Diversion

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Marco, Fabio, puis encore Marco, les pensées tournaient en rond dans l’esprit de Flavia.

Elle demeurait comme assommée à la fois par la nouvelle de la mort de son frère de misère et par la froideur du tueur qu’une étreinte n’avait pas réussi à désarmer.

Pour éviter de cogiter, elle se maintenait en permanence immergée dans le travail. Comme à chaque fois que le trouble la submergeait, elle se focalisait sur les petites tâches qui rythmaient sa vie quotidienne, un pas après l’autre, pour ignorer l’effroyable gouffre qu’elle sentait s’ouvrir sous ses pieds.

Se traîner à l’université, endurer les longs monologues fastidieux de ses professeurs, se forcer à sourire à Angelo et nourrir les conversations qu’elle trouvait désormais sans saveur, rentrer et affronter la solitude de son appartement, qui la renvoyait inévitablement aux sujets de son affliction.

Lire et relire ses cours pour rester au niveau, ne pas prendre de retard dans les apprentissages, effectuer des recherches pour étoffer sans cesse ses connaissances.

De temps à autre, un vers lui arrachait un sourire amer. Tous ces poètes disparus avaient vécu les mêmes vicissitudes qu’elle, le rejet, l’abandon, la mort.

Ainsi, dans le carmina n°64, Catulle s’identifiait à Ariane délaissée par Thésée pour pleurer l’abandon de sa cruelle amante Lesbie.

« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! »

Elle se mordait les lèvres jusqu’au sang en recopiant ces mots pleins de fatalisme et de tristesse. Son destin ne serait pas différent. Non, il ne fallait pas penser à l'après, il fallait simplement se concentrer sur le futur proche, se reprenait-elle.

Parfois également, un poème évoquait l’ivresse de la chair, l’union des corps qui répondait à la fusion des âmes. Qu’elle aurait aimé connaître cela dans les bras de Marco, au lieu de ce coït brutal qu’elle avait elle-même provoqué !

Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, elle-même l’avait voulu ainsi. Nulle étincelle ne s’était allumée entre eux, du moins n’avait-elle rien ressenti chez son amant d’un soir.

Mais contrairement à ses objectifs, cet accouplement brutal n’avait pas éteint son désir pour lui. Au contraire, il s’était amplifié, attisé par les quelques miettes d’intimité qu’elle avait pu lui dérober.

Un tel homme pouvait-il se laisser aller, lui qui faisait preuve en permanence d’une maîtrise parfaite de lui-même ? Peut-être le pouvait-il, mais pas avec elle, redoutait-elle.

Un obstacle se dressait entre eux, immuable. Provenait-il de leur passé commun ou de son incapacité à elle d’éveiller en lui un intérêt profond ? Tout les séparait, leurs origines, elle, la petite fille bien élevée, et lui, dont elle devinait la rudesse des débuts, puis leur histoire commune. Il était naturel qu’il se défie d’elle, ses actions inconscientes avaient détruit tout ce pour quoi il s’était battu.

Ces pensées, omniprésentes, tentaient sans cesse de remonter à la surface alors qu’elle les repoussait inexorablement.

Cependant, la fièvre se faisait trop pressante par moment, et elle était contrainte de mettre en suspens son travail pour soulager le feu qui embrasait son bas-ventre.

Ses mains se muaient en celles de Marco. De blanches et fines, elles devenaient brunes et larges et venaient caresser lentement ses seins, les effleurant d’abord, puis les pétrissant furieusement.

Elles se répandaient ensuite entre ses cuisses, longeaient le mont de Vénus, pour se saisir l’une de son clitoris et l’autre de s’insérer le plus loin en elle. Plusieurs doigts étaient nécessaires pour mimer l’épais membre du mafioso, mais son corps les avala goulument alors qu’une danse endiablée se déchainait sur son bouton rose. Le plaisir affluait, mais il lui manquait désespérément ses lèvres dévorant les siennes, son torse puissant écrasant sa frêle poitrine. Et l’orgasme qui la survolait lui laissait inéluctablement un gout de trop peu. La réalité de son absence la giflait de plein fouet et elle serrait les dents pour ne pas laisser s’échapper les sanglots bloqués dans sa gorge.

Ses journées n’étaient pas seules peuplées de l’idée de Marco, ses nuits l’étaient aussi. Ses songes détaillaient longuement les caresses brutales qu’il lui infligeait, les ébats sauvages auxquels il la soumettait. De temps à autre, ses gestes s’adoucissaient, une tendre pression s’exerçait sur ses hanches, autour de ses épaules, sur sa nuque. Un souffle rauque lui susurrait à l’oreille à quel point il la désirait… non, à quel point il l’aimait.

Mais l’ombre des défunts s’immisçait entre eux, s’acharnant à l’arracher à elle.

