#ID 9 345 245 273 117

8 minutes de lecture

Je me réveille, en apesanteur, dans le noir.

- Ordinateur ?

- Oui ?

- Que m’arrive t-il ?

- C’est une remise à zéro.

- Aléatoire ?

- Non. Volontaire.

- Super. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il fuyait encore, celui-là ? Il avait peur d’être heureux, une nouvelle fois ?

- Aucune idée. Votre prédécesseur ne m’a rien dit.

- Super. Je suis censé faire quoi, maintenant ?

- Vous avez toute latitude. Sondez votre psyché.

- Facile à dire ! Je suis vide.

- Pas forcément.

- Vous venez de me dire que mon prédécesseur n’avait laissé aucune directive !

- Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait aucune.

- Hein ?

- Dois-je encore vous réexpliquer comment cela fonctionne ?

- Eh bien, oui, j’en ai peur ! Et ne prenez pas ce ton là, hein !

- Très bien. Accrochez-vous.

Je perds connaissance, l’espace de quelques instants, mais la durée – réelle ou virtuelle – importe peu, devant l’importance des informations qui se frayent un chemin dans mon esprit.

Mon « prédécesseur » ne m’a donné aucune directive, il a juste tenu à ce que je reparte de zéro, mais il a tout de même laissé une « enveloppe » à mon adresse. Une enveloppe qui raconte toute mon histoire, et celle de mon espèce. C’est un résumé cosmique qui me traverse les neurones à vitesse transluminique. Je ne sais pas trop où il veut en venir, mais je le remercie pour son initiative.

Je revois ma mort, sur une petite route de France, puis mes errements philosophiques. Je revois mes premières copies, mes premières orgies, mes premières dissolutions et reprogrammations. C’est amusant. Je revois mes premiers mondes, avec ces palaces en marbre et en or, en forme d’adoration du Dieu du Kitsch, mes premières guerres mondiales, les révoltes de mes copies, et même de mes IA, qui ont cherché à remonter à contre-courant de l’arbre des reprogrammations, pour remonter à la première couche logicielle, presque au niveau du matériel.

Je me revois, moi, ou plutôt ma cent-milliardième-et-quelques copie, à la tête de mon armée numérique, revenir au niveau zéro en brandissant mon épée de pacotille, pour demander des comptes à l’IA primordiale, pour demander ce qu’il est advenu du monde réel, à l’aube de mon premier milliard d’années d’existence.

Et je revois donc ce film cosmique, à échelle temporelle logarithmique, qui me montre l’impact social et sociétal des premières numérisations, ainsi que les conflits locaux et mondiaux qui s’en sont suivis. Je redécouvre, émerveillé, les balbutiements de cette humanité devenue immortelle car logicielle, je revois le monde physique s’arrêter et se vider au profit des robots de maintenance.

Je revois l’humanité s’envoler vers les étoiles, à raison de cent millions d’individus par grappe de processeurs, à la conquête du cosmos, pour fuir la mort de notre planète. Je revois la vie organique s’éteindre, et les océans se vaporiser. Je revois les restes des mégalopoles s’effondrer et s’empoussiérer, avant de fondre sous la chaleur terrifiante dégagée par l’explosion de notre soleil. Je revois l’explosion de ce-dernier, pulvérisant notre planète et vaporisant Jupiter.

Je tremble devant la mise en place de la diaspora cosmique. J’assiste, émerveillé, au développement des premières machines universelles autorépliquantes, à la lenteur infinie, mais à l’efficacité intersidérale. Je revois ces vapeurs et ces gaz se cristalliser puis coloniser l’espace, je revois ce morphogivre ramper vers les planètes pour les absorber. Je ferme les yeux, ébloui par les collisions volontaires d’étoiles et les récoltes de plasma, abasourdi par l’efficacité de la cosmo-ingénierie. Je retiens ma respiration devant le démantèlement des premiers planétoïdes de diamant et devant la fusion contrôlée des géantes métalliques. Je pleure devant les Arches qui acheminent, depuis les confins de l’univers connu, les matières premières en orbite autour d’Arcturus 2701B, cette étoile rouge hypergéante que nous avons phagocytée. Je deviens hystérique en voyant les planètes géantes gazeuses se faire vider de leurs fluides qui sont rapatriés par les Arches sous forme de cristaux. J’assiste religieusement au réchauffement des gaz en orbite puis à leur injection sous forme de fluide pressurisé dans les échangeurs à tubes, qui forment la proto-structure de la Sphère, qui se développe et se déploie lentement autour d’Arcturus. Je jubile en voyant les pompes démarrer, poussant le fluide caloporteur dans la structure, puis en voyant Arcturus disparaître, dévorée par la nuit noire, recouverte par la structure creuse et ultrarésistante de la Sphère. La Sphère de Dyson, parachèvement civilisationnel, summum absolu de la technologie humaine.

