La plage

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L’été, on allait tous les après-midis à la plage avec ma mère et ma grand-mère, pas la grande plage de la ville mais une petite plage à l’est, pas très loin de chez ma grand-mère. Dès la fin du déjeuner, on partait pour la plage, on récupérait ma grand-mère au passage et direction la mer. On prenait un sentier qui longeait le haut de la falaise, parfois même qui n’était qu’à quelques mètres du bord vertigineux de la haute falaise. Je crois qu’il s’appelait le Chemin des Douaniers.

Plusieurs blockhaus avaient été bâtis le long du chemin. Le premier à droite de l’entrée du chemin était habité. C’était une communauté religieuse de jeunes filles africaines qui l’occupait. Apparemment, elles l’avaient arrangé en petite maison avec des petits rideaux en vichy bleu, on aurait dit une maison de poupée vue de l’extérieur, puisqu’elle était à demi enterrée. Je ne suis jamais entrée, les jeunes filles étaient sympathiques, elles répondaient toujours à notre petit coucou. Elles travaillaient dur, elles ramassaient les galets sur la plage. À l’époque, je me demandais bien pourquoi. Aujourd’hui, je sais que les galets étaient ensuite vendus à une usine pour concassage. C’était un travail pénible. Il y avait encore deux ou trois autres blockhaus sur le chemin, ceux-là étaient inhabités normalement, parfois il y avait des clochards à l’intérieur et ça sentait très fort l’urine. En général, on courait loin devant les femmes sur le chemin, de façon à avoir le temps de les explorer. Parfois on faisait la route avec d’autres familles que ma mère connaissait, souvent des familles voisines. Le reste du chemin était bordé de très belles maisons, résidences secondaires de riches parisiens. Il y avait même la villa d’un comédien de théâtre connu que l’on voyait à la télé. Le chemin se terminait devant la plage par un grand escalier qui avait une double rampe au milieu. Evidemment, aucun enfant ne descendait normalement l’escalier. À cheval sur la rampe, dos à la mer, on se laissait glisser jusqu’en bas et on récoltait des brûlures aux cuisses dues au frottement et à la chaleur de la rampe en métal. Mais on n’aurait jamais raté cette descente, parfois on remontait plusieurs fois l’escalier pour recommencer, jusqu’à ce que ma mère nous rappelle prestement.

On s’installait sur la plage à gauche de la descente, en haut ou en bas des galets selon la marée. C’était mieux à marée basse, on avait le sable et les rochers pour jouer. Ma mère et ma grand-mère sortaient leur pliant bas avec dossier et s’installaient confortablement. Elles ne se baignaient pas, elles ne se mettaient même pas en maillot de bain, d’ailleurs elles n’en avaient pas. Elles nous surveillaient et babillaient tout l’après-midi. La surveillance était parfois limite, car on était trois, on ne savait pas nager et la distance entre les galets et le bord de l’eau était très importante à marée basse. Ma mère sortait souvent son tricotage, elle en avait toujours un en route. Et nous, on s’en donnait à cœur joie, on se baignait, on jouait, on faisait des châteaux de sable ou des piscines et on explorait les rochers à la recherche de crabes et de moules. Quand j’attrapais un crabe, le jeu était de lui arracher les pattes une à une, en pensant que j’étais cruelle, mais je le faisais à chaque fois. Dans les rochers, on mettait le doigt dans le centre des anémones de mer pour les voir se refermer et cracher un jet d’eau de mer. On ne s’ennuyait pas, de temps à autre on se chamaillait bien aussi et ça finissait en bagarre de sable mouillé. Ma mère n’était pas contente, car c’était souvent au moment de partir. On devait donc retourner se baigner pour se rincer de tout le sable collé sur le corps. Je crois qu’on le faisait exprès, histoire de retourner se baigner une dernière fois. Quelquefois, ma mère me demandait de sortir de l’eau pour que je me réchauffe au soleil, car je claquais des dents et avais les lèvres et les mains violacées. La mer était souvent froide en Normandie. Tout le temps où je restais sur les galets enveloppée dans une serviette pour me réchauffer, je pleurnichais. Ma mère finissait par en avoir marre et me renvoyait dans l’eau.

On avait une cabine de plage portative. C’était un grand tissu-éponge bleu et orange à motifs dans le style année 60. Ma mère l’avait fermé sur le côté et avait cousu un ourlet pour passer un élastique en haut. Cela ressemblait à un grand sac ouvert en bas, qu’on enfilait par la tête, et le haut resserré par l’élastique s’ajustait autour du cou. Dedans, on avait les bras libres et on pouvait se changer sans être vue nue sur la plage, c’était ingénieux comme système. Evidemment, on n’était pas trop stable enveloppée dans ce grand sac, surtout debout sur les galets. Et il y avait toujours une des sœurs pour bousculer l’autre et la faire chavirer, et crier : « On a tout vu », et ça finissait en chamaille. J’ai toujours le tissu-éponge bleu et orange qui avait servi pour cette cabine. Aujourd’hui, sans l’élastique et la couture défaite, il me sert de grand drap de bain. Le tissu était sacrément costaud pour être toujours en service cinquante ans après.

Un jour à la plage, une voisine s’est installée près de nous avec ses enfants, elle était en maillot de bain une pièce. Au moment où elle se changeait, j’ai vu qu’elle avait des poils au niveau du pubis. Je l’ignorais, on n’était pas informée à l’époque et on ne voyait pas les adultes dénudés. J’avais été étonnée, et comme rien ne m’arrêtait, je suis allée illico lui demander pourquoi elle avait des poils à cet endroit du corps. Elle a bien ri. D’ailleurs toutes les bonnes femmes de l’immeuble en parlaient après. Moi, je ne voyais vraiment pas pourquoi je ne pouvais pas poser ce genre de question.

Une autre fois, il y a eu un gros orage et nous avons dû quitter rapidement la plage pour nous réfugier à l’abri. Il y avait une discothèque juste sur le front de mer, elle devait faire bar aussi car elle était ouverte dans l’après-midi. Tous les baigneurs se sont précipités en même temps pour entrer dans l’établissement. Devant la porte d’entrée de la discothèque, il y avait un large escalier de cinq ou six marches encadré par de grandes jardinières fleuries. Dans la bousculade, ma grand-mère a été poussée et s’est retrouvée les quatre fers en l’air dans une jardinière. J’ai eu très peur, j’étais terrorisée. J’ai hurlé si fort que tout le monde s’est figé sur place, comme si un vrai drame venait de se produire. Ma grand-mère a passé un long moment après pour me rassurer et me convaincre que tout allait bien.

Le retour de la plage était plus calme. Le chemin était en légère montée, et après la baignade, la fatigue se faisait sentir. On rentrait toujours vers 17h pour l’arrivée du Tour de France et on faisait escale chez ma grand-mère. On prenait le goûter chez elle avant de repartir avec ma mère à la maison. Le goûter était toujours délicieux. Il y avait des confitures que ma grand-mère faisait elle-même et du fromage coulant. Le tout arrosé de gros cidre, que l’on buvait même enfant. Parfois même si l’on en chipait un deuxième verre, ce qu’on n’avait pas le droit normalement, la tête tournait un peu. Dans la cuisine où l’on s’attablait pour le goûter, il y avait la télé. On ne devait pas parler car Alphonse et ma grand-mère regardaient l’arrivée du Tour de France, c’était sacré. Si bien qu’on allait jouer dans le jardin avec nos tartines à la main.

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