Bronzer son âme

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Le Consigliere, dans sa hâte de quitter Flavia, s’apprêtait à sortir, troublé de se sentir éconduit.

Dans son dos, la jeune fille reprenait son souffle sur le canapé, pressant sur sa poitrine sa fine robe, cachant à peine sa nudité. Elle était elle-même assez indisposée et confuse d’avoir traité de la sorte une des seules personnes, peut-être la dernière en vie, qui tentait de la protéger.

Subitement, l’homme se figea, soudainement pétrifié.

Si Flavia perçut chez lui un léger mouvement de recul, elle ne vit pas de prime abord quelle en était la cause.

Dans l’encadrement de la porte, brisant la pénombre du couloir, deux prunelles noires lançaient des éclairs, semblant flotter dans l’obscurité, tant la peau de leur propriétaire était brune.

Après s’être habitué une seconde à la lumière aveugle du palier, Alteri distingua enfin les traits de son vis-à-vis, mais n’en fut pas rassuré pour autant. Ce visage, il le connaissait comme il connaissait celui de tous les affidés de la Fiammata.

En sa qualité de bras droit du Boss, c’était son devoir de tout savoir de chacun des membres de l’organisation. Et il ne souvenait que trop bien de la fonction de ce membre-là.

Le caporegime était un véritable virtuose de la gâchette, ce qui lui avait valu de prendre la tête de la section des tueurs de Malaspina, l’ancien capo napolitain, que lui-même, le Consigliere, avait fait exécuter sur ordre du Boss.

Un de ceux qui avaient décidé de rester fidèles par-delà la mort à son chef et qui leur menaient à présent une guerre impitoyable pour le venger et rétablir l’autorité entre les clans mafieux qui s’entre-déchiraient à Naples.

Bref, le pire ennemi auquel il puisse être confronté se tenait là, face à lui en ce moment, et le clouait sur place par l’extraordinaire hostilité qu’il dégageait.

Lui qui possédait pourtant un sang-froid hors du commun ne pouvait se défendre d’en être fortement impressionné. Il parvint néanmoins à se reprendre, retrouvant sa contenance habituelle, par automatisme d’homme accoutumé à faire face à diverses formes de péril.

Une question se fit jour simultanément : devait-il craindre pour sa vie ?

Même s’il se saisissait sans attendre de l’Apache dissimulé dans la poche intérieure de sa veste, il savait qu’il ne serait pas assez rapide face au tueur dont les exploits étaient connus dans toute la profession.

Pourtant, ce dernier paraissait figé comme lui-même, et n’esquissa pas un geste en direction des holsters que laissait entrevoir l’entrebâillement des pans de sa veste.

Il se contentait de le toiser de sa fureur immobile.

Flavia, interpellée par la tension qui raidissait le corps de son amant, se leva du canapé sur lequel elle était assise, les jambes encore flageolantes de l’intense étreinte qu’elle lui avait imposée.

Elle s’en mordit immédiatement les lèvres quand elle reconnut Marco.

Et sans pouvoir s’en défendre, elle tomba sous sa fascination.

Comment pouvait-elle tant être subjuguée par cet homme ? Il ne correspondait en rien aux idéaux qu’elle s’était forgés, avec ses traits irréguliers évoquant la sauvagerie de son pays natal, sa carnation bronzée par le soleil ainsi que ses muscles épais et lourds.

Elle ne l’en trouvait pas moins intolérablement beau.

Ses cheveux bruns, coupés très courts, accentuaient davantage la rudesse de son apparence, pourtant tempérée par l’élégance de sa mise. Il ne portait pas de costume, contrairement à son habitude, mais avait harmonieusement accordé une veste de blazer avec un jean et une chemise blanche près du corps, ouverte jusqu’au plexus.

Sans réaliser l’indécence de sa posture, elle savourait le contraste entre la blancheur du tissu impeccablement repassé et la peau mate et velue. Elle aurait adoré déboutonner sur-le-champ cette chemise et caresser longuement les pectoraux saillants avant d’en baiser les tétons qu’elle devinait plus sombres au milieu de cette foisonnante forêt.

Non, c'était absurde de déraisonner de la sorte, se gourmanda-t-elle bientôt, c’était précisément à cause de son indifférence à son égard que les pulsions de mort la submergeaient depuis quelque temps.

Elle ne s’était que trop lamentée sur son incapacité à attirer son affection, ou un tant soit peu de compassion pour les sévices qu’elle avait subis en partie pour le satisfaire.

C’était là les marques de faiblesse qu’elle devait étouffer.

Pathétique, voilà ce qu’elle était, et voilà ce qu’il devait penser d’elle en ce moment, la chevelure en désordre de s’être donnée à son ennemi.