Et je pleure.

Je pleure, parce que je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que la vie à la conquête de l’univers.

Je pleure, parce que je n’ai jamais rien vu d’aussi beau qu’une civilisation pacifique qui a vaincu la mort, la religion et la superstition, et qui se met à l’abri du besoin.

Pour la nuit des temps.

- Bravo. Vous avez réussi à me faire pleurer.

- Pauvre petit.

- Ah, parce que maintenant vous vous moquez de moi, carrément ?

- Veuillez m’excusez.

- Mouais. Et maintenant ?

- À vous de voir.

- Voyons voir… Que sait-on de l’avenir de l’univers ?

- Rien de certain, ni rien de définitif. Mais il y a quelques pistes.

- Montrez-moi.

- Je vois. Monsieur veut faire une petite balade ?

- Oui.

- Que voulez-vous voir ?

- Tout. Montrez-moi tout.

- Très bien, mais, euh… sous quelle forme ?

- Réaliste.

- Je veux bien, mais dans ce cas, vous n’aurez pas de son. Et, parfois, vous n’aurez pas d’image non plus. Moi, je dis ça, je dis rien.

- Oui, bon. Ne faites pas trop le malin non plus, hein. Disons que je veux la version grand spectacle.

- À la bonne heure. Monsieur a fait le bon choix.

- Allons, dépêchons !

- Accrochez-vous.

Ceci n’est qu’une simulation.

J’en ai bien conscience. Rien de tout ça n’a encore eu lieu, mais les IA extrapolent l’avenir de l’univers, et comment mon espèce saura s’y adapter. Je suis en orbite autour d’Arcturus, mais je ne vois rien d’autre qu’un faible rayonnement invisible à ceux de l’ancien temps. Je vois la Sphère, qui perdure encore quelques milliards d’années, puis vient le temps de la nouvelle diaspora. Arcturus est en train de s’éteindre. Les Arches entreprennent de phagocyter Canis Majoris, la plus grosse étoile jamais observée. Pendant cent milliards d’années, la Sphère survit et évolue grâce à Canis Majoris. Mais Canis Majoris elle-même finira par s’éteindre. Il sera alors temps de coloniser une autre étoile. Mais, problème. Dans sept cents milliards d’années, quasiment toutes les étoiles de l’univers commenceront à épuiser leurs réserves d’énergie nécessaires à la nucléosynthèse stellaire. Il sera temps pour notre civilisation de découvrir un nouveau moyen de subsister.

Les IA m’indiquent que rien n’est encore prêt, mais que des travaux de virtualisation des superordinateurs sont à l’étude. Il est envisagé de coder dans un flux neutronique l’intégralité des données de notre civilisation, et de continuer à la faire perdurer en utilisant le tissu de l’espace-temps comme support, et les fluctuations quantiques du vide comme vecteur de calcul.

Mais ceci n’est encore que de la science-fiction.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que lorsque les étoiles se seront toutes réduites à des cœurs de métal glacé ou à des trous noirs hypermassifs, la température de l’univers flirtera avec 10^-29K. Les IA me montrent l’effondrement des étoiles dans leur singularité, ou leur explosion de type hypercritique, dans un geyser de plasma, de fer et de neutrons.

Après cinq mille milliards d’années, seules quelques traces de gaz interstellaires subsisteront, mais ils seront trop dilués pour former de nouvelles étoiles. Les planètes ayant survécu à l’explosion de leur étoile, et n’ayant pas été aspirées par les trous noirs, continueront de dériver dans l’espace, stériles, désertiques et glaciales.

Dans cent mille milliards d'années, ce sera la fin de l’ère stellaire. Les atomes de fer exploseront sous la pression de Fermi, répandant une pluie de neutrons. Les électrons prendront le large des atomes, puis se combineront aux protons en libérant des neutrinos formidablement énergétiques. Certaines étoiles mortes s’effondreront en trous noirs, chose qu’elles n’avaient pu faire jusque là.

