Rien ne s'oppose à l'ennui

de Image de profil de Alice "Chocolat" RenelAlice "Chocolat" Renel

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Si Claude avait délaissé la philosophie pour l'ethnologie, ce n'était pas pour rien. Le délitement, l’abstraction trop

forte et les errements de cette matière formaient des outils proprement étriqués pour son esprit bien plus libre.

Grand bien cela lui fut. Il devint le plus grand penseur des ethnies et des sciences humaines et sociales de la seconde moitié du XXème siècle.

Petite, je voulais devenir philosophe. Ma mère me mis dans un lycée catholique de Lille et, arrivée à la faculté de Droit de Paris, une des quatre facultés de l'ancienne Université de Paris, je rencontrais Claude renforcée d'un bagage bien arrondi sur les principes et les grandes lois de notre temps. La faculté de droit était à l'époque la voie royale vers la Sorbonne. Je voulais étudier la philosophie et, plus que ça, l'étudier dans la meilleure faculté de France en la matière. Je me préparais pour être admise sur dossier, et préparer l'agrégation de philosophie.

Mais une chose me manquait.

Un camarade.

Un camarade dans la pensée, un visionnaire, un prophète du devenir humain et non-humain, bref, quelqu'un à qui confier mes pensées les plus folles et les plus raisonnables. La faculté laissait peu de place aux femmes et il fallait s'armer de relations pour être acceptée, se battre doublement.

J'observais Claude à distance, je ne le connaissais que de vue mais savais sa réputation d'élève brillant. Né d'une famille juive, d'un père artiste-peintre, j'appris qu'il était le descendant du chef d'Orchestre de Louis-Philippe et de Napoléon III, et en était quelque peu amusée. Cela expliquait peut-être ses grands airs lorsqu'il passait dans les couloirs.

Admise à la Sorbonne quelques années plus tard au département de Philosophie, quelle ne fut pas ma joie en apprenant que Claude, le brillant Claude, était admis également. Il préparerait l'agrégation de philosophie à mes côtés et serait mon concurrent indirect dans cette course aux honneurs de la république savante. La Sorbonne avait explosé le compteurs d'étudiants inscrits au cours de ces dernières années et, en 1930, nous étions désormais 14 500 élèves avec près de quarante pour cent de femmes.

Le moment où je rencontrais Claude, même si celui-ci me connaissait déjà probablement de vue, ne fut pas mémorable.

Ce fut à la buvette de la Sorbonne, alors qu'il discutait avec des camarades de classe sur l'absurdité des jeunes hégéliens.

Le professeur de philosophie de l'histoire, à qui je posais de nombreuses questions après le cours, s'agaçait. Faisant mine de l'apercevoir au loin, il s'avança vers Claude et me dit ; "venez, je vais vous présenter un de vos camarades de promotions", comme pour se débarrasser définitivement de moi.

Claude était avenant, artiste, un esprit libéré et rebelle des contraintes étriquées de la recherche classique de la Sorbonne. Le personnage qu'il incarnait m'étonnait, m'intriguait, et que je voulais savoir ce qu'une personne si excentrique faisait dans ce département, quels étaient ses plans, sa vision, son avenir.

Claude et moi devinrent bons amis. Il me fallut peu de temps avant de tomber amoureuse de lui. Entre autres étudiantes des départements d'histoire, de langue, de littérature et de sciences de la vie, je n'avais que le rôle de l'amie généreuse en notes de cours et en anecdotes à la pause déjeuner, rien de plus.

Je ne fus jamais rien de plus, mais je m'en contentais. Les discussions passionnées sur la temporalité de l'histoire et de la philosophie occidentale confrontée à l'homme et à sa physionomie, au territoire, à la géographie spatiale, les critiques de l'abstraction hégélienne et les pamphlets sur Marx autant que sur Kaustky, un des plus fidèles gardiens du Marxisme originel, me suffisaient. Je n'en demandais pas plus et l'écoutait répondre à mes opinions que je voulais enlevées sur tous ces sujets. Surtout, ne pas le décevoir.

Un an plus tard, au printemps 1931, celui qui faisait le bonheur des amateurs de rumeurs de sa promotion fut reçu troisième à l'agrégation de philosophie.

J'étais fière de lui, et, malgré notre éloignement progressif, toujours aussi amoureuse. Je ne quittais jamais cette admiration mêlée de désir que j'avais pour lui mais qui, je le savais, n'avait aucun avenir : il était connu que Claude aimait les belles femmes et il avait probablement senti que je m'intéressais un peu trop à lui, que je devenais trop présente.

Claude se maria avec la ravissante milanaise Dina Dreyfus en 1932, qu'il connaissait depuis longtemps, je l'appris plus tard, car elle était la sœur de son ami d'enfance, Pierre.

Agrégée moi aussi, à la 38ème place, je peinais cependant à me réjouir. J'appris les noces par des camarades de classe qui ignoraient mes sentiments bien solitaires.

Poussée par mon chagrin et dans une sorte de désir morbide de savoir, je me renseignais davantage sur cette femme auprès de camarades de la Sobronne.

Je découvrais qu'après des études de philosophie, elle avait obtenu un certificat d'anthropologie.

Je me résolus à une bien folle pensée, que je gardais à l'esprit toute ma vie.

Finalement, ce n'est pas parce que je n'étais pas assez jolie qu'il ne me choisit pas, mais parce que je ne faisais que de la philosophie.

Lorsque Claude et Dina se séparèrent 13 ans plus tard, en 1945, je n'en fus pas plus émue que cela ; au contraire, j'étais triste qu'une sommité telle que Claude ne fut pas heureux avec cette femme.

Puisque toute séparation suppose un petit trait dans le bonheur avant qu'il réapparaisse et, tout en espérant qu'il le fasse un jour, je me dis alors que j'avais peut-être ma chance avec Claude Lévi-Strauss, l'un des plus grands penseurs français de notre temps.

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