Chapitre 1

7 minutes de lecture

Arthur

* * *

La tension dans mon corps se libère. Au fur et à mesure que mes muscles s'échauffent en enchaînant les pas, je prends vie. Il n'y a que de cette façon que je peux me sentir vraiment vivant. Lorsque je danse, je prends conscience de chaque fibre de mon être tout en ayant une connaissance aiguë de mon équilibre émotionnel. Cet art me permet d'aligner mon corps et mon esprit qui ne deviennent plus qu'un. Une volonté parfaite.

Dans la vie quotidienne, les gens s'efforcent au mieux de cacher tout signe extérieur qui pourrait afficher leur intériorité au reste du monde. Nous évoluons dans une société où porter un masque semble être une nécessité constante, sauf auprès de quelques rares proches. Si bien que la plupart se sentent faux la moitié du temps. Comme si montrer qui l'on est vraiment était une faiblesse. Comme si en se montrant authentique, on permettait aux autres de nous attaquer directement. Pourtant, il n'y a rien de plus admirable que de réussir à être sincèrement soi tout le temps. Moi avec la danse, au contraire de ces personnes qui se cachent, je déchaîne sous les yeux de tous ceux qui me regardent ce que j'ai de plus intime.

C'est un besoin, une pulsion dont l'appel est presqu'irrésistible. Dès que j'entends un air, c'est comme si les notes appelaient mon corps. La musique me traverse, entier. Charmeuse, je suis guidée uniquement par les sensations que m'inspirent les accords qui se déversent en moi. Je ne lui résiste pas, je suis son captif volontaire. Nous ne formons plus qu'un. Comme un serviteur, je m'applique à refléter visuellement ce qu'elle m'inspire à l'ouïe.

Il me plaît d'articuler plusieurs types de danses. Le style contemporain et le hip-hop se sont naturellement imposés à moi. Au début, je me souviens que nous essayions de faire quelques figures de break dance dans la rue avec les enfants de mon quartier. C'était l'été avant notre rentrée au collège et nous faisions des compétitions de celui qui réussirait la figure la plus impressionnante. Ça n'avait été qu'un jeu pour occuper nos deux mois de congé. Mais quand les autres avaient profité de ce court entraînement pour essayer d'impressionner les filles, j'avais pour ma part commencé à donner des allures de chorégraphie à des enchaînements de pas et de figures.

Ça avait agi comme une révélation. J'avais l'impression d'avoir toujours eu ça en moi, comme quelque chose de latent qui n'attendait qu'un déclic pour se réveiller. Tout de suite, la danse m'était apparue comme familière, même si j'étais encore loin de la connaître totalement. Elle avait agi comme une mère qui m'avait donné un nouveau foyer et qui m'avait montré le chemin. Tout de suite, j'ai développé une relation très forte avec cet art. Il me rendait complet. Il attisait en moi un désir qui ne pouvait pas être réduit au silence.

Aujourd'hui, je sais ce qui m'a paru si familier quand j'ai commencé à danser. J'ai toujours été très attaché à la liberté, prêt à exercer mon esprit critique dès que quelque chose me semblait injuste. C'est une valeur qu'il me plaît d'incarner dans mes chorégraphies. Et la danse moderne me permet de ressentir cette devise. Dans ce style, chacun est libre d'apporter sa propre empreinte. Contrairement à la danse classique, nous ne sommes pas limités par des règles et une rigueur stricte. Nous sommes des oiseaux qui déployons nos ailes librement pour nous élever au-dessus de la condition humaine. Nous nous surpassons pour devenir bien plus encore, pour goûter à toutes les saveurs de la vie. Nous possédons une grande marge d'expression pour raconter dans nos danses qui nous sommes, transmettre nos histoires et nos sentiments. La colère devient une suite de pas enflammée, la peur donne à notre corps la fragilité d'une plume, l'amour nous insuffle une chaleureuse force qui porte nos gestes. Nous incarnons nos sentiments, à la fois auteurs et acteurs. Ce n'est plus notre bouche qui crée le langage mais tout notre être. Le moindre mouvement est une offrande de nous-mêmes qui donne une information ouverte sur ce qui nous traverse. La danse détruit les subterfuges.

Quant au hip-hop, il me donne l'impression de défier la gravité pour créer la mienne. Chaque figure me pousse au dépassement. J'aime jouer avec la tension de mes muscles tout en donnant une impression de naturel alors qu'il n'en est rien. Aucun mouvement ne m'échappe. Si mes danses sont souvent improvisées, mes pas ont été répétés encore et encore. Sans lassitude.

J'ai la chance de vivre de ma passion. Bien qu'âgé de seulement trente-six ans, j'ai monté il y a dix ans ma propre troupe de danse avec mon meilleur ami que j'ai rencontré au lycée, Nicolas. Avec l'aide de quelques employés, nous avons pu ouvrir plusieurs classes et organiser fréquemment des shows. Située en plein cœur de Paris, elle n'a pas mis trop de temps avant d'attirer quelques curieux et de nous permettre de faire chaque jour ce qui nous anime tout en entretenant nos familles.