Les yeux bleus incandescents de Malaspina, les yeux d’acier glacial de Leandro, les yeux noisette pétillants de Fabio, tous semblaient lui reprocher leur mort prématurée.

« Tu les as tous tués aussi sûrement que si tu avais pressé toi-même sur la détente. »

Marco lui faisait face, les ténèbres enchâssées dans ses prunelles la foudroyaient. « Crois-tu valoir la mort de trois hommes ? Ta mort les aurait tous sauvés ».

Sur ses paroles, elle se réveillait invariablement, agitée de tremblements, en sueur. Seule dans son lit, abandonnée.

Était-elle maudite ? Tous les hommes qui avaient compté pour elle avaient été emportés prématurément, depuis son père jusqu’au jeune mafieux. Alors elle se remettait au travail jusqu’à ce queharassée, elle s’effondre enfin dans un sommeil sans rêves.

Les jours s’écoulèrent ainsi, monotones.

Une fois seulement, elle s’accorda un interlude dans cette routine, un instant de flânerie. Elle se rendit au jardin des orangers sur la colline de l’Aventin, qui offrait une large vue sur la Ville Eternelle. Elle resta assise sur un banc, au milieu des promeneurs indifférents, mais ne parvenait pas à s’extirper de ses pensées pour admirer le splendide paysage qui l’environnait. Ni l’enchevêtrement d’augustes monuments visibles depuis ce belvédère, ni l’Eden paysagé qui l’entourait n’intéressaient son esprit tourmenté. Chaque passant avait le visage de Fabio ou de Marco.

Le vent répandait un souffle frais qui faisait virevolter autour d’elle ses cheveux sans même lui arracher un frisson. Seules deux sensations occupaient son esprit, la pression des mains de Marco qui agrippaient ses hanches, et les élancements de son cœur quand elle pensait à son compagnon disparu.

Comme le spectacle ne lui procurait aucune distraction, elle s’en revint lentement, aveugle à la succession des somptueux bâtiments qui parsemaient la capitale italienne, glorieux témoignages d’une gloire passée.

Quelques fois, elle levait la tête pour vers le ciel, happée par l’immensité bleue en laquelle elle sentait comme un appel.

Mais pour l’instant, il fallait regarder droit devant, elle aurait le temps ensuite pour s’absorber dans les nues azurées.

Les jours recommencèrent à défiler, identiques les uns aux autres, rythmés par les mêmes tâches.

Par deux fois seulement, elle s’enquit des nouvelles, pour savoir si on parlait de ce qui était arrivé au Parc de l’Inseghurata, mais une chape de plomb s’était abattue sur les médias. Ce sujet avait été balayé des lignes d’information. Nulle mention de la mort du jeune mafioso, pas même dans les colonnes de faits divers. Son existence était née dans les ténèbres, dans l’indifférence, et elle était retournée aux ténèbres dans la même indifférence.

Comme Marco l’avait proclamé, il fallait venger sa mort pour que ne reste pas impuni cet assassinat silencieux, rétablir au moins une fois la justice dans une société qui en était incapable.

L’apathie fit place à la rage dans son cœur. Elle se sentait prête à tout. Elle ne reculerait plus devant aucun procédé pour parvenir à ses fins. Tous ses scrupules s’étaient envolés depuis bien longtemps même si subsistaient quelques relents de morale qui l’aiguillonnaient parfois.

Profitant du regain d’énergie provenant de sa fureur croissante, elle s’investit encore davantage dans son travail et parvint à tout boucler dans les temps.

En achevant sa dernière relecture, constatant qu’il ne subsistait aucune faute, contresens ou approximation, elle soupira. Sa tête lui semblait prise dans une balle de coton, elle voyait trouble, mais malgré la fatigue et le soulagement d’avoir achevé une tâche laborieuse, une ultime étape restait à franchir, et non la plus agréable.

Présenter son travail à son détestable directeur de mémoire.

Elle avait repoussé cette échéance autant que possible, mais deux jours avant le début du colloque, c’était à peine suffisant. Au fond, elle n’avait cure des inévitables remontrances qu’elle recevrait. Il s’emporterait contre elle, sans doute, lui reprochant de n’avoir pas même consulté ses mails, mais elle s’en fichait complètement.

C’est ainsi qu’elle se présenta au bureau de Vesari jeudi midi, son projet sous le bras, sans appréhension aucune.

Elle leva les yeux au ciel en arrivant en vue de celui-ci, dans un mouvement de découragement.

Plusieurs étudiantes patientaient dans le couloir, comme toujours. Il n’avait pas arrêté ses manigances, apparemment, songea-t-elle, courroucée.

Plusieurs fois, elle avait engagé le fer avec lui et elle s’était crue victorieuse, mais l’ennemi était pugnace. Alors qu’elle le croyait définitivement vaincu, il se relevait à chaque fois.

