Chapitre 9

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Elle n'était pas vraiment Servante, ne possédait en toute logique, pas de chambre. Elle était une infiltrée, sans papiers, qui ne voulait pas laisser de trace de son passage, même sous un faux nom...

Nayala n'avait plus le choix. Elle expliqua aux sœurs qu'elle n'avait pas eu le temps de se faire attribuer une chambre, à cause de la charge de travail qu'on lui avait directement confiée, et demanda asile dans la leur.

Le premier étage, ouvert sur l'immense rez-de-chaussée, était un énorme dortoir, où chaque chambre possédait quatre à cinq lits. Les plus anciens avaient raconté aux deux femmes qu'auparavant, leurs ancêtres possédaient chacun leur propre chambre et étaient beaucoup mieux traités.

A présent, avec l'augmentation du nombre d’Éminents officiels, notamment les Guérisseurs et les Préparateurs, le nombre de Servants avait lui aussi explosé. Avec la multitude de mains-d’œuvre à disposition, les Éminents ne cherchaient même plus à être polis, ils se contentaient d'envoyer des ordres par papier, qui descendaient le long de tubes en métal. Ce que l'un ne pouvait lui donner dans l'immédiat, un autre le pourrait. La communication était uniquement descendante, du moins de ce Nayala en avait vu, mais personne ne se rebellait évidement.

Le peu de personnes qui s'y étaient risquées avaient été soit strictement remises à l'ordre, soit renvoyées, ce qui les laissait déshonorés dans le monde extérieur au palais. Ces gens étaient considérés comme des pestiférés, il était impossible pour eux de retrouver un travail décent une fois dehors. Ils pouvaient toujours travailler en tant qu'homme ou femme à tout faire ou essayer de vendre des créations au marché, mais ce n'était pas chose aisée.

- On ne peut pas t'emmener dans notre chambre sans que tu sois complètement enregistrée, lui répondit Monia sèchement.

- Juste pour les heures sombres, je ne vois pas où est le problème, intervient Kalhi en sa faveur.

- Le problème, comme tu dis, c'est que si ça se sait, ça nous retombera dessus !

Nayala ne voulait pas mettre ses deux collègues dans une situation délicate. Elle décida finalement d'aller s'enregistrer sous un faux nom malgré ses réticences. Si elle arrivait à le faire, sans alarmer les Administrateurs – Autre groupe appartenant aux Éminents - au moins pourrait-elle marcher dans les couloirs sans avoir peur. Elle serait dans les règles, sous une fausse identité mais dans les règles.

Et si cela tournait mal ? La seule solution serait alors d'espérer que sa musique puisse endormir un maximum de monde, afin qu'elle puisse courir le plus vite possible vers le dernier étage, prendre le coffret et disparaître de cet endroit. Plan qui manquait cruellement de réalisme, rien que les Gardes du deuxième niveau l'arrêteraient. Sans compter que l'emplacement de l'escalier pour atteindre le dernier étage lui était inconnu.

Elle descendit les quelques marches qui la séparaient du rez-de-chaussée, où se trouvait le bureau des enregistrements. L'atmosphère était toujours pesante avec cette foule qui s'agitait. Nayala aurait dû être impressionnée comme à son arrivée, constater le bruit, la charge monumentale de travail.

Pourtant, elle n'entendait rien. Elle ne voyait rien d'autre que la porte du bureau, que lui avait indiqué Kalhi et Monia, se rapprocher au fur et à mesure de ses pas. Proche de l'escalier par lequel elle était descendue, le bureau était également à quelques mètres de la porte par laquelle la charrette avait dû la mener à l'intérieur. La pièce se trouvait fermée par une porte gravée "Administration - Bureau des enregistrements".

Plus elle s'avançait et plus son cœur cognait, de telle sorte qu'il semblait vouloir quitter son corps afin de s'enfuir seul. Ses jambes aussi ne voulaient pas coopérer, elles tremblaient et lui semblaient aussi lourdes et raides qu'une maison en pierres. Ce n'est qu'une fois arrivée devant la porte, que Nayala réalisa vraiment que la réussite de sa mission reposait sur ce qui aller se passer à l'intérieur.

Si elle se faisait attraper, elle serait emmenée aux cachots, abandonnant Yélé. Croirait-il qu'elle se serait enfuie sans tenter de l'aider ? Un frisson semblable à un vent glacial remonta de ses pieds à sa tête, accompagné de picotements désagréables.

