CHAPITRE XVII : LEÏV - BRISER LA GLACE (2/2)

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Leïv soutint son regard, mais le sien ne lui opposait aucun défi. Au contraire, il s'y reflétait une grande confusion. Devait-il vraiment lui poser la question ? N'était-ce pas évident ? S'il estimait nécessaire de lui demander... alors il vivait sûrement dans un bien triste endroit...



— Est-ce si rare que ça dans ton monde... que des gens ne souhaitent uniquement que le bien ? Qu'ils protègent, sans rien attendre en retour, parce que c'est tout bonnement leur nature ? Quant à mon père, je te l'ai déjà dit, je gère la situation. Il ne t'arrivera rien, et à moi non plus.



— Ah oui ? Comme Kozoro, tu veux dire ?



Tout à coup, l'air se bloqua dans sa gorge. Son cœur tambourina si fort qu'il eut l'impression qu'il allait sortir de sa poitrine. Son sang se glaça dans ses veines, et la sensation qui en résulta dans son corps constamment chaud fut si insupportable que ses membres se mirent à trembler de manière incontrôlable. Ses yeux s'écarquillèrent sous la stupeur, et même son teint sembla pâlir de façon alarmante. Quand enfin il rassembla suffisamment ses esprits pour être en mesure de parler, ce ne fut que pour hurler avec une telle force que le cratère entier s'en retrouva secoué :



— Ne me compare pas à elle !! Nos situations n'ont rien à voir !! Est-ce que je t'en pose, moi, des questions sur ton Leo ??



Un silence de mort suivit sa tirade. C'était comme si Lars s'était statufié sur place. La posture et le regard figés, il devint complètement livide. Puis, alors que Leïv s'attendait à le voir exploser comme il savait si bien le faire, le magicien s'effondra soudainement sur ses deux jambes. Sans même se rendre compte de ce qu'il faisait, le Dieu se précipita et l'attrapa dans ses bras avant qu'il ne tombe au sol. La respiration du jeune homme était chaotique et son corps tremblait violemment tout contre le sien.



— Ne... prononce... plus... jamais... son... nom ! Plus... jamais ! gémit alors Lars d'une voix cassée. Cela sonnait davantage comme une supplication que comme un ordre.



À sa propre surprise, Leïv lui murmura presque aussitôt un minuscule "d'accord", comme si la parole était venue avant la pensée et même l'émotion. Et Lars s'accrocha à son étreinte dans un geste désespéré, sans un mot. Ils restèrent ainsi, dans cette bulle mutique, pendant de longues, très longues minutes.



— ... Qui t'a parlé d'elle...? finit-il par demander avec hésitation lorsque les tremblements qui secouaient le magicien s'atténuèrent.



— ... Ton si charmant petit ami, qui d'autre ? marmonna ce dernier en retrouvant son ton acerbe, malgré sa petite voix, et toujours sans le lâcher.



Leïv eut l'impression qu'il se serrait davantage contre lui. C'était tellement étrange de le voir, de le sentir aussi... vulnérable. Et il ne put s'empêcher de resserrer, lui aussi, un peu plus ses bras autour de ses épaules. Ses cheveux lui chatouillaient le nez, mais ce n'était pas désagréable. Le jeune homme était en sueur, et pourtant, cela n'altérait aucunement ces agréables et envoûtants effluves mentholés qui ne le quittaient jamais.



— Qu'est-ce que tu sais exactement ?



— Rien du tout, sinon le fait que ton père pourrait bien te tuer toi aussi s'il venait à apprendre que tu m'aides !



— Alors... C'est pour ça ? C'est pour ça que tu te conduis aussi bizarrement depuis trois jours ? Que tu ne m'adresses plus la parole et que tu t'épuises comme dix hommes ?



— Je suis plus fort que dix hommes réunis, répliqua sèchement Lars en se redressant légèrement pour lui adresser une petite moue supérieure. Mais oui, plus vite je serais rentré, mieux tu te porteras.



— Mais je me porte très bien avec toi !



Il réalisa très vite ce qu'il venait de dire et se confondit en excuses. Après tout, c'était indécent, après une conversation pareille. Lui, le grand Leïv, s'excuser... C'était une première et étonnamment, ça ne lui fit absolument rien.



Lars ne parut cependant pas s'offusquer de ses paroles. Il se contenta de le fixer en silence, puis ses lèvres s'étirèrent lentement en un petit sourire. Pas un de ces rictus moqueurs ou supérieurs dont il avait le secret, mais un véritable sourire qui faisait ressortir ses fossettes. Cela eut pour effet d'accentuer plus encore cette beauté insolente, presque surnaturelle qui le caractérisait. Et ses yeux... Par le Soleil, ses prunelles améthystes étaient si magnifiques !



Sans même s'en rendre compte, Leïv s'était penché vers lui, l'une de ses mains désormais glissée derrière la nuque du jeune homme. Toutefois, ce fut Lars qui réduisit la maigre distance entre eux pour l'embrasser doucement.