D’ailleurs, son regard, noir comme l’onyx le plus dur, l’évitait soigneusement… qu’elle le dégoûte ou bien qu’il la méprise pour lui, le résultat était le même… Un léger hoquet lui traversa la gorge, comme une plainte silencieuse qu’elle cherchait à retenir en elle-même.

Alteri tourna imperceptiblement la tête de côté, mais il n’avait pas besoin d’en voir davantage pour comprendre le sentiment qui la suffoquait.

L’assassin napolitain était donc la raison pour laquelle elle refusait de se donner entièrement à lui, elle ne l’aimait pas, et elle l’aimait, lui. Son coeur se pinça à cette idée.

De son côté, l’assassin les dévisageait tous les deux.

Il avait fort bien compris la scène qui venait de se dérouler là, sur le canapé, tout comme il avait deviné qui était cet homme, ce cazzo qui osait le fixer avec une hauteur qui l’insupportait.

Son instinct lui avait soufflé que c'était lui en personne, qui guidait le Boss par ses conseils, et qui veillait à l’exécution de ses décisions. Celui qu’on nommait le Consigliere, Brenno Alteri.

Une rage sourde était montée en lui dès qu’il l’avait aperçu là, dans cet endroit précis où il ne l’attendait pas. Cette intrusion, ici et maintenant, le faisait bouillir.

Mais il savait aussi qu’Alteri voulait renverser son supérieur pour prendre sa place, et qu’ainsi, il était leur allié objectif afin de servir son propre dessein.

Pour cette raison, et peut-être aussi pour une autre, pressentit-il en jetant un coup d’œil de biais à la jeune fille dévêtue.

Bien qu’il n’eut pas paru y prendre garde, il l’avait remarquée tâchant maladroitement de dissimuler cet étalage de chair laiteuse qui se colorait légèrement d’une pointe de rose.

Son regard glissa involontairement de la naissance de la poitrine gracile qui se soulevait par à-coups aux frêles hanches s’affinant indéfiniment jusqu’au sol.

Embarrassé par cette vision, il détourna immédiatement les yeux.

Cependant, il ne put s’empêcher de les observer à nouveau, tous les deux, l’homme et la jeune fille.

À quelques nuances près, ils se ressemblaient par la teinte de leurs cheveux dorés et de leurs iris auréolés d’aventurine, par la distinction et la retenue de leur attitude.

Quel couple harmonieux ils formaient, si bien assortis, songea-t-il, irrité qu’une pensée aussi niaise lui vienne, incongrue en un moment pareil.

Serrant les dents pour chasser de telles fadaises, des bêtises qui n’auraient pas dû le distraire, il reporta son attention sur l’homme uniquement.

Non, il ne s’était permis cette distraction que parce qu’il ne se sentait nullement menacé par lui, il avait la certitude de pouvoir lui loger une balle entre les deux yeux dès qu’il lèverait le petit doigt.

En aucun cas, il ne représentait un quelconque danger pour lui, se répéta-t-il en son for intérieur, mais quelque part, peut-être que si, finalement, d’une autre manière, plus insidieuse.

C’était le sentiment étrange qui l’exaspérait.

Pourtant, son instinct ne l’avait jamais trompé, il lui permettait d’évaluer en un clin d’œil le degré de dangerosité de ses adversaires, et de prédire presque exactement de quelle manière une situation allait tourner.

Il avait fait de son sixième sens une arme aussi décisive que ses Glock 18 rafaleurs, dont il savait de source sûre qu’il était l’un des seuls à pouvoir les manier simultanément avec une précision millimétrique, maîtrisant parfaitement le puissant recul des armes.

— Marco Giannattasio, de Giffano ? demanda le Consigliere pour la forme, afin de briser le silence pesant qui s’était installé.

— Oui, c’est moi, revendiqua le tueur d’un air de défi. Je ne vous demande pas qui vous êtes, je le sais.

Après ces brèves présentations, les deux adversaires revinrent sur leurs positions initiales dans l’atmosphère saturée de tension, chacun s’examinant, se jaugeant, essayant de sonder les intentions de l’autre. Le Consigliere ressentit le besoin urgent de mettre un terme à tout ça.

— Votre amie a déjà fait le nécessaire pour je m’occupe de venir en aide à votre complice, Fabio, déclara-t-il enfin.

En disant cela, il réalisa les sous-entendus désobligeants que comportait sa phrase. Il n’avait pas voulu se montrer aussi inélégant envers Flavia, qui baissa la tête, mortifiée.

