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Je suis fasciné par l’atome.

J’ai voulu qu’il en soit ainsi. Je me suis programmé pour être un obsédé du génie atomique. J’ai vécu l’intégralité du Projet Manhattan, j’ai côtoyé les plus grands scientifiques de l’époque – Einstein, Feynman, Turing. Je suis mort volontairement en expérimentant l’effet Tcherenkov – j’ai vu la fameuse lumière bleue, ce flash magnifique que l’on ne voit qu’une fois. J’étais le copilote de l’Enola Gay, l’avion disgracieux qui a lâché Little Boy sur la petite bourgade provinciale d’Hiroshima, le 6 août 1945.

Je suis celui qui a murmuré :

« Mon dieu, qu’avons-nous fait ? ».

À Nagasaki, j’ai pris l’identité d’un passant, idéalement situé, pas très loin sous le point de détonation de Fat Man. J’ai senti mon corps se vaporiser, traversé par les rayons gamma libérés par la fission du plutonium. Ma silhouette s’est décalquée sur le mur derrière moi, comme sur une pellicule argentique impressionnée par le feu nucléaire.

Un jour, dans une réalité qui n’a pas existé, grimé en technicien de laboratoire sur K-25, je me suis amusé à rapprocher deux sphères non-critiques d’uranium enrichi, sous le regard terrifié de mes collègues. J’ai senti les neutrons s’affoler sous mes doigts, j’ai entendu quelqu’un courir et crier derrière moi, alors j’ai joint les deux mains, en un geste irrévérencieusement religieux, provoquant l’étincelle divine, engloutissant dans la lumière radioactive toutes les installations d’Oak Ridge. Je me suis amusé à revenir réincarné en Dr Manhattan quelques jours plus tard, dans un brouillard bleu électrique, provoquant une peur panique parmi les journalistes venus couvrir l’événement.

Je suis allé à Maïak, en Russie, en septembre et octobre 1957, pour assister au déplacement secret des populations lorsque des cuves de produits de fission ont explosé suite à la perte du système de refroidissement. J’ai vu les premiers réfugiés nucléaires perdre la peau de leur visage, sans comprendre de quel mal étrange ils souffraient.

J’étais là lorsque la France a malencontreusement ouvert une montagne en deux en Algérie, j’ai vu la terre vomir le nuage, puis j’en ai humé les retombées. J’ai pris un « bain bouillonnant » dans le plus grand jacuzzi turquoise du monde, à Mururoa. J’ai regardé monter dans la haute atmosphère un nombre incroyables de champignons nucléaires. J’étais là, en Sibérie, pour voir la Tsar Bomba.

Je me suis téléporté dans l’une des cellules de déchargement de R7 de l’usine de La Hague, j’ai regardé les machines extraire un assemblage de PWR 17x17. J’ai eu la nausée, ma vue s’est voilée, et mon nez s’est mis à saigner. En quelques secondes, je connaissais l’effet des barres de combustible irradié sur le corps humain. Inutile de préciser que je suis mort.

En URSS, j’ai accepté d’aller passer la serpillère sous la chaudière du prototype du K-19, en échange d’un verre de vodka.

J’étais là, à Fukushima, lorsque la vague de quinze mètres a noyé les diesels, puis lorsque l’explosion d’hydrogène a soufflé le bâtiment.

Et aujourd’hui, je suis en Ukraine. Nous sommes le 24 avril 1986. Il est une heure du matin. Je me suis enfin décidé à assister au Saint des Saints, à l’explosion du RBMK n°4 de Tchernobyl. Dans quelques minutes, les barres de contrôle vont faillir, et la dalle supérieure du réacteur va littéralement s’envoler.

La fusion du cœur vomira dans l’atmosphère douze milliards de milliards de becquerels.

Je souris, en me disant que, bientôt, je serai l’un des premiers « liquidateurs » de l’Histoire.

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