Ses lèvres étaient fraîches tout contre les siennes, mais curieusement, la sensation n'était pas désagréable du tout, au contraire ! Cela le fit frissonner délicieusement... Les battements de son cœur s'accélérèrent davantage lorsque les paumes de Lars saisirent son visage et que sa langue vint chercher la sienne avec exigence, comme la dernière fois. Leïv ne put retenir un gémissement de plaisir, tant ses baisers étaient incroyablement addictifs. Ses mains descendirent au creux de son dos, pour le presser encore plus contre son corps, tandis que celles de Lars attrapaient fermement sa nuque...



Ils durent ensuite se séparer un instant pour reprendre leur souffle, mais ne tardèrent pas à s'embrasser de nouveau. Encore et encore... C'était comme un besoin vital, pas seulement pour lui, mais aussi pour son compagnon dont les baisers étaient si passionnés...



Leïv avait complètement perdu la notion du temps lorsqu'ils finirent par s'écarter l'un de l'autre, le souffle court. Aucun d'eux ne prononça un mot, ils se contentèrent juste de se regarder longuement dans un étrange silence, puis Lars finit par s'installer franchement par terre en poussant un petit soupir.



— Je suis... désolé pour tout à l'heure. Ce que j'ai dit... Bien sûr que tu n'es pas le genre de personne lubrique à fomenter des plans stupides pour attirer quelqu'un dans son lit... Et puis de toute manière, quand on y pense, c'est moi qui ai réussi à te mettre dans mon lit et non l'inverse, ajouta-t-il avec un petit rire.



— D'accord, d'accord... mais ça signifie donc que c'est moi  qui t'ai séduit le premier ! riposta aussitôt Leïv en retrouvant son air taquin, auquel Lars répondit par un haussement de sourcils amusé.



— Oui, peut-être bien, murmura-t-il en esquissant à nouveau son petit sourire si craquant.



Leïv dut se faire violence pour ne pas se jeter à nouveau sur ses lèvres. Ce sera pour plus tard... Enfin, il l'espérait. Pour l'heure, ils devaient parler. Briser la glace. Alors le Dieu s'installa en tailleur en face de Lars, hésita à lui prendre les mains avant de se raviser, et se fit aussi conciliant que possible :



— Maintenant que je sais quel est le problème, il faut qu'on en discute. Ça ne peut pas continuer comme ça, tu te fais du mal pour rien...



— Quand je serais reparti dans mon monde, ça n'aura pas été pour rien, répliqua aussitôt le sorcier avec agacement avant de se reprendre.



Il rejeta la tête en arrière, puis ferma un instant les yeux en inspirant longuement. Il n'en faisait sûrement pas exprès, mais ses gestes étaient d'une telle sensualité... Non, concentre-toi sur la discussion ! s'ordonna mentalement le Lion au moment où Lars reprenait la parole d'une voix plus douce, incertaine :



— Écoute, c'est vrai que j'ai la réputation d'être égoïste et imbu de ma personne, mais je... je ne veux pas qu'il t'arrive quelque chose par ma faute, d'accord ? Si ton père a déjà pu tuer "définitivement" un de ses enfants pour... peu importe les raisons de sa trahison, rien ne l'empêcherait de recommencer avec toi pour l'aide que tu m'apportes. D'ailleurs... c'est quoi cette histoire de "définitivement" ? Je croyais que vous pouviez renaître éternellement ?



— C'est le cas mais... Je vais essayer de tout t'expliquer. Enfin, peut-être pas tout, juste le nécessaire...



Lars fit un bref mouvement de la main pour l'inviter à poursuivre. Il était toujours aussi pâle, mais retrouvait peu à peu ses petites manies gestuelles que Leïv commençait désormais à connaître par cœur. Ça signifiait qu'il allait déjà mieux, et ça le rassurait énormément.



— Ce qu'il faut que tu saches, c'est que ma situation et celle de ma sœur sont très différentes. Sa mort... c'était un accident. Père ne voulait pas la tuer, il n'a fait que se défendre. L'histoire officielle, c'est qu'elle s'est fait retourner l'esprit par de mauvais humains. Ils l'ont convaincue qu'il était un danger et qu'il fallait l'éliminer. C'est ce qu'elle a tenté de faire, et elle a mortellement échoué. Puisque la faute en revenait à l'Humanité, Père a choisi de couper les ponts avec la Terre, au sens littéral : nous avons reçu l'ordre de ne plus y remettre les pieds, et pour s'en assurer, il a scellé tous les portails y conduisant. En outre, il nous a complètement isolé du monde humain et ceux qui ne le voulaient pas n'ont pas eu leur mot à dire.



— Ah ! C'est donc ça, cette fameuse "Grande Interdiction" ! s'exclama Lars en se redressant brusquement, tandis que le divin acquiesçait en silence.



Son air triomphant se transforma cependant en une petite moue contrariée lorsqu'il s'érafla les coudes au passage.