Encore un signe de faiblesse, se fustigea-t-elle. Et pour le conjurer, elle se redressa instantanément et planta son regard dans celui du tueur, avec le plus de froideur qu’elle put y mettre.

Par le passé, il lui avait laissé comprendre qu’il savait ce qu’elle faisait avec les mafieux chez qui elle s’était infiltrée, et cela n’avait pas paru l’affecter. Autant n’en faire pas plus de cas que lui, puisqu’il s’en fichait éperdument.

Il fronça les sourcils devant cette réaction.

— On fait le nécessaire de notre côté. Je ne pense pas qu’on ait besoin de vous, répliqua Marco avec une morgue insolente, reportant son attention sur son interlocuteur.

— Si vous le dîtes, coupa court Alteri. Mais vous ne devriez pas sous-estimer les limiers qui pistent votre complice, ils ont un réseau d’informateurs dans toute la ville. Maintenant, si vous permettez… Flavia, je t’appelle si j’ai du nouveau.

Et, inclinant le buste pour passer à côté de l’assassin, il sortit avec dignité, malgré l’amère sensation de dépit qui le perturbait.

Resté seul avec Flavia, Marco entra et referma la porte derrière lui. Se désintéressant en apparence de la jeune fille, il s’approcha de la fenêtre et jeta un coup d’œil alentour.

La situation qu’elle redoutait et espérait tout à la fois se présentait à nouveau, être seule avec lui.

Cela ne manquait jamais de lui faire perdre la tête et ses moyens, mais à quoi cela menait-il? Inéluctablement au désespoir.

À quoi cela rimait-il ? À rien, encore et toujours.

Elle s’était donné une mission à remplir, elle se devait de garder l’esprit pleinement focalisé dans cette direction.

— Pourquoi venez-vous tous chez moi ? C’est dangereux d’être vus ici ensemble, demanda Flavia pour dire quelque chose.

— Un contact d’ici nous a appris qu’il existe un gigantesque réseau de galeries sous Rome. Apparemment, le sol de la ville est constitué de roches volcaniques. Or, celles-ci ont été exploitées pendant des siècles comme matériau de construction, et un véritable labyrinthe a été creusé pour extraire les cendres volcaniques du sous-sol. Mélangées avec de la chaux, elles donnaient l’élément de base des constructions romaines.

Et l’une de ces galeries débouche dans les caves de ton immeuble. C’est comme ça qu’on peut te rendre visite sans se faire voir, expliqua-t-il pour la forme. Ce piezz’e mmerda doit emprunter le même chemin. Je te montrerai comment s’y rendre si tu veux, mais maintenant que je sais que ces loti sont aussi au courant, je ne sais plus trop si c’est une bonne idée de les utiliser… enfin… J’étais venu pour savoir si tu avais pu soutirer quelque chose pour aider ce guaglio’ de Fabio. Je vois que tu t’y es bien employée.

Le ton était sérieux, Flavia, déstabilisée, ne savait si le sarcasme était délibéré ou s’il avait juste prononcé ces mots sans arrière-pensée.

Elle ne pouvait rien lire sur son visage, il lui tournait le dos.

Voulait-il éviter de la regarder, nue comme elle l’était sous le fin rempart de sa robe ?

C’était évident, mais quelle était l’intention qui présidait à cette attitude ? Que de questions futiles qu’elle balaya à peine lui eurent-elles traversé l’esprit.

— Il ne reste plus qu’à attendre, je suppose… Buonase’, lui lança-t-il en prenant congé d’elle brusquement.

Flavia contempla longuement la porte qui avait avalé ses rêves d’avenir, l’esprit vide.

Il n’y avait aucune connexion possible avec cet homme. Il allait et venait dans sa vie, prenant ce qui l’intéressait et se détournant du reste, sans n’avoir jamais fait de cas d’elle.

Cette entrevue était à l’image des autres, elle résumait toute leur relation.

Non, cela ne l’abattrait pas comme cela l’avait fait à chaque fois, cependant. Vraiment, cela n’avait plus d’importance.

Tout ce qu’elle attendait de lui se résumait à une balle bien placée au bon moment. Si possible droit dans le cœur qui l’avait tant fait souffrir.

Elle haussa les épaules, et se dirigea vers la salle de bains où elle jeta sa robe dans la panière de linge sale avant de se jeter elle-même sous la pluie brûlante de la douche. C’était ce qu’elle le faisait toujours quand elle sentait le besoin de se purifier et de se donner un coup de fouet salutaire pour se remettre en selle.

Mais elle se ravisa et tourna le bouton qui gouvernait la température. L’eau froide s’écoula sur son corps, sans même provoquer de frisson.

Ses espoirs, également, étaient douchés, dorénavant elle ne ressentait plus rien.

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