Elle n'arrivait pas à prendre cette décision, celle d'entrer, qui était l'une des plus risquée jusqu'à maintenant. Devait-elle faire demi-tour ? Peut-être y avait-il une autre option ? Un vacarme strident arrêta ses pensées et attira toute son attention. Plus loin, une livraison qui contenait vraisemblablement des pots en verre venait de s'éclater au sol. Au milieu de ce désordre, une personne allongée, sûrement blessée, se trouvait là sans bouger.

Aucun Servant n'allait l'aider, trop occupés à jacasser. De même, personne n'était descendu de l'étage supérieur afin de prendre connaissance de la situation. Nayala avait entendu certains maudirent la jeune femme inerte pour avoir détruit tout un chargement.

Son sang ne fit qu'un tour, elle trouva cela injuste et se détourna de la porte pour se diriger vers la scène chaotique, jusqu'à s'apercevoir que le corps étalé au sol lui était familier. Nora gisait là, inconsciente, et ses nombreuses blessures laissaient échapper du sang. De ce que ses yeux enflammés voyaient, toute la jambe gauche avait été entaillée et son visage était légèrement égratigné. C'était surtout les mains de la petite femme qui avaient subi le plus de dommage, elles semblaient avoir été scarifiées. Nayala fut soulagée d'apercevoir Nora respirer, d'autant plus quand elle finit par ouvrir les yeux, avant d'hurler de douleur.

Peu de temps après, un Guérisseur était arrivé, sans se presser, et avait évacué la blessée jusqu'à sa chambre. Une fois que certains Servants s'étaient occupés de tout nettoyer, non sans émettre des critiques cinglantes, tout semblait de retour à la normal, comme si rien ne s'était passé.

Nayala avait voulu retourner au bureau, sauf qu'une file d'attente s'était créée en l'espace d'un court instant. La fausse Servante retourna à l'étage, où elle attendit devant la porte de la chambre de Nora. Elle avait eu du mal à la trouver, personne n'avait eu la gentillesse de lui indiquer le chemin, tous trop occupés. C'est en remarquant quelques gouttes de sang sur le sol en pierre qu'elle était arrivée devant la pièce.

Elle paniquait, en faisant les cent pas dans le couloir tout en tirant sur son tissu de tête, quand les deux sœurs arrivèrent :

- On t'attendait devant la chambre, dit Kalhi avant de voir que quelque chose n'aller pas, pour finalement demander ce qu’il s’était passé.

Nayala leur raconta tout ce qu'elle avait vu, les bouts de verres, le sang, jusqu'aux détails des blessures. Peu bavarde depuis sa prise de poste, elle avait expliqué toute l'horreur de la scène, la panique et l'incompréhension quand aucune aide lui avait était apporté, ainsi que les critiques idiotes qu'elle avait entendu. Tout cela sans s'arrêter une seule fois. C’est lorsqu'elle eut fini son monologue que la jeune femme s'autorisa une pause, afin de reprendre son souffle, en essayant de retenir ses larmes.

-Ne t'attends pas à recevoir de l'aide ici... Un autre Responsable a dû appeler un Guérisseur puis voilà, lança Monia d'une voix détachée, on est nombreux et tous veulent une place de Responsable pour se faire remarquer par les Éminents, c'est déjà un miracle que le Guérisseur soit arrivé aussi vite.

- Ce que veut dire Monia, reprit la cadette d'un ton plus apaisé en posant une main sur l'épaule de Nayala, c'est que les gens, à force d'être enfermés, toujours à travailler, sans la moindre intimité, perdent un peu de vue ce qui est important. Il y a encore de bonnes personnes mais on préfère tous rester discrets.

- Ça n'explique pas pourquoi personne ne l'a aidé ! Avec un tel attroupement je n'ai même pas pu m'approcher ! s'indigna Nayala

Les deux sœurs s'étaient regardées en ayant presque pitié de la jeune femme qui devenait colérique devant leurs yeux. Celle-ci n'avait pas encore compris à quel point l'intérieur du Palais lunaire n'était pas fait de joie et bonne entente entre collègues.

