Entre deux eaux

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Après s'être rafraîchi le corps et les idées, Flavia se sécha soigneusement, frictionnant ses longs cheveux avec la serviette. L'action du sèche-cheveux serait ainsi plus efficace, sinon elle en aurait pour des heures.

Perdre ainsi du temps à s'apprêter était inutile, ses pensées commençaient à s'agiter.

Elle revêtit une tenue confortable composée d’une brassière et d’un caleçon long pour se sentir pleinement à l’aise, et retourna s’allonger sur le canapé, le lieu de son précédent exploit, se souvint-elle amèrement.

Elle était parvenue à dominer son corps et celui de son amant, à étouffer ses sentiments frivoles, d’autant plus vains qu’ils étaient à sens unique.

Mais Marco la considérait comme une gamine écervelée, et elle ne pouvait rester indifférente à cela. Par le passé, elle avait déclenché une suite d’évènements qui avait abouti à la catastrophe, en se donnant au capo de la Fiammata napolitaine afin de lui soutirer des informations sur le meurtre de son père. Elle nourrissait alors une haine profonde pour la mafia, persuadée qu’elle était qu’elle avait causé sa mort. Mais il s’était avéré que la cause était tout autre et ses manœuvres désastreuses n’avaient amené que l’exécution du capo et de son second.

Oui, elle avait agi sans mesurer les conséquences de ses actions, toutes plus insensées et imprudentes les unes que les autres.

En conséquence, il fallait trouver un moyen de réparer ses erreurs en mettant au point un plan de bataille pour hâter la chute du Boss. De plus, chaque rencontre avec lui s’avérait plus périlleuse que la précédente. Non qu’elle le craigne désormais, mais depuis que Fabio avait disparu, chaque avancée pouvait se révéler décisive.

Mais pour le moment, rien de constructif ne pouvait sortir de sa tête, il fallait d’abord y ramener un peu de calme. Le travail l’y aiderait, c’était sa façon de faire habituelle.

Elle se rua sur son ordinateur portable et l’alluma en se contraignant à tempérer son impatience.

Sa boîte email comportait, au milieu de la foule de publicités qui l’encombrait, le message annoncé d’Angelo contenant les notes qu’il avait prises durant l’après-midi.

Elle jeta un coup d’œil à l’horloge de son téléphone, il était à peine neuf heures. La soirée était jeune, elle pourrait s’y pencher sérieusement.

En effet, il était hors de question de laisser son niveau décliner, car telle la pieuvre, Vesari attendrait patiemment sa victime en embuscade, guettant tout faux pas pour la rabattre dans ses tentacules.

La pieuvre, animal métaphorique de la mafia, symbolisait pour elle toute l’adversité, songea-t-elle.

Mais elle coupa court bien vite à ses divagations qui pouvaient la ramener à Marco et à l’irrésistible attraction que ce dangereux agent de la Pieuvre exerçait sur elle.

Elle l’avait surmontée, décida-t-elle, et elle commença à parcourir les traductions de passages de l’Histoire romaine de Tite-Live qui avaient été abordées pendant son absence. Elle éprouva des difficultés au début à se concentrer sur un sujet si éloigné de ses préoccupations du moment, mais elle fut peu à peu happée par l’étude.

Comme elle le faisait toujours, elle rédigea des fiches implémentées de recherches personnelles qu’elle fit jusque tard dans la nuit.

Vers onze heures, elle fit une pause car tout commençait à se mélanger dans sa tête. Comme elle avait pris un peu de retard, il lui manquait des leçons dans de nombreuses matières. Sa cuccumella lui concocta lentement un délicieux caffè, dont elle dégusta l’arôme de moka avec nostalgie. Pendant que ses papilles réveillaient ses neurones saturées d’informations, son regard suivait les contours du profil de l’historien latin sur une gravure du 17e siècle. Jadis, le Padovien avait lui aussi expérimenté le mépris des Romains, qui le percevaient comme un provincial, balayant d’un revers de la main l’excellence des chroniques de son temps. Un grand esprit jalousé par les médiocres, une constante à travers les époques.