— Mais qu'est-ce que tu veux dire par "Histoire officielle" ? Tu n'y crois pas ? ajouta-t-il en essayant distraitement de se soigner avec ses pouvoirs, sans grand succès.



— Non. Pour moi, ce n'est qu'un prétexte qu'elle a inventé pour justifier son geste. Je pense que ses raisons étaient plus... personnelles.



Lars haussa un sourcil interrogateur et Leïv poussa un petit soupir ennuyé.



— Disons qu'il n'y a pas que de bonnes personnes parmi nous... Kozoro était une femme adorable, d'une grande gentillesse, surtout envers les humains... Mais même la plus gentille des créatures peut exploser une fois poussée à bout. Je ne suis pas le seul à être de cet avis. Bref... Si tout s'était bien passé - enfin, si l'on considère que quoi que ce soit de bien soit arrivé ce jour-là - elle serait revenue parmi les nôtres quelques mois plus tard, elle aurait commencé une nouvelle vie, et toute cette histoire aurait été oubliée... Sauf qu'elle s'est enfuie chez les humains.



— En quoi est-ce que c'est important ? Vous devez mourir dans des endroits précis, où...?



— Non, normalement le lieu n'a pas d'importance. Je pourrais m'éteindre chez moi, chez Père, au fin fond du cosmos... Je renaîtrai toujours ici. Mais il y a une exception. Une seule, et c'est la Terre. C'est l'unique monde dans lequel une Incarnation ne doit surtout pas périr, sinon... Disons que c'est un sort dont personne ici ne voudrait. On bénéficie toujours du cycle de renaissance, mais au lieu de renaître en divinité, on renaît en humain. Pas de souvenirs, pas de pouvoirs. Pour l'Univers, c'est comme si on était définitivement mort.



— Et c'est une mauvaise chose ? Je veux dire, si tu veux te débarrasser quelques temps d'un frère ou d'une sœur qui te pourrit l'existence, ce serait parfait comme méthode, non ? Pourquoi ce serait forcément dramatique ?



Tout en parlant, le dandy affichait une tête presque diabolique. Pour un peu, il se frotterait les mains. Ses relations avec sa propre famille devaient être extrêmes pour qu'il en vienne à envisager des choses pareilles...



— Parce que c'est irréversible, Lars. Aujourd'hui, Kozoro est là-bas, quelque part, à vivre une vie d'humaine... Mais elle ne retournera plus jamais là où est sa place. Et à cause de ça, il y a des conséquences...



Leïv marqua une longue pause. Son visage affichait désormais un air grave qu'il n'arrivait plus à dissimuler, parce que c'était là, c'était ça : le fond du problème, le fond de sa véritable peur...



— Si l'Univers nous a créés, ma famille et moi, c'est pour une bonne raison. Il y a une barrière tout autour de lui. Cette barrière le protège de toute attaque extérieure, et elle ne tient qu'à la condition que nous vivions pour l'alimenter de notre pouvoir. Quand nous mourons, nous cessons de lui apporter ce soutien et elle s'affaiblit. En général, une renaissance peut prendre jusqu'à une année entière, alors les autres Incarnations doivent compenser le vide avec leur propre énergie jusqu'à ce qu'elle ait opéré. Dans ce cas-là, tout va bien, c'est comme ça depuis toujours alors la Barrière peut le gérer. Mais dans le cas d'une mort définitive, dans le cas de Kozoro qui s'est vue couper son lien irremplaçable avec l'Univers... Je te laisse deviner ce que ça implique après 500 ans.



— ... Le vide à combler s'agrandit, alors que la barrière s'affaiblit, et vous aussi... Si ça se trouve, il pourrait déjà y avoir des fissures ou...



Lars se figea tandis qu'un éclair de réalisation s'illuminait dans ses yeux :



— Ces "attaques extérieures"... Est-ce qu'elles auraient un rapport avec...



— Exactement. Les Néanides viennent de l'autre côté de la Barrière. Ce sont... comment dire... Elles ne représentent qu'un infime fragment d'un tout bien plus grand et plus dangereux que tout ce que tu pourrais imaginer. On l'appelle le Néant. Et si la Barrière venait à s'effondrer, il dévorerait tout l'Univers, et nous avec... et il n'y aurait plus rien. Plus de moi, plus d'humains, plus d'étoiles... rien de plus qu'un néant absolu. D'où son nom, et celui de ses dérivés. L'Univers nous a donné vie dans l'unique but de se protéger de lui, et pour ce faire, nous avons créé la Barrière. C'est pour ça qu'il n'y a que notre pouvoir qui la maintienne en place. Et c'est pour ça que même s'il découvrait la vérité à ton sujet, Père ne lèverait pas la main sur moi.



Il fit une dernière pause, les iris rivés dans ceux du magicien, avant de conclure sur un ton des plus sérieux :



— Parce qu'au stade où nous en sommes, ma mort pourrait causer la destruction immédiate de la Barrière et tous nous tuer... 

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