Monia, qui avait moins peur de blesser Nayala comptait bien le lui démontrer. La benjamine reprit :

- Regarde le bureau des Administrations, dit-elle en lui désignant la file qui s'était formée plus tôt, voici le vrai visage du palais, des profiteurs...

Puis tout en croisant les bras et en haussant les épaules, poursuivit :

- Mais pas qu'ici, je pense bien qu'en haut ça doit être la même. Tout ce qui nous rapproche du sommet nous rend la vie plus agréable, sans compter l’ego de certains qui oublient carrément d'où ils viennent.

Elle désigna d'un coup de tête la chambre de Nora, la remarque lui étant sans doute adressée. Puis la jeune femme au caractère bien trempé continua :

- Ceux que tu vois en bas vont se proposer comme remplaçant, faire des courbettes pour lui prendre sa place de Responsable. Ils auront plus facilement accès à l'étage des Éminents et essayeront sans doute de se faire embaucher comme Assistants...

Monia expliqua à Nayala que les Assistants étaient désignés par les Éminents eux-mêmes, qu'ils pouvaient venir de n'importe où, de l'intérieur comme de l'extérieur du dôme. Les Assistants, après avoir appris aux côtés de leur patron pendant plusieurs années, pouvaient demander à effectuer une formation afin de se spécialiser et devenir un Officiel. Le tout était très long et rude mais c'était la seule façon pour les Servants de grimper dans la hiérarchie. Peu étaient choisis et encore moins arrivaient jusqu'aux bout, pourtant tous espéraient avoir leurs chances.

- Vu les blessures que tu décris, Nora ne reprendra sûrement pas son poste. Ils ne t'ont pas aidé parce qu'ils étaient trop occupés à se faire assez présentables pour faire bonne figure. Voilà le magnifique Palais que tout le monde vénère, conclut Monia.

La dernière phrase fut dite avec tellement d'amertume que Monia avait dû se rappeler leurs mauvais souvenirs de leur arrivée sous le dôme.

C'est au cours du repas que les deux sœurs avaient mis en garde Nayala sur son ambition d'aller à l'étage des Éminents. Elle avait prétexté vouloir revoir le jardin aperçu plus tôt avec la Responsable. Elles avaient alors confié leurs rêves d'enfance de venir travailler ensemble au palais.

Malgré l'opposition de leurs parents, qui savaient que les Servants sortaient très peu, pour la plupart jamais, avant d'avoir atteint assez d'ancienneté. Elles avaient tout de même plié bagage une fois que Monia eu enfin l'âge de travailler. Cela faisait maintenant cinq ans qu'elles étaient Servantes et que leurs rêves s'étaient évanouis.

Leur seule échappatoire étaient que l'une d'entre elles atteigne un poste à responsabilité, ce qu'elles avaient abandonné devant la pression et la compétition qui faisait rage. Ou bien de démissionner, ce qui les laisserait sans travail avec une mauvaise réputation dont elles n'étaient pas sûres de se débarrasser. Retrouver un emploi serait quasiment impossible dans ces conditions, surtout qu'elles n'auraient pas de lettre de recommandation, même après tant de temps à servir le Palais lunaire.

- Je suis persuadée que Nora pourra remarcher d'ici quelques jours, dit Nayala. Parce que tu crois qu'elle va reprendre son poste !

- T'es vraiment naïve comme fille ! Je ne sais pas comment c'est sur Soleil mais ici ça ne se passe pas comme ça, ricana Monia de colère.

Quand celle-ci était énervée, elle retroussait légèrement son nez, ce qui faisait levé sa lèvres supérieur, puis elle déversait ses phrases sans porter attention à blesser autrui.

- Je sais que ça va te paraître horrible, intervient Kalhi, mais, ici, quand un Responsable ne peut pas travailler, même une journée, il est directement remplacé...

- Définitivement remplacé, renchérit Monia.

- Mais ils ne vont quand même pas la jeter dehors !

Elle avait beau connaître la femme à la frange droite et épaisse depuis peu, Nayala se sentait désolée du sort injuste qu'elle était en train de subir. Elle ne comprenait pas le fonctionnement du Palais et était tellement révoltée qu'elle avait du mal à cacher son exaspération :

- Du calme Naya... Ne t'inquiète pas, elle ne sera pas renvoyée, lui assura Kalhi, ils vont lui trouver autre chose...