Après avoir savouré jusqu’à la dernière goutte le nectar amer, elle se replongea dans sa tache. Une agréable sérénité se répandait en elle, elle était parfaitement à l’aise dans cet exercice. Durant les années précédentes, elle s’était donnée entièrement à ses études et en avait acquis des automatismes qui faisaient de son travail une vraie partie de plaisir.

La tête pleine de ses récits sur la fondation de Rome, elle s’endormit enfin, après s’être jetée tout habillée sur son lit. Mais la caféine en excès lui donna un sommeil agité, les visages de Malaspina, Leandro et Marco se succédaient, se confondaient dans son esprit troublé, tout en se détournant inexorablement d’elle. Elle les poursuivait mais ils étaient, telle la ligne d’horizon, inatteignables, s’éloignant sans cesse alors qu’elle tendait vers eux des bras désespérés.

Vers sept heures, un éclair déchira le ciel lourd de nuages, suivi d’un coup de tonnerre qui la réveilla en sursaut. Son front ruisselait de sueur et pourtant elle était transie du froid qui s’était insinué dans l’appartement. Désorientée, elle rechercha à tâtons l’interrupteur de la lampe de chevet, s’attendant à découvrir son studio du quartier espagnol à Naples. Mais la lumière révéla la chambre vide, aux murs d’une blancheur froide, de son deux-pièces romain. Son ordinateur était toujours sous tension, et elle se traîna jusqu’à lui pour sauvegarder ses fichiers. Autour d’elle la foudre s’abattait en pluie quasiment continue, et fut bientôt remplacée par un déluge de grêlons qui résonnaient en rebondissant sur les tuiles juste au-dessus de sa tête.

Ce vacarme aggrava la migraine lancinante qui lui enserrait le front. C’était certainement dû au manque de sommeil, car elle avait l’impression de ne pas avoir fermé l’œil de la nuit.

Jamais plus elle ne manquerait un cours, se promit-elle, en se brossant les dents pour faire partir le gout pâteux qui lui restait dans la bouche. Ou bien elle pouvait abandonner tout de suite, puisqu’elle faisait tout cela en pure perte.

Non, quelque chose en elle se refusait à laisser le champ libre aux exactions de son professeur.

Il ne s’agissait pas seulement d’elle, mais de toutes les jeunes filles qui pouvaient tomber sous son emprise malfaisante. Tout comme il ne s’agissait plus d’elle mais de ses bien-aimés compatriotes tombés sous l’emprise des trafiquants de drogue aux ordres du Boss.

" La mort du loup est le salut des brebis" disait un proverbe de son pays. La mort, oui, littéralement parlant pour le Boss, et professionnellement pour Vesari s’il perpétuait ses odieuses pratiques.

Un regain d’énergie précipita son réveil.

Son premier cours aurait lieu à 8h, il ne fallait donc pas s’attarder.

Le petit courant d’air glacé qui filtrait à travers les huisseries disjointes des fenêtres lui fit opter pour un pull à col roulé près du corps et un pantalon large. Puis elle glissa un cornetto aux pépites de nocciola dans la poche de son trench-coat, elle mangerait dans le bus sur le trajet.

La seule partie de son rituel du matin qu’elle ne pouvait repousser était la prise de sa pilule, qu’elle avala avec un fond de verre d’eau, d’un trait. Elle grimaça, elle avait toujours détesté cette obligation qui lui était imposée par les circonstances. Dans ses rêves, maintenant révolus, elle vivait une idylle avec son prince charmant, un conte de fées dans lequel elle était épouse et mère, ses goûts étaient très traditionnels en cela.

Un idéal à l’opposé des passions empoisonnées qu’elle avait vécues jusque là, mais une illusion dont elle s’était bercée, à l’image du modèle de ses parents. Ses parents… ils devaient être profondément navrés d’assister de là-haut à ses errances. Vraiment, elle ne leur faisait pas honneur.

Chassant cette idée, elle ouvrit la lourde porte de noyer clouté et affronta la tempête qui faisait rage à l’extérieur.

Malgré la protection qu’offrait le parapluie, elle fut bien vite trempée par les grosses gouttes portées par les rafales et courut s’abriter sous l'auvent de l’arrêt Rinascimento.

Quatre heures de littérature grecque l’attendaient, une aubaine pour éviter Vesari.

