Chapitre 18

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C'est à bout de souffle que je m'écarte à contrecœur d'Eyden. Mes doigts sont encore entortillés autour de ses mèches - que je sais désormais d'un châtain foncé. Ses mains sont fermement posées sur mes hanches et il ne semble pas décidé à me lâcher. Nos souffles erratiques se mêlent sans qu'un mot ne soit prononcé. Pour une fois, il n'y pas de fuite, d'aucun de nous deux. Pour une fois, nous essayons d'assumer à deux ces sentiments indomptables qui nous échappent.

Les pouces d'Eyden s'enfoncent durement dans ma chair alors qu'un éclair de peur traverse soudainement son visage et qu'il serre les dents. Je ne songe même pas à me plaindre et l'interroge du regard. Pourquoi la peur le frappe-t-elle à chaque fois que nous semblons nous rapprocher un minimum ? Qu'est-ce qui arrive à tenir Eyden éloigné de ce dont il voudrait être réellement ?

Alors qu'il semble en pleine lutte intérieure, mes propres angoisses me rattrapent. Sans entrer dans les détails, je viens clairement de lui dévoiler ma plus grande faiblesse. Celle qui est à l'origine de nombreux rejets. Je me mords la lèvre dans l'attente d'une parole, ou même juste d'un mot, mais Eyden reste agrippé à moi sans paraître se décider à ouvrir la bouche. Au moins, il n'est pas parti s'enfermer dans sa chambre pour s'en griller une comme je sais qu'il en a l'habitude de faire quand il est contrarié. Nous avons atteint un équilibre précaire où la fuite est devenue déplacée mais où les mots sont encore bloqués derrière une carapace protectrice.

— Tu as parlé d'un accident, je commence, presque hésitante.

Il secoue simplement la tête en réponse. Ce n'est pas le moment. Je me mords la lèvre alors que la déception m'envahit. Je viens de révéler ma plus grande faille au grand jour et lui décide de ce moment précis pour se fermer comme une tombe. Charmant. Mais il m'avait prévenue en arrivant. Sa ville, sa maison, ses règles ; et là, il ne veut clairement pas parler. Je le connais suffisamment pour savoir qu'insister ne le braquera que plus.

« Il y a eu cet accident... »

Ses mots tournent en boucle dans ma tête, en plus de faire étrangement écho aux miens. J'aurais aimé qu'il continue sur sa lancée car je me retrouve avec encore plus de questions qu'avant. J'essaie de mettre bout à bout sa déclaration avec les avertissements de Shun mais toutes mes théories restent bancales, il reste trop de flous dans cette histoire.

Je retourne mon attention vers Eyden pour constater que son regard est de nouveau figé sur moi. Ses prunelles ne sont plus perdues dans le vide à combattre leurs démons, c'est bien moi qu'elles fixent intensément. Une de ses mains quitte mon corps pour venir soulever mes lunettes. J'interrompt son geste lorsqu'un rayon de soleil frappe mes iris. Pas bon. Une grimace m'échappe.

— Ça te fait mal ? me demande-t-il avec... douceur ?

— Je...

Je m'humecte les lèvres.

— Mes yeux ne supportent pas trop la lumière, je précise en désignant d'un geste vague la pièce rayonnante de luminosité.

Il s'écarte et un instant, je crois qu'il va s'en aller sans plus de commentaire. C'est pourquoi je suis étonnée lorsqu'il s'approche de la fenêtre puis ferme les volets. La porte est restée entrebâillée et nous offre le filet de lumière nécessaire pour nous distinguer.

Eyden me fait de nouveau face et c'est cette fois avec une mine interrogative qu'il saisit les branches de mes lunettes adaptées sans faire un geste pour les retirer. Je lui donne mon accord d'un signe de tête et sa réaction ne se fait pas attendre. Je ne distingue pas grand-chose, mais je sais que son regard est vissé sur mon visage. D'habitude, je me sens démunie sans mes verres mais étrangement, je sais qu'Eyden ne laissera aucun mal m'arriver et j'arrive à me détendre. Un peu.

— Tes yeux..., commence-t-il peu sûr de lui.

Je l'encourage à continuer d'un geste.

— Ils sont d'un beau marron mais ils sont comme...

— ...absents, je termine pour lui.

Je sens alors sa main saisir ma chevelure pour la faire tomber en cascade le long de mes épaules. Ses doigts suivent une de mes mèches et frôlent ma joue au passage. Ne frissonne pas, Hana ! Son pouce passe alors sur mes lèvres encore gonflées qu'il dévorait une minute plus tôt et je retiens mon souffle.

— Tu es belle, lâche-t-il soudainement.

J'entends au ton de sa voix que sa déclaration le surprend autant que moi, comme s'il l'avait lâchée sans réfléchir. Je me crispe un peu, mais lorsque je comprends qu'il ne va pas revenir sur ses mots, je lui réponds en secouant la tête.

— C'est toi qui l'est, dis-je.

— Ce n'est pas parce que toute la beauté qu'offre ce monde n'est pas visible à tes yeux qu'elle n'existe pas, Hana, gronde-t-il d'un ton sévère. Crois-tu vraiment que je t'aurais embrassée si...

Il s'interrompt brusquement alors que j'étais pendue à ses lèvres. Je fronce les sourcils.

Il y a quelque chose de pire qu'un monde gris : un monde gris et flou. J'ai beau plisser les yeux, impossible pour moi de discerner autre chose que le contour de la forme d'Eyden. Un fort sentiment de frustration m'envahit. Je me rappelle alors un passage de La servante écarlate que j'ai étudié en cours. « Je veux voir tout ce qui peut être vu de lui, l'absorber, l'apprendre par cœur, le conserver pour pouvoir vivre de son image plus tard : les lignes de son corps, la texture de sa chair, le miroitement de la sueur sur sa toison, son long visage sardonique, impénétrable. »

Un bref sursaut me parcourt lorsque je l'entends reprendre :

« Mais qui arrive à se rappeler la douleur, une fois qu'elle est passée ? Tout ce qu'il en reste est une ombre, pas même dans l'esprit mais dans la chair. La douleur marque, mais trop profondément pour que cela se voie. »

Mince, j'ai dû marmonner sans m'en rendre compte.

— Tu comprends Hana ? Je parais peut-être sain vu de l'extérieur mais en réalité, je suis habité par le Mal. Il parcourt mes veines à chaque seconde et attend que je relâche mon attention pour venir tout gâcher. Je suis comme ça, Shun a raison de te mettre en garde, je ne peux pas m'empêcher de blesser les gens autour de moi. C'est dans ma nature.

Je déglutis en essayant d'interpréter ses paroles mais il ne me laisse pas l'occasion de rétorquer qu'il reprend déjà :

— Alors que toi, Hana... Comment peux-tu imaginer que ce handicap puisse t'ôter ta pureté ? Ce n'est pas ton physique qui fait qui tu es mais bien tes actes ; et c'est ce qui nous différencie toi et moi. Mes actions montrent clairement que je ne suis pas une bonne personne.

Délicatement, ses lèvres viennent se poser sur mon front.

— Je ne...

Elles descendent ensuite jusqu'à ma joue.

— Suis pas...

Il survole mes lèvres pour venir goûter la peau de mon cou.

— Beau.

Il me mordille légèrement puis se recule. Je sens qu'il me tend un objet au creux de ma paume. Mes lunettes.

Mais lorsque je les enfile, ce n'est que pour constater que je suis de nouveau seule dans la pièce. Un instant, je me demande même si je n'ai pas rêvé tout ça.

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