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Mon corps entier me fait mal.

Je suis meurtri de partout. Je souffre le martyr. Et puis, il fait froid. Un froid polaire envahit le baraquement. Beaucoup vont encore mourir cette nuit. C’est tragique, mais on n’y peut rien, et le froid glacial qui imprègne nos os permet à la mort de venir doucement, à petits pas, sans que l’on s’en rende compte. Sans souffrir outre mesure. Enfin, c’est ce que je pense, puisqu’au fond je n’en sais rien.

Car je suis encore en vie. La mort a décidé de m’épargner jusqu’ici.

C’est étonnant, d’ailleurs. Je suis fragile, mince, osseux, exsangue, mais la vie s’accroche. Je ferme les yeux, je laisse venir le froid qui anesthésie, le froid qui nous retire une partie de nos souffrances et qui, lorsque l’on a assez vécu, vient nous cueillir pour mettre fin à tout ça.

J’attends la mort avec impatience.

Je repense à ma journée, aux travaux forcés, aux hurlements des gardiens, aux coups que j’ai reçus parce que je ne fendais pas assez vite la terre gelée, parce que je n’évacuais pas suffisamment vite les gravats.

Je me souviens de la tête de Vladimir, encastrée dans la terre glacée, pulvérisée contre le granit. Je revois encore la matière grisâtre en train de dégouliner sur mes mains, lorsque les gardiens m’ont demandé de nettoyer. Je me revois avec la barre de métal dans les mains, cette barre qui avait servi aux gardiens à tuer mon ami. Je me souviens avoir voulu leur rendre la pareille, mais je me souviens surtout avoir été trop faible pour la lever en l’air. C’était peine perdue. J’ai enterré Vladimir sous quelques pelletées de graviers, j’ai prononcé quelques mots à sa mémoire, et je suis retourné à mon poste pour continuer à creuser le canal.

C’était atroce.

Mais ce n’était rien par rapport à mon premier jour, où un explosif avait détonné trop tôt, tuant cinquante trois personnes d’un coup. Les valides – dont moi, bien sûr – avaient été envoyés pour nettoyer. Je me souviendrai toujours de l’odeur, du sol spongieux et des viscères fumants dans la froideur de l’hiver. Nous avons ramassé les corps à la pelle et avec des seaux, pour charger des brouettes gluantes de chair et de sang, et puis nous avons tout vidé dans la fosse, en sachant pertinemment que, un jour ou l’autre, cette fosse sera notre demeure. Ce n’est qu’une question de temps.

Le goulag.

C’est horrible.

Parfois, lorsqu’il y a un arrivage de « chair fraîche », ils nous enferment à deux cents dans des baraquements qui ne comportent que vingt lits et zéro sanitaire, pendant au moins vingt-quatre heures, nous parquant dans une verticalité qui n’autorise ni la veille ni le sommeil. Les gardes s’amusent à nous piquer avec des pointes de ferraille à travers le grillage des fenêtres sans vitres. Compactés, rendus fous par la faim, la soif et la promiscuité, les gens se tapent dessus et se piétinent, se mordent et se griffent jusqu’au sang, s’étranglent, s’entretuent. Après vingt-quatre heures, les gardes ouvrent les portes et se moquent des survivants hagards, couverts de sang, d’urine et d’excréments.

Mais qu’est-ce que je fais ici ? Ça n’a aucun sens.

Je me souviens d’une partie de mon passé. Je sais que tout ça n’est pas réel, qu’une IA gère tout ça. Mais le reste, le pourquoi du comment, la réalité de mes origines, je n’en sais rien, tout ça se perd dans les brumes de ma mémoire qui flanche et qui vacille vers le néant.

J’essaie de comprendre. J’essaie d’imaginer comment et pourquoi on a pu m’infliger ça. Mais je ne comprends pas.

Suis-je un fou sanguinaire, un dangereux terroriste ? Un meurtrier de droit commun ? S’agit-il d’une nouvelle forme de punition ? Est-ce là le prototype de la prison du futur, cette prison qui vous brise et vous anéantit, sans rien coûter à la société – car totalement virtuelle ?

Mais si c’est bien une punition, pourquoi m’avoir retiré le souvenir de mes crimes ? À quoi bon punir quelqu’un sans lui en donner le motif ? Si je purge ma peine, qui est le vrai criminel dans cette histoire ? Moi, ou ceux qui m’ont emprisonné ? Pourquoi ne pas me dissoudre, tout simplement ?

Quel est le sens d’une condamnation sans raison ? Pourquoi m’emprisonner ? En quoi suis-je dangereux pour qui que ce soit ? Si j’étais dangereux, pourquoi ne pas tout simplement me reprogrammer, pour éliminer le danger et faire émerger une nouvelle conscience innocente ? S’il y a bien un intérêt à la psycho-ingénierie, c’est de remodeler les gens pour annihiler la fureur, guérir les maladies mentales, détruire la folie. Alors, pourquoi ne pas me reprogrammer ? Ce serait un meurtre, mais au moins il n’y aurait ni souffrance ni danger pour les autres. Et puis, de toute façon, il y a déjà meurtre. Multiple meurtre, même. En me retirant mon passé, on m’a retiré qui j’étais. L’ancien moi est mort. Premier meurtre. Et en voulant me punir moi, on punit aussi tous ceux qui sont avec moi. Car l’IA me l’a dit : tous les autres prisonniers n’ont été créés que pour peupler ce monde créé pour moi.