Flavia interpella Angelo qui l’attendait devant la grande porte vitrée du bâtiment, le saluant à la napolitaine. Peu lui importait qu’on l’entende s’exprimer ainsi, elle ne voulait pour rien au monde renier ses origines.

Cià Cià, un cappuccino?

Elle s’ébroua en se mettant à couvert dans le grand hall de la faculté. Son pantalon était mouillé jusqu’au genou, ses cheveux dégouttaient dans son dos où le tissu s’assombrissait d’une large auréole, sous sa veste.

— Hé bien, tu es trempée… en effet, un cappuccino ne serait pas de trop, surtout pour toi ! Allez, viens, c’est moi qui t’invite! proposa-t-il en retour, se dirigeant vers la machine à café.

Qu’il était bon de se réchauffer, pensa-t-elle, les lèvres se complaisant dans la mousse tiède qui nappait le breuvage délicatement sucré, apaisée par le sourire avenant que lui renvoyait Angelo.

—Alors qu’est-ce qui méritait plus d’attention que les dialogues platoniciens? s’enquit obligeamment celui-ci.

— Oh, en fait ce n’était pas très important. Un de mes amis avait besoin d’aide… éluda la jeune fille.

— Un ami de Naples ? demanda encore Angelo, pour être aimable.

Flavia fronça les sourcils? Qu’avait-il à lui poser toutes ces questions? Mais les grands yeux noisette d’Angelo qui la fixaient avec bienveillance la rassurèrent. Elle devenait paranoïaque, c’était stupide de se méfier de lui.

— Oui, un ami de Naples, mais je ne pouvais par faire grand-chose pour lui, finalement… Le professeur est déjà dans la salle, allons-y, trancha-t-elle, se hâtant d’avaler le reste d’expresso latte brûlant.

Avant de pénétrer dans la salle de travaux dirigés, elle consulta rapidement son téléphone, mais aucun coup de fil ne lui était parvenu. Le Consigliare ne l’avait pas contactée, la traque de Fabio piétinait à n’en pas douter. Qu’il était frustrant de rester là, impuissante, pendant qu’il risquait sa vie au-dehors ! Que pouvait-elle faire pour l’aider, Alteri lui-même n’y pouvait rien ?

Le Boss était la clé de tout, le nœud gordien qu’il fallait trancher, comme l’avait fait en son temps l’illustre Alexandre.

La lecture du Protagoras débuta, mais pendant qu’elle résumait machinalement le propos du professeur, elle déroulait mentalement les informations qu’elle avait glanées çà et là.

Premièrement, on pouvait déduire du fait qu’il porte un masque qu’il tenait absolument à la discrétion, et qu’il devait occuper une position qui l’exposait d’une certaine manière au regard des autres. Mais cet indice était bien vague, car il recouvrait une palette de possibilités très étendue.

Ensuite, Maddalena avait évoqué son milieu familial, en supputant qu’il était issu de la bonne société, qui en avait fait un être instruit, imbu d’un sentiment hégémonique de toute-puissance.

Enfin, il avait des rapports privilégiés avec la police, ce qui lui semblait l’élément le moins exploitable, car ces accointances étaient certainement soigneusement tenues secrètes.

Les capacités d’analyse et de synthèse qu’elle avait développées pourraient-elles l’aider à avancer dans l’enquête sur l’identité du Boss?

Les deux premiers indices semblaient indiquer qu’il s’agissait d’un homme en vue, selon toute apparence, un membre actif de la bonne société romaine.

Vers qui se tourner pour connaître tous les secrets du gotha romain ? Lorenzo, l’éminence grise de Malaspina, qui tentait de reprendre les rênes de la mafia à Naples ? Même s’il avait démontré par le passé qu’il avait le bras long, celui-ci ne s’étendait pas jusqu’à Rome, fief exclusif du Boss. Angelo et sa famille? La position de vice-président de la Sapienza lui ouvrait sans aucun doute les portes de ce monde très fermé, mais elle ne voulait l’impliquer d’aucune manière… ou peut-être pourrait-elle leur soutirer quelques informations au détour d’une conversation innocente… Cependant, elle n’était pas assez proche d’Angelo pour rencontrer ses parents, car même si elle le voyait assidûment à la Faculté, leurs rapports ne se prolongeaient pas en dehors du cadre scolaire.