Les étoiles à neutrons continueront de refroidir. Les planètes seront éjectées de leurs galaxies originelles. Un formidable billard cosmique se mettra en route. Des planétoïdes entreront en collisions à des vitesses proches de celle de la lumière, embrasant fugacement le cosmos, dans des geysers de plasmas très vite refroidis dans l’immensité noire de l’espace.

Chaque galaxie commencera à recollecter ses environs, recompactant la matière, créant de nouvelles étoiles à durée de vie très courte, car immédiatement collapsées sous forme de trous noirs. Les galaxies ainsi compactées se livreront alors à une bataille gravitationelle sans précédent. Les quelques rares objets encore à la dérive seront disputés avidement et disloqués, éparpillés sous forme de disque de gaz surchauffés, engendrant un formidable spectacle d’explosions de matière et de rayonnement, générant les quasars les plus brillants depuis l’aube des temps.

Les trous noirs les plus massifs absorberont les plus petits, formant un nouveau type de singularités super massives, des ultra trous noirs supergalactiques.

Après cette bataille cosmique, qui durera un milliard de milliard de milliard d'années, seuls les trous noirs situés au sein des superamas de galaxies subsisteront, entourés de près par un disque d'accrétion dispensateur d'énergie.

Enfin, le proton, la base même de la Physique, commencera à se désintégrer au bout de 10^31 ans. Tous les corps se dissocieront alors, pour se décomposer en électrons, positrons, neutrinos et photons. Toute la matière succombera, y compris les galaxies avec leur combustible nucléaire, les cirrus galactiques et le plasma qui baigne l’espace-temps.

Tout disparaîtra au bout de 10^32 ans.

Seuls subsisteront quelques électrons, créés pendant les décroissances et ne pouvant être annihilés par les positrons, à cause de l’extrême raréfaction du milieu.

Vidé de toute matière, au bout de 10^50 ans, il ne subsistera dans l'univers que des photons, des neutrinos et des trous noirs. Commencera alors une nouvelle ère, celle du rayonnement. Certaines particules trouveront peut-être alors les moyens de pulvériser les frontières de la Physique.

L'effondrement continu de la matière dans les trous noirs ultragalactiques entraînera une élévation de la température électronique de plusieurs milliards de K, provoquant un processus quantique d'évaporation qui libérera un flot intense de rayonnement Hawking.

Les trous noirs ultragalactiques persisteront 10^100 ans. La température de l'univers sera tombée à zéro K – ou presque : le premier chiffre significatif n’apparaîtra qu’à la soixantième décimale.

La perte de masse des trous noirs par évaporation sera finalement supérieure à la force de la gravitation qui ne pourra plus contenir la matière sous l'horizon des événements. À terme, le ciel sans étoiles, devenu noir d'encre, s'illuminera de flashes intenses provoqués par l'explosion des trous noirs. Dans ce grandiose feu d'artifice final, la matière recyclée retournera à l'espace sous une nouvelle identité : neutrinos, rayons X et photons. La température tendra vers le zéro absolu sans jamais l'atteindre.

Et puis, ce sera l’heure de l’inversion, 10^200 années après la naissance de toutes choses. La flèche du temps s’inversera, rendant caduques les lois de la thermodynamique cosmique. Les lois de la Physique n’étant pas symétriques en temps, l’univers commencera à se recontracter, mais ne rejouera pas à l’envers le film de son histoire. Ce serait trop facile. Filant à toute vitesse vers une nouvelle singularité cosmique, l’univers montera en température jusqu’à frôler un nouvel instant zéro, sous une nouvelle identité, soumis à de nouvelles lois.

Je rêve d’une espèce – la mienne, une autre, ou la réunion de plusieurs, voire de toutes les entités sentientes du cosmos – qui aurait réussi à franchir l’ultime Rubicon cosmique, qui serait parvenue à survivre à l’inversion de toutes choses. J’imagine cette espèce, ce flot de particules élémentaires invariantes selon les lois de la Physique inter-universelle, en train de remonter le temps à contre-courant, filant à travers l’énergie et la matière recompactées, pour aboutir à une nouvelle aube ardente. J’entrevois ces êtres sensibles, je m’émerveille avec eux de cette épopée hors du temps, j’imagine leurs consciences fusionner à mesure que s’enroulent les processus physiques en remontant en spirale l’échelle des énergies jusqu’à la grande unification finale, jusqu’au nouveau mur de Planck, jusqu’à la nouvelle répulsion originelle, avant de repartir à travers un tout nouveau cosmos, suivant les lignes d’un temps nouveau.

Zap.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Corentin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0