Ce goulag est un charnier à ciel ouvert, c’est une usine de mort totalement inutile.

C’est n’importe quoi.

Tout ça n’a absolument aucun sens.

À moins que…

À moins que ce soit un fou qui soit derrière tout ça. Un psychopathe qui a décidé de se punir, de me punir, en s’envoyant / m’envoyant dans ce monde de souffrance.

Pourquoi pas ?

Après tout, lorsque j’ai voulu accéder à l’application Zap, l’IA m’a dit que ce n’était pas possible. Que je n’avais pas les droits d’accès. Lorsque j’ai insisté, l’IA ma répété que c’était impossible, que pour accéder à Zap, il fallait que je sois root, que je sois administrateur.

Foutus connards d’informaticiens.

Ce sont ces sales fils de pute qui sont à l’origine de ces concepts de merde, ce sont eux qui ont inventé ces astuces de geek qui leur permettent de tout contrôler. Et l’IA fonctionne toujours sur ce principe. Il y a donc un fils de pute, là haut, au niveau supérieur des couches logicielles, qui est administrateur, un malade mental qui doit prendre un pied monumental à me voir souffrir.

Et quand j’ai voulu accéder à Dissolution, pareil. Je n’ai pas pu.

Idem pour Reprogrammation.

Il y a donc quelqu’un là haut qui a décidé que je devais souffrir, et qui a décidé que je n’aurai aucune échappatoire. C’est tordu. Vicieux.

Mais le pire, c’est que ce quelqu’un n’est probablement personne d’autre que moi-même. Un autre moi, bien sûr, un moi antérieur, mais un moi quand même. Je me suis donc infligé ça tout seul.

Pendant des semaines, j’ai pesté et théorisé contre cette prison, contre ce système totalitaire. Mais le totalitaire dans l’histoire, c’est moi.

Je regarde le compteur. Cela fait maintenant plus de vingt ans que je suis là. Tout le monde est mort autour de moi. Mais il y a toujours de nouveaux arrivants, de nouveaux prisonniers virtuels, pour venir fendre la pierre à mes côtés. J’ai sympathisé avec certains d’entre eux. Mais tous finissent par mourir. C’est une autre souffrance. Et c’est voulu, probablement.

J’ai bien compris qu’il n’y aura pas de salut pour moi. J’ai compté que l’effectif du camp avait déjà été renouvelé au moins douze fois.

Ma survie ne saurait être un hasard.

Non.

Mon créateur a fait de moi un immortel, pour que je puisse endurer le goulag pour l’éternité.

Mon créateur m’a jeté en enfer.

Bien joué.

Un jour, j’ai réussi à m’enfuir. Le camp était noyé dans le blizzard, et j’ai réussi à sortir du baraquement sans être vu. Patiemment, je me suis glissé sous les barbelés, y laissant ma peau et mes vêtements.

Je marchais dans la tempête lorsque j’ai entendu les chiens hurler. Les gardes étaient à ma poursuite. Je me serais mis à courir si mes jambes en avaient été capables. Je me suis retourné au dernier moment, pour voir le chien me sauter à la gorge, et j’ai souri.

J’ai souri, parce que j’ai cru mourir. L’espace d’un instant, je me suis dit que mon créateur n’avait pas prévu que je puisse sortir du camp, je me suis dit que, peut-être, ses règles sadiques ne s’appliquaient pas à l’extérieur.

Peut-être même que l’évasion était tout ce qu’il attendait de moi pour m’accorder l’absolution.

Mais je me suis trompé.

Lorsque ma vue s’est obscurcie, et que le chien secouait mon petit corps fragile, j’ai vu défiler des lignes de code dans le coin supérieur gauche de ma vision. J’ai compris que mon créateur n’avait pas prévu ce coup là, et je l’ai vu changer les règles du jeu en direct.

Je ne suis pas informaticien, mais lorsque j’ai vu défiler root, chmod, 777 et xkill, j’ai su qu’il m’avait rattrapé et qu’il ne me laisserait pas mourir aussi facilement. Je l’ai senti jongler avec les règles de la biologie, j’ai senti ma jugulaire se réparer et ma pression sanguine revenir à un niveau presque normal. Il avait gagné. Les gardes m’ont traîné dans la neige et j’ai pleuré.

Tout ce que je peux attendre de l’existence, c’est une panne système, un plantage, une destruction du superordinateur qui m’emprisonne. Je rêve d’un astéroïde pulvérisant tous les processeurs, d’une guerre nucléaire vitrifiant tout sur son passage, de rayons gammas effaçant toutes les mémoires, d’un effondrement civilisationnel, ou que sais-je encore. Mais je n’y crois plus. Si quelque chose pouvait mettre fin à tout ça, cela aurait déjà eu lieu.

Car nous sommes déjà en l’an mille cinq cents milliards après Jésus-Christ (à peu de choses près, et à supposer que l’IA me dise la vérité).

Si ça se trouve, nous sommes déjà des centaines de milliards d’années après la mort de l’humanité et de sa descendance, peut-être même des centaines de milliards d’années après la fin de toutes choses, mais je crains que mon superordinateur n’ait été conçu comme une machine autorépliquante pouvant dériver dans le cosmos pour l’éternité.

Comment savoir ?

En tous cas, mon salaud, c’est bien joué.

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