Néanmoins, il y avait peut-être une carte à jouer de ce côté-là.

Son installation à Rome était trop récente, elle ne connaissait personne d’autre ici, surtout dans ce milieu qui lui était étranger à tous les égards. Ce n’était pas son genre, à elle, une fille de la profonde campagne napolitaine, de fréquenter ce monde, où les snobinards guindés et superficiels pullulaient.

Des snobinards guindés, se répéta-t-elle, méditant ces mots.

Si, à la réflexion, elle en avait rencontré un, qui avait tenté de l’écraser de toute la hauteur de son statut social, et dont elle s’était délectée de rabattre la superbe. Dieter Wetterwald, le secrétaire de l’ambassade de Suisse, qui disposait de tant d’appuis qu’il avait pu lui obtenir en un temps record un manuscrit dans l’une des collections les plus confidentielles qui soient.

Elle soupira bruyamment à l’évocation de ce détestable personnage, vil et hautain, qui lui rappelait tant Vesari, heureusement sans en posséder la volonté de nuisance et l’exaspérante obstination. Elle en avait obtenu ce qu’elle voulait, sans le souci qu’il tente plus tard de se venger. Il était à présent doux comme un agneau, disposé à faire ses quatre volontés.

Malgré ça, elle n’aurait rien sans rien, même avec lui, et elle devrait certainement payer de sa personne tout comme elle l’avait déjà fait précédemment. À cette idée, elle soupira bruyamment, levant les yeux au ciel.

— Ccchhut, lui glissa à voix basse Angelo, tu vas encore te faire remarquer. Qu’est-ce qui t’arrive?

Flavia se mordit la lèvre, elle s’était encore laissée aller à ses réflexions, s’abstrayant de ce qui l’entourait.

— Euh, j’ai écrasé sans faire exprès une partie de ce que j’ai tapé, se crut-elle obligée de se justifier.

— Rassure-toi, je te passerai ce que j’ai noté, suggéra-t-il obligeamment.

— Non, non, je me débrouillerai, s’empressa-t-elle de répondre.

Décidément, elle devait cesser de se montrer aussi négligente. De plus, cela lui donnait un surcroît de travail inutile en dehors des cours.

Elle se promit à nouveau d’être plus consciencieuse à l’avenir.

Mais le cours s’achevait déjà, les quatre heures étaient passées en un clin d’œil et il fallait déjà remballer ses affaires.

— On va à la caffèteria? Je suis mort de faim. La philosophie grecque, ça creuse, plaisanta Angelo.

Sur ces entrefaites, une étudiante s’approcha timidement de Flavia, et lui tapota sur l’épaule pour qu’elle se retourne.

— Flavia Mancini? Monsieur Vesari te demande dans son bureau, murmura-t-elle, gênée d’être chargée de cette commission. Et sans même s’assurer que la jeune fille l’ait bien entendue, elle s’échappa dans le couloir.

— Qu’est-ce qu’elle a, elle ? Elle est vraiment bizarre, s’interrogea Angelo.

Quelque chose aiguillonna Flavia, comme un sentiment que Vesari avait repris ses mauvaises habitudes.

Quel ennemi tenace! On ne pouvait lui dénier cette impressionnante opiniâtreté, même s’il mettait cette douteuse qualité au service du mal. Elle s’était imaginée l’avoir mis hors d’état de nuire, à plusieurs reprises, mais il se redressait inlassablement à chaque fois, prêt à mordre. Il avait vraiment le don de lui taper sur le système.

— Encore une de ses admiratrices béates, il en fait vraiment ce qu’il veut, euphémisa Angelo. Il faut quand même que tu ailles, le voir. Est-ce que tu veux que je vienne avec toi?

Flavia refusa d’un signe de tête, et se dirigea droit vers le bureau du professeur à l’étage, furieuse à l’idée qu’il recommence à tourmenter ses étudiantes. Tourmenter, c’était aussi un euphémisme pour le harcèlement sexuel qu’il leur faisait subir et l’usurpation de leurs travaux.