- Elle va se retrouver Servante, retour à la case départ ! Et vu toutes les personnes à qui elle a tourné le dos, ça ne va pas être simple pour elle. Le nouveau Responsable lui fera sans doute bien sentir que sa place n'est plus parmi eux. Bien fait pour elle !

Nayala, surprise par la réaction de la benjamine, avait eu le réflexe de s'écarter. Monia remarqua son mouvement de recul et expliqua :

- Et avant que tu ne sois choquée, rappelle-toi qu'elle t’a snobé au bout de quelques heures, mais nous on travaillait ensemble depuis nos débuts et du jour au lendemain elle nous a ignoré de la même façon...

Nayala fut moins étonné de voir, sur le visage de la jeune femme, que ce n'était pas de la rancune ou de la colère qu'elle ressentait, mais un mélange de déception et de tristesse. Un sentiment d'incompréhension en se sentant rejeté sans en savoir les raisons. Nayala pouvait aisément la comprendre mais se passa de tout commentaire.

Le Guérisseur, vêtu de son uniforme rouge, sortit, sans un mot pour les trois femmes, en continuant son chemin, visiblement pressé de retrouver son niveau.

Elles étaient entrées pour voir de leurs propres yeux si la blessée allait bien, ou aussi bien qu'elle pouvait aller, avec Monia qui traînait des pieds en fermant la marche. A la vue de la jeune femme, endormie et bandée sur la majeure partie de son corps, le cœur de Nayala se serra. Même si la Responsable l'avait délibérément ignorée, Nayala ne se sentait plus autant blessée. Rien de tout cela n'avait était mérité par Nora, comme la jeune femme avait pu l'entendre en bas.

Tenir un rôle important était le but de tout Servant et elle avait vraisemblablement travaillé dur pour en arriver là. Comment allait-elle réagir maintenant qu'on lui avait enlevé tout ce pour quoi elle s'était battue pendant des années ?

Sorties de la pièce, Kalhi et Monia avaient demandé à Nayala si elle venait dormir dans leur chambre. L'infiltrée n'avait pas été s'enregistrer et jugea trop risqué de s'y rendre à présent, à cause de la file d'attente qui lui barrerait le chemin en cas de fuite. Mais Nayala ne dit rien, une idée lui était venue à l'esprit.

Elle mentit en disant que tout s'était bien passé et qu'on lui avait administré une chambre, dont comme par hasard, le numéro lui avait échappé. Nayala avait prévenu les filles qu'elle ne pourrait pas rester avec elles pour le moment. La nouvelle cuisinière devait, de ce pas, aller faire la queue pour redemander le numéro de sa chambre.

Elle aurait préféré ne pas mentir, les deux femmes se montraient gentilles avec elle depuis son arrivée. Mais elles n'étaient pas amies, Nayala était là pour une raison précise. Sûrement les deux jeunes femmes l'auraient aussitôt oubliée après son départ :

- Je ne suis pas ici pour me faire des amis, inutile d'être triste, se disait Nayala pour essayer de se convaincre.

Ce n'est qu'après que Kalhi et Monia furent parties que la jeune femme à la peau halée se glissa dans la chambre de Nora en toute discrétion. Sans un bruit, elle était allée s'allonger sur le lit au-dessus duquel était la blessé.

C'était le seul disponible, qui ne contenait pas d'effet personnel. Nayala espérait qu'il ne possédait pas de propriétaire. Les deux autres couches devaient être utilisées mais elle ferait semblant de dormir afin d'éviter les questions embarrassantes.

Sans doute ne parlerait-on pas à une inconnue, d'où son choix de ne pas rejoindre les deux sœurs. Ici, Nayala n'aurait pas besoin de faire la conversation, ce qui pourrait potentiellement la trahir.

Quant à Nora, elle lui dirait avoir insisté pour rester auprès d'elle vu la gravité de ses blessures. Elle ne s'était pas changée, et n'avait certainement pas retiré son turban, ni son tissu de tête. Dos au reste de la chambre, afin de dissimuler son visage, Nayala se reposait sans oser s'endormir avant que les deux autres occupantes ne soient rentrées.

Elle était éveillée depuis trop longtemps pour résister. Ses paupières étaient de plus en plus lourdes, et si au début elle peinait à les ré-ouvrir, bientôt elle ne le pouvait plus. Ses yeux s'étaient fermés et Nayala finit par s'endormir.

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