Chapitre 17

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—  Qu'est-ce que tu veux dire par là ? me demande Eyden en s'interposant devant moi pour m'empêcher de quitter la pièce. 

Je manque de lui rentrer dedans et pose par réflexe ma main sur son torse afin de garder l'équilibre. Je la retire vivement, comme si je m'étais brûlée. Brûlée en sentant ses muscles sous ma paume, brûlée par sa question. J'ai l'impression constante de porter un masque depuis mon accident. Je ressens ce besoin de cacher qui je suis, ce que je suis devenue et de feindre la normalité, même si ce mot a perdu tout son sens pour moi il y a bien longtemps. Depuis que j'ai rencontré Eyden, j'ai commencé à me sentir vulnérable, même sous ce déguisement. Je comprends maintenant que mon masque comprend des failles et qu'Eyden vient juste d'en trouver une. Mais est-ce vraiment la première qu'il remarque ?

Je laisse de nouveau courir mes doigts sur les touches du piano, sans en faire résonner les notes avant de planter mon regard dans le sien avec une soudaine assurance. Dans une attitude de défense par réflexe, je lui retourne sa demande.

— Et toi, qu'est-ce que tu voulais dire ? Pourquoi Shun semble persuadé que la moindre de tes actions va se révéler maléfique ?

—  Tu détournes le sujet, ma belle, me dit-il en secouant la tête. 

J'ai l'impression que c'est comme un jeu entre nous. C'est à celui qui percera l'autre à jour le premier ; sauf que pour y parvenir nous devons nous révéler aussi. C'est en nous lançant à la découverte de l'autre que nous nous découvrons nous-même. Et ce phénomène est aussi enivrant qu'effrayant. Nous sommes tout ce que nous cherchons à fuir, et pourtant, tels deux pôles contraires, nous sommes attirés malgré nous par une force magnétique. Eyden me met face à moi-même et c'est presque involontairement que les mots sortent :

—  J'ai eu un accident...

— Il y a eu cet accident...

Nous avons pris la parole au même moment, nous nous interrompons après le même mot. Un petit silence s'installe dans lequel chacun semble examiner l'autre, les yeux plissés. Nous sommes désarmés face à ce facteur commun dans nos vies. J'ai toujours pensé que nos deux existences étaient diamétralement opposées, telles deux droites destinées à ne jamais se croiser, à ne jamais se comprendre. Mais en réalité, elles se sont déjà croisées en un point choc. Nous ne sommes pas deux droites parallèles menant chacun notre destinée mais bien deux perpendiculaires qui se rencontrent de la manière la plus exemplaire. Soudain, je n'y tiens plus.

— De quelle couleur sont tes yeux ?

L'étonnement se dessine sur mon visage suite à ma question mais laisse vite place à l'incompréhension alors qu'il fronce les sourcils.

—  Heu...vert. Ils sont verts.

J'essaie de transposer la couleur devant ses pupilles mais ça manque cruellement de réalisme. Jamais je ne pourrais deviner toutes les nuances qu'elles abritent. Le noir et le blanc n'ont jamais été aussi emprisonnants. Tout à coup, j'ai envie de tout savoir. Cela me frustre d'ignorer des choses aussi basiques sur Eyden alors que tout le monde y a accès. Je m'écarte du piano pour m'approcher de lui. Lentement, d'un geste aussi grave qu'hésitant, je lève ma main jusqu'à frôler une de ses mèches qui lui tombe devant les yeux.

—  Et tes cheveux ?

Il s'humecte les lèvres avant de me répondre.

—  Bruns.

Je plisse les yeux, insatisfaite.

—  Bruns ? Vraiment noirs ? Ils me paraissent plus clairs. 

Il se râcle la gorge avant de rectifier.

—  En fait ils sont châtain foncé, précise-t-il.

Leurs regards se plantent de nouveau l'un dans l'autre. Elle regarde ces prunelles vertes qui lui paraissent gris alors qu'il se perd dans ses yeux marrons qui voient en noir et blanc.

De nouveau ce croisement des perpendiculaires. Un nouvel alignement. Une nouvelle fusion. Une soudaine compréhension s'établit dans l'osmose de l'instant.

A ce moment il comprend. Il comprend qu'elle a besoin qu'on lui exprime toutes les nuances de couleurs de ce monde pour pouvoir se le représenter pleinement, pour qu'elle se sente connectée aux autres et à la vie. 

Il comprend que ses réparties ne sont qu'une façade. Il comprend qu'elle lutte contre sa pathologie autant que lui. Il comprend que la vie les a blessés tous les deux et que les cicatrices sont gravées dans leurs chaires, dans leur être tout entier. Il comprend que leurs démons se sont trouvés et s'accrochent l'un à l'autre en se voyant curieusement comme des espoirs. 

Il comprend qu'ils sont pareils.

Et soudain quelque chose s'éveille en lui. Un fort sentiment de protection face à cette fille fragile qui arrive pourtant si bien à le mettre hors de lui. Cette fois, il veut bien faire. A cet instant, il se jure de colorer sa vie pour qu'elle puisse porter en son cœur la couleur de l'espoir. Il s'attache à cet objectif comme à une rédemption. Elle au moins sera heureuse. Comme pour sceller son serment, il se penche sur elle et vient cueillir délicatement ses lèvres.

Elles ont un goût sucré irrésistible et il ne peut s'empêcher de la taquiner en la mordillant. Déjà, il devient addict à cette saveur même s'il fait tout pour s'en cacher. Il dévore cette bouche qu'il a envie de punir depuis la première fois où elle l'a provoqué. Il s'écarte une seconde le temps de souffler :

—  Tes lèvres, halète-t-il, elles sont d'un rouge vermeil qui me rend fou.

Cette simple phrase entraîne un changement significatif de leur relation, ils le savent tous les deux. Il lui dépeindra le monde, il sera ses yeux. Elle a à peine le temps de laisser échapper un frisson qu'il repart explorer sa bouche avec une faim qu'il n'a même pas conscience d'avoir refoulé. Il a l'impression de toucher le bonheur pour la première fois depuis des années quand elle lui répond. Il réalise aussitôt que ce n'est pas assez. C'est devenu une nécessité, il a besoin de plus, besoin de connaître son passé, besoin de connaître ses failles et ses forces, il a besoin de tout savoir d'elle. Il ne peut plus prétendre qu'elle ne le fascine pas, qu'il l'aide dans un but désintéressé. Parce qu'elle a réussi l'exploit de le captiver en si peu de temps, elle est devenue ce phare qui le guide dans une vie passée dans le brouillard sans repère. Elle est sa lumière et juste pour elle, pour une fois, il a envie d'essayer de devenir quelqu'un de bien. 

Pour la première fois depuis bien longtemps, Eyden Haley laisse son coeur lui éclairer la voie et non la culpabitilié. Pour la première fois, il se permet d'aimer.

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