Passant devant la secrétaire sans un mot, elle entra sans se signaler au préalable.

— Vous cherchiez à me voir ? asséna-t-elle tout de go.

— Mademoiselle Mancini, toujours aussi polie à ce que je vois. Mais passons, fermez la porte et asseyez-vous, répliqua Vesari sans se démonter.

— Je pourrais aussi bien la laisser ouverte, puisque tout ce que nous avons à nous dire peut être entendu… comme pour commencer, au sujet de cette étudiante que vous m’avez envoyée…

Le professeur toussota, et se leva pour refermer lui-même la porte.

— Ce n’est pas ce que vous croyez, mais s’il ne s’agit que d’adoucir mes manières, j’y ferai attention, assura-t-il en s’enfonçant dans son imposant fauteuil de cuir.

Bien, reprit-il, vous êtes mon assistante à présent, et il faut que je vous fasse part de mon emploi du temps des semaines qui viennent. J’ai plusieurs publications en attente, pour lesquelles je voudrais que vous effectuiez une relecture, en ajoutant quelques notes personnelles si vous le jugez opportun. Qu’il s’agisse d’arguments ou d’exemples supplémentaires, vous pouvez faire comme bon vous semble si vous avez des idées.

Flavia sourit légèrement, elle s’attendait à recevoir des articles fades et sans consistance, l’homme manquait décidément de talent.

—Tant que ça ne revient pas à faire votre travail à votre place, je peux m’en occuper, déclara la jeune fille sans ambages.

À cette évocation, le visage de l’homme se contracta de colère contenue. Ses mains se crispaient sur le stylo qu’il tenait à deux mains. Il ne s’attendait pas à une attaque aussi frontale venant de Flavia, car il estimait qu’il faisait déjà beaucoup pour la ménager. Il avala péniblement sa salive pour s’éclaircir la voix.

— Je voulais vous parler d’autre chose… une participation à un colloque mais je vois que vous n’êtes pas dans de très bonnes dispositions pour…

— Bien sûr, je suis partante pour participer à un colloque, releva-t-elle avec un peu trop d’enthousiasme à son goût.

Que c’était stupide de se laisser aller à de tels enfantillages… comme si cela avait encore la moindre signification…

De son côté, Vesari avait perçu ce regain d’intérêt comme une petite victoire, un premier pas pour lui passer le joug autour du cou.

— Bien, mais je vous préviens, je dois moi-même y faire une intervention sur les élégies de Properce, et je n’ai malheureusement pas eu le temps de la rédiger. J’ai pris des notes, mais il faudrait que vous les mettiez en forme.

Évidemment, cet homme était incapable de franchise, toutes ses actions cachaient un but inavouable.

Devant le regard qui le fusillait, il se hâta d’ajouter:

— Bien entendu, vous aurez votre propre intervention, juste après la mienne. Comme le thème de la conférence est la poésie augustéenne, vous pourrez vous servir de vos recherches de mémoire pour présenter un sujet sur Catulle.

Cette proposition plongea Flavia dans la perplexité. Ne devrait-elle pas le planter là et éviter de rentrer dans son jeu? Il comptait tirer gloire de son travail à elle, et elle aurait à préparer sa propre allocution, ce qui nécessiterait qu’elle lui consacre des heures et des heures de dur labeur.

De plus, le problème de la disparition de Fabio était toujours en suspens, elle n’avait pas la tête à ça. Mais peut-être, était-ce précisément ce dont elle avait besoin pour se libérer l’esprit de ses idées noires, et de l’omniprésence de Marco qui y régnait en maître.

— D’accord, j’accepte. Quand est-ce? affirma-t-elle abruptement.

Les traits de Vesari se détendirent, cette petite pimbêche était ambitieuse, et il tenait peut-être quelque chose s’il jouait sur cette corde-là. Mais il ne fallait pas afficher sa satisfaction, pour ne pas réveiller la louve qui dormait en elle.

— Dans ce cas, c’est entendu, je vous envoie le programme et mes notes par mail. Il me faut le texte pour la semaine prochaine, car le congrès aura lieu samedi en huit. Je vous fais inscrire à l’ordre du jour de la première journée. Il faudra également nous prévoir une plage horaire pour tout revoir ensemble.