Je balance mon corps de gauche à droite avec un rebond tout en tournant sur la demi-pointe, les bras tirant de l'avant vers l'arrière dans un dernier reebok quand une secousse musculaire involontaire parcourt mon bras droit. Je fronce les sourcils, m'arrête. J'ignore mon souffle court et agite de nouveau mon bras qui m'obéit, malgré une sensation de faiblesse. Les lèvres pincées, je décide de prendre cet engourdissement pour un signal m'incitant à arrêter mes efforts pour aujourd'hui.

Je m'approche de mes affaires pour vider d'un coup la moitié de ma bouteille d'eau. M'hydrater aidera sûrement mes muscles. Après avoir soufflé un peu, je rejoins les douches communes pour me changer, refroidi après l'effort. Une fois propre, j'enfile un tee-shirt noir moulant ainsi qu'un jean avant de mettre mes chaussures de ville. Mon sac négligemment jeté sur l'épaule, je passe saluer mon ami dans son bureau avant de partir.

— Tu t'en vas, Arthur ? me demande Nicolas lorsqu'il m'aperçoit devant le cadre de la porte. Tu pars plus tôt que d'habitude.

Il remonte la manche de sa chemise rouge style bûcheron, jette un coup d'œil à sa montre dont le bracelet en cuir blanc ressort sur sa peau métisse pour confirmer ses dires.

— Je crois que j'ai besoin d'un peu de repos, j'ai dû forcer pas mal ces derniers jours, j'admets tandis qu'il se lève pour me saluer.

Si je me trouve au-dessus de la moyenne avec mon mètre quatre-vingt-cinq, Nicolas et son mètre quatre-vingt-treize est encore plus grand que moi. Il me donne une brève accolade fraternelle, sa grande paume me tapotant rapidement le dos. Nicolas déborde toujours d'affection. C'est sa façon de montrer que je compte pour lui. Nous avons toujours agi comme des frangins l'un avec l'autre, notre passion pour la danse nous ayant rapidement rapprochés, et j'ai choisi de l'intégrer officiellement dans ma famille en faisant de lui le parrain de ma petite fille, Charlie.

Nicolas se recule et porte sur moi un regard bienveillant.

— Sage décision, rentre prendre soin de toi et profiter de ta femme et de ta fille. Tu leur passeras mon bonjour.

Je lui confirme d'un signe de tête et le salue une dernière fois avant de quitter le bâtiment pour regagner mon véhicule. Au bout d'une vingtaine de minutes de trajet, je me gare devant une petite maison. Un sourire se forme sur mes lèvres dès que je passe la porte d'entrée. Une odeur sucrée me parvient, signe qu'Alizée doit se trouver dans la cuisine en train de préparer quelque chose. Dès que le bruit de claquement annonce mon arrivée, un cri me parvient du salon.

— Papa !

Quelques secondes plus tard, je réceptionne dans mes bras ma petite fille dont le rire résonne contre ma poitrine.

— Salut, ma puce. Quoi de neuf ?

Elle se recule pour me regarder et plante son regard brun dans le mien. Son sourire me laisse apercevoir les derniers trous laissés par la chute de ses premières dents. Cette vision m'attendrit. Je me rends compte de la chance que j'ai. Ma passion me permet de vivre, j'ai une famille soudée, une petite fille pour venir m'accueillir dès que je rentre. Même si mes parents désapprouvent mes choix, je sais que j'ai réussi ma vie. Mon bonheur chaque jour en témoigne.

Tandis que Charlie me raconte sa journée à l'école, toujours calée contre ma hanche, je m'aventure vers la cuisine. Alizée, dos à moi, vient de sortir un flan du four. Il s'agit de ma pâtisserie préférée, et mon cœur se gonfle une nouvelle fois en constatant son attention après une journée d'efforts. Je dépose notre fille sur ses pieds en ignorant ses protestations et m'approche pour enlacer Alizée par l'arrière.

— Bonjour, ma petite femme, susurré-je contre son cou avant d'y déposer un baiser du bout des lèvres.

Elle frissonne sous moi. Alizée a toujours été sensible à ce niveau. Elle se retourne dans mon étreinte, m'adresse un sourire entendu avant de poser sa bouche sur la mienne. Je sens les regrets lorsqu'elle s'écarte, mais Charlie est dans la pièce. Dans son regard cependant, je lis mille promesses pour ce soir. Je porte sa main à mes lèvres sans la quitter des yeux et l'embrasse chastement pour conclure notre accord silencieux. Cette nuit, ma seule mission sera son plaisir. Je veux lui faire sentir combien je lui suis reconnaissant de la vie qu'elle m'offre. Ma danse préférée restera à jamais celle de nos deux corps ondulants ensemble pour se témoigner leur amour. Car quand nous sommes unis, rien ne peut nous atteindre...

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