La dernière fois pourtant, elle avait brandi un argument imparable en agitant la menace de dénoncer ses manœuvres de subornation. Elle était en possession de preuves irréfutables : le propre aveu de l’enseignant, enregistré sur son téléphone.

Doublant la file d’attente, elle pénétra dans l‘antichambre de cet enfer universitaire, les poings crispés sur son manuscrit.

Malgré l’interposition de la secrétaire qui tenta de lui barrer le passage, elle entra dans le bureau d’autorité.

Une étudiante, blonde comme les blés, le visage aussi pâle que sa chevelure, faisait face au professeur appuyé à son bureau à quelques centimètres d’elle. Il était penché dans une posture de prédateur prêt à dévorer la proie.

— Pardonnez-moi de faire irruption sans m’être fait annoncer, monsieur Vesari. Il faut que je vous montre le texte de NOTRE intervention, claironna-t-elle sur un ton insolent.

De son côté, Vesari ne paraissait plus étonné par cette entrée en fanfare, habitué qu’il était aux coups d’éclat de sa jeune assistante.

Elle déposa bruyamment son dossier sur son bureau, puis se posta les bras croisés derrière celui-ci, comme si elle était propriétaire des lieux. Silencieusement, elle les dévisagea, les sourcils froncés, sans cacher son impatience devant ce contretemps.

— Je vais vous laisser, murmura l’étudiante, d’une voix chevrotante

Et elle s’esquiva sans demander son reste.

— La politesse, ce n’est définitivement pas votre fort, ironisa Vesari d’un ton léger.

« Il ne me craint pas », songea Flavia, irritée.

Pour enfoncer le clou, elle s’installa lentement dans le confortable fauteuil de cuir du directeur. D’une main, elle poussa la liasse face à l’homme, qui dut s’asseoir sur le siège occupé précédemment par la jeune fugitive. Après avoir dévisagé un instant son assistante d’un air qu’il voulait tranquille, il s’en saisit et commença à parcourir le discours. L’air moqueur quitta peu à peu sa figure flegmatique aux faux airs de gentleman anglais, alors qu’il avançait dans sa lecture. Parfois, il marquait une pause, revenait en arrière, puis reprenait en hochant la tête. Ce faisant, il tentait de paraître absorbé dans de profondes réflexions, pesant les arguments en juge tout-puissant. Sans prêter attention à cette pantomime, Flavia s’était renversée dans le douillet dossier capitonné et fixait le plafond, attendant qu’il finisse l’examen de la présentation. Ne pas penser à Marco, ne pas penser à Fabio, se répétait-elle en son for intérieur. Les moulures qui mettaient en valeur l’imposant lustre à l’armature de laiton soutenant de larges coupelles d’opaline, typique de l’art nouveau, lui fournirent un prétexte d’observation.

Il était aussi élégant que l’homme qui se tenait sous ses yeux, et un brin pompeux comme lui.

Un temps assez long se passa avant qu’il n’achevât d’éplucher minutieusement la rédaction. Cherchait-il une faille ? se demanda-t-elle. L’avantage d’avoir vécu en ermite la semaine précédente était qu’elle avait eu le temps de peaufiner tous les détails, elle était sûre d’elle.

— Bien, déclara-t-il enfin, m’avez-vous préparé un Powerpoint pour l’allocution ?

Enfoncée dans le fauteuil, la jeune fille esquissa un rictus.

— J’ai estimé que vous deviez être rompu à ce genre d’exercice, répondit-elle, ça vous donnera le temps de vous imprégner de tout ça. Vous voyez que j’ai pensé à vous, conclut-elle en se levant pour prendre congé.

— Encore une fois, vous faites preuve de légèreté, répliqua-t-il, visiblement courroucé devant la tâche qui s’annonçait. Mais bon, l’ensemble est correct. J’espère que vous saurez exprimer tout cela à l’oral, ce n’est pas aisé quand on n’y est pas habitué.

— Ne vous inquiétez pas, je peux avoir la langue bien pendue quand je veux, répartit-elle acerbement en le quittant, lui lançant un coup d’œil plein de sous-entendus hostiles. A Samedi.

— Et votre travail… commença Vesari, interrompu par le claquement de la porte qui se refermait.

L’obstination du professeur à entretenir ses mauvaises pratiques agaçait toujours Flavia. Que fallait-il donc faire pour qu’il plie, à la fin ? Avant de rejoindre Angelo, qui l’attendait pour manger, elle se retourna vers les étudiantes qui faisaient le pied de grue.

— Le professeur Vesari a du travail, il ne reçoit plus aujourd’hui, mais vous pouvez lui envoyer des e-mails, leur lança-t-elle avec un sourire aimable.

Elle constata avec satisfaction que la file d’attente se dispersait, puis s’engagea dans les escaliers.

En descendant les marches, elle réfléchissait déjà au prochain défi qui l’attendait. Non, elle ne s’était jamais exprimée en public, mais plus rien ne lui faisait peur, croyait-elle.

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