Sur ces paroles, il lui adressa un sourire charmeur, découvrant ses dents blanches. De par ses nombreuses bonnes fortunes auprès des femmes, il était sûr de son pouvoir de séduction. Il en avait conquis tellement avec sa prestance d’homme mûr, sa belle chevelure poivre et sel artistement rabattue sur le côté en vagues ondulantes, ses traits réguliers, son corps bien proportionné, savamment entretenu en salle de sport, et sa garde-robe taillée sur mesure, concentrant toute l’élégance de la mode lombarde. Oui, il avait fière allure, il était rare de rencontrer un homme de sa stature, auréolé de sa gloire universitaire qui rayonnait bien au-delà des frontières de l’Italie. Le parangon de la supériorité milanaise, dans tous les domaines.

Même si elle le cachait bien, cette gamine ne pouvait y être pas insensible. Il l’avait mal prise dès le début, se heurtant à la susceptibilité légendaire des Napolitains, et il l’avait sous-estimée de surcroît.

Mais en fin de compte, il finissait toujours par obtenir ce qu’il voulait, et d’une manière ou d’une autre, il finirait par en venir à bout. C’était son orgueil qui était en jeu.

Flavia le considéra un instant avec une vague impression de nausée, car si elle n’était pas très subtile dans ses manœuvres, l’homme l’était encore moins.

Ridicule et dérisoire, voilà ce qu’il était, comparé aux redoutables mafieux qu’elle côtoyait.

Non, elle ne le craignait nullement: c’était le sens qu’elle voulut donner au sourire serein qu’elle arbora.

— Très bien, je dois vous laisser, professeur, dit-elle en donnant une intonation ironique à ce mot précis. J’ai des affaires plus urgentes à régler, cingla-t-elle avant de le quitter.

Le vibreur de son téléphone s’était déclenché dans sa poche, et elle se précipita dans un coin du parvis monumental de la Sapienza pour répondre.

— Flavia? On a du nouveau pour Fabio. Nos hommes ont retrouvé sa trace vers le parc de l’Insugherata, en bordure de la zone Tomba di Nerone. C’est une réserve naturelle gigantesque qui s’étend sur des hectares et qui compte de nombreuses ruines antiques. Ça lui procurera de nombreuses cachettes, s’il est habile, mais tout le monde est sur le coup.

Ces paroles alarmantes contrastaient avec le ton calme de la belle voix profonde du Consigliere, mais elles infligèrent à Flavia un véritable coup de fouet.

— Très bien, merci ! Je préviens Marco ! s’écria-t-elle avant de raccrocher dans la foulée.

Un groupe d’étudiants à sa gauche s’était interrompu à cette exclamation et la dévisageait, avec un brin de condescendance outrée.

— Désolée, c’est comme ça qu’on parle par chez moi, avec enthousiasme, se moqua Flavia en se ruant dans le bâtiment.

En effet, celui-ci abritait un vrai vestige des temps anciens, une cabine téléphonique. Composant le numéro qu’elle avait mémorisé, elle fut reçue sèchement par Marco.

Pronto, chi parla? demanda une voix courroucée.

— Je sais où il est. Il est probablement encerclé au parc de l’Insugherata, près de la zone Tomba di Nerone répéta-t-elle en chuchotant.

— Bien, ne fais rien de ton côté. Me n’aggia ì, spéro ‘e fa ampresso , lui enjoignit-il, signifiant qu’il se chargeait de tout. C’est quoi ce numéro ? D’où tu m’appelles ?

— C’est celui de la faculté, murmura-t-elle, sentant venir les reproches.

— Tu choisis de ne pas appeler de ton portable pour m’appeler d’un endroit qui peut être facilement relié à toi ? la sermonna-t-il. Bon, peu importe, je n’ai pas le temps de tout t’expliquer. Ce verimm’.

En d’autres temps, elle se serait attristée d’être une nouvelle fois tancée par l’homme qu’elle aimait. Mais la période de l’obéissance était révolue, elle ne resterait pas davantage une amoureuse transie et passive. Sans réfléchir à la justesse de la remontrance qui lui avait été adressée, une idée lui était venue pour se mettre en chasse à son tour contre le Boss.

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