me sourit en me reconnaissant.
— Victor ! Ça faisait longtemps, je commençais à croire que tu avais disparu !
— Le boss me garde occupé !
Il me sourit, compréhensif et m’annonça que L. m’attendait à l’étage. Denis, le vigile, était un ami de longue date du gang. Un peu cliché, c’était un grand black, costaud aux yeux sombres et chaleureux. Il détestait les chemises, alors le manager le laissait en tee-shirt blanc laissant sa musculature et ses tatouages magnifiques à la vue de tous. Il portait une fresque sur un bras, illustrant de manière très figurée les combats de sa vie et la leucémie de sa fille. Elle avait perdu la vie l’an dernier, et je pense qu’il se noyait dans le travail pour ne pas y songer. Je le comprenais, mais il me mettait aussi très mal à l’aise. Peut-être le trouvais-je trop gentil ? Evitant toute phrase gênante, j’entrai dans le bâtiment sous le regard envieux des étudiants encore bloqués dehors dans le froid. Le bar de L. était select, un peu trop à mon goût. L’odeur d’alcool à l’intérieur était douce, loin de celle du salon après que ma mère y soit passée. J’essayais de chasser l’image de ma mère ivre pour me concentrer sur ma mission. Assez de dispersion. Je grimpai les escaliers qui menait à la terrasse couverte et repérai L., souriante derrière le bar, ses piercings plus nombreux que jamais. Elle était en train de jongler avec les bouteilles, impressionnant plus d’un client.
— Victor ! Je te sers un whisky ? me lança-t-elle en m’apercevant.
J’hochai la tête et parccourus la distance qui me séparait du comptoir, évitant les chaises et fauteuils en cuir qui composaient la décoration. Le sol, de couleur foncée, rivalisait avec les murs tout aussi sombres. La lumière rouge des projecteurs donnait l’impression de se trouver au moulin rouge. Le patron décrivait cet endroit comme sa jungle féroce, et avait acheté des tas de tableaux d’animaux sauvages pour accrocher aux murs. Pour pousser le thème jusqu’à son paroxysme, il avait fait repeindre les toilettes couleur léopard. Et si on connaissait la maison, on savait qu’un des toilettes menait en réalité à une salle souterraine construite en briques jaunes, avec une décoration sobre. Hérité de l’histoire des gangsters de Paris, cet endroit s’était reconverti en boîte de nuit. Une des meilleures de Paris d’après les guides, et difficilement accessible. Nous nous y rendions régulièrement avec les gars. L’endroit regorgeait de proies faciles. Il était aussi idéal pour se vider la tête après une journée difficile. Que de nuits passées aux bras de jolies filles. Le soir de l’intégration de Lucas, nous étions venus à cette boîte, cherchant à nous remplir le gosier. L. nous avait servi toute la nuit. De nombreuses bouteilles avaient sombré face à vingt bikers en demande d’alcool. D’une certaine manière, nous aussi nous nous étions noyés. Les mecs, forts de leur charme, étaient allés séduire. Lucas bourré avait essayé de suivre leur exemple. En tentant embrasser une petite minette blonde, il s’était pris une droite de son copain jaloux. « Il aurait pu partager ! », avait crié Lucas. Alors évidemment, j’avais décroché la même droite au petit-ami. Grégoire avait fait grise mine toute la nuit, ruminant sur notre imbécilité. Ses paroles ne pourraient pas m’atteindre, Amina m’ayant souri pour la première fois cette nuit-là. Je rangeais mes folies nocturnes dans un coin de mon esprit tentant de comprendre ce que me racontait L.
— Victor, tu me comprends toi ! Je ne pouvais pas le laisser me parler comme ça !
— Quoi ?
— Victor ! Fais un effort. Bon je recommence…
— Résume s’il te plaît, lui demandais-je avec un grand sourire.
— Heureusement que t’es mignon ! Tu sais que Kiki (surnom du patron du bar marié avec deux enfants) et moi on couche ensemble. Régulièrement (tous les soirs depuis 5 ou 6 ans). Il regarde ailleurs lors nos petits trafics et je ferme les yeux sur sa femme, ses maîtresses et autres tromperies. Mais, l’autre jour, chez moi, je l’ai vu draguer ma sœur ! Forcément, j’ai râlé ! Et là, il me menace de tout balancer aux flics. (La classique). Le ton monte, je prends son téléphone, fais semblant d’appeler sa femme pour le calmer (elle est barge). Il renonce et là on couche ensemble. (Prévisible.)
— Et tu me racontes ça pour ? demandai-je, ne parvenant pas à percevoir l’utilité de son discours.
— C’est ce que font les amis, ils parlent de leur relation. Il faut bien que je te mette au courant comme tu ne prends pas de nouvelles, me réprimanda-t-elle.
Je respirai et pris l’air le plus contrit que je pouvais.
— Ma tendre L., tu pourrais te trouver un homme génial, et pourtant tu te tapes ce minable. Tu pourrais acheter ce bar et changer cette immonde décoration mais tu n’en fais rien. Alors, s’il te plaît, arrête de te plaindre alors que tu as toutes les clés pour t’en tirer.
— Mais dis donc ! En voilà un qui s’est levé du mauvais pied. Amina te boude ? contra-t-elle, vexée.
— Arrête tes conneries, et sers-moi mon whisky, répondis-je avec un regard noir.
Elle siffla, mais ne le prit pas personnellement. Je n’étais pas connu pour ma tendresse. Je l’observai me remplir mon verre. Un whisky sec, la recette du bonheur. Même si je me sentais mal vis à vis de la violence de mes paroles, j’avais raison. Pourquoi continuait-elle à travailler dans ce trou à rats ? Amina m’avait expliqué que cela arrangeait nos affaires qu’L. ne travaille que comme barmaid. Mais j’en doutais. Du haut de ses 29 ans, elle aurait pu défier le monde avec ses dreadlocks blondes. A la place, elle me parlait scènes de ménage autour d’une bouteille. Elle fut la première à rompre le silence.
— Grégoire t’as dit ?
— Oui.
J’aurai pu hocher la tête mais je sentais qu’elle ne l’aurait pas apprécié. Elle pouvait être si susceptible.
— Allez grognon, viens avec moi, m’intima-t-elle.
Elle m’entraîna dans le fond du bar, derrière une porte léopard avec écrit « Bureau du patron ». Etonnant ! A l’intérieur se trouvait un bureau en bois sombre, des tableaux de lions, une tête de cerf et un colis. Alors comme ça, Kiki chassait autre chose que les femmes? Elle prit le colis dans ses mains, me le tendit. Il devait peser 2kg minimum. Mais qui avait assez d’argent pour se payer autant de marijuana ? Elle me congédia d’un simple « fais attention ».
Je repartis encore plus las qu’à mon arrivée. Grégoire allait encore me reprocher mon comportement. « La fidélité des partenaires avant tout ! » Répétait-il sans cesse. « Parlez leur, intéressez-vous à eux, il faut les chouchouter comme des enfants ! ». Ouais bah je n’étais pas payé pour être nounou. Je refermai mon blouson, le vent de la nuit faisait trembler mon corps malgré la combinaison de motard. J’abandonnai bientôt Paris aux douze coups de minuit pour regagner mon immeuble. Ma mère était chez une amie ce soir. Encore heureux, je n’étais pas d’humeur à l’affronter. Je me couchai directement, espérant secrètement que ce je vivais au quotidien ne ferait pas disparaître la joie de vivre de l’adolescent en moi. Peut-être que si.

(1) Jacques Mesrine , né en 1936 à Clichy, avait sa vie planifiée par ses parents. Cependant, n’aimant pas l’école, il rejoint l’armée et participe à la Guerre d’Algérie dans la 626e compagnie. Décoré pour ses services de la croix de la Valeur militaire, il revient en France en 1959. Cette expérience le marque profondément. Selon ses dires, il aurait été plusieurs fois de « corvées de bois » (exécutions de prisonniers en dehors de l’enceinte militaire). En France, il participe ensuite à de nombreux braquages, et devient membre supposé de l’OAS (groupe extrémiste) en 1961. Emprisonné de 1962 à 1963, il affirme vouloir changer de vie. Mais son entreprise le met au chômage, et il replonge inévitablement dans la criminalité. Il commet ensuite divers larcins : vols de documents miliaires, braquages, cambriolages, blanchiment d’argent. Obligé de fuir, il traverse l’Atlantique avec celle qui deviendra sa partenaire. Le duo perpétue à nouveau de nombreux vols à main armée, enlèvements et demandes de rançon. Ils enchaînent prisons et évasions à tour de bras. De retour en France, Mesrines allonge la liste de ses crimes. En 1979, à 15h15, il est encerclé par la BRI porte de Clignancourt à Paris. 18 balles traversent son corps, le tuant sur le coup. L’intervention des forces de l’ordre est très controversée : Y-a-t-il eu sommation ? Néanmoins, en 2004, l’affaire est classée sur un non-lieu. Jacques Mesrine écrira deux livres, dont son autobiographie.
(2) Toncard : carton en verlan. Il remplace le filtre pour les joints. C’egrinst un morceau de carton enroulé sur lui-même.
(3) Passer les têtes de marijuana dans un moulin à tabac pour faciliter le roulage.

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