Brisés mais debout

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Dans le restaurant, Pierre-Yves de la Haie de Nanteuil, furieux, envoyait une photo à sa mère de son visage tuméfié. Son visage le faisait souffrir, respirer était une torture.

Elle m’a pété le nez ! Espèce de salope, pour qui tu te prends ? Attends que j’en aie fini avec toi…

« Vous croyez aller où ? »

Le maître d’hôtel se tenait devant lui avec quelques clients et le restaurateur arrivait en trombe.

« La police arrive, vous restez là ! »

« Barre-toi de mon chemin le larbin, sinon ça va mal se terminer pour toi, je te préviens... »

L'homme ne recula pas, au contraire. Il saisit la main qui le pointait d'un doigt menaçant. Pire encore, un costaud le saisit par le bras pour le retenir.

« Avez-vous une idée de qui je suis ? C’est moi la victime ici ! C’est moi ! Cette folle hystérique m’a agressé sans raison ! »

Deux personnes entrèrent, vêtus de l’uniforme de la police nationale. L'un grand, avenant comme un inspecteur des impôts et taillé comme une armoire normande, l’autre plus trapu, mais avec un visage mauvais.

Il était temps, bande de fonctionnaires surpayés... Enfin, je suppose qu'on peut pas en demander trop quand on parle de pauvres types qui savent à peine lire et écrire…

Pierre-Yves saisit le poignet du maître d’hôtel pour le tordre, le forçant à s’agenouiller. Le client qui le tenait tenta d’intervenir en lui ordonnant de le lâcher tout en le secouant. Une balayette le fit tomber au sol.

Il regarda l’homme dont il tenait le poignet : visiblement, il avait son compte. Il n’avait pas besoin d’aller plus loin. Son nez le lançait. Cette gonzesse l’avait maîtrisé comme une poupée : quelqu’un devait payer. Lentement, il s’appuya de tout son poids. Un bruit sec et le hurlement de douleur du maître d’hôtel lui offrirent un certain réconfort.

Plusieurs clients se jetèrent sur lui pour le maîtriser. Il se débattit, mais c’était peine perdue : Pierre-Yves interpella les policiers qui regardaient la scène avec perplexité.

Pas des malins ces deux couillons !

« C’est mes impôts qui vous paient ! Faites votre job et dites leur de me lâcher ! »

Le petit se tourna vers lui et s’approcha, mais son air n’avait rien d’engageant. Le grand au regard un peu niais, un certain S. Martin à en juger l'inscription qu'il avait pu apercevoir sur l'uniforme, restait en retrait.

« Brigadier Durant. Lâchez-le, on s’en occupe. »

Les prises se desserrèrent et il se redressa en bombant le torse, narguant les client et le personnel, l’air fier et sûr de lui.

« Je n’oublierai pas. Prends leur nom, mon gars, je vais porter… »

Le petit au visage mauvais le plaqua sur le comptoir d’entrée sans ménagement et lui passa les menottes.

« Ferme-la, connard. On t’emmène au poste, ça va te faire réfléchir. »

Alors que les deux policiers le poussaient vers la sortie, le chef s’approcha de lui, le visage rouge et furieux.

« C’est mon restaurant, et toi ! Toi, tu oses ? J’ai organisé cette petite table dans les jardins ! Je pensais à une demande ou quelque chose de romantique, pas servir les perversions d’une… »

*****

« …. Brute ! Regarde ce que ta fille a fait à mon bébé ! Mais qu’est-ce que c’est que ça ? »

Marthe exhibait son smartphone où apparaissait le visage de Pierre-Yves le nez cassé, la pommette et l’œil gauche enflés et violacés. Amélia, catastrophée, en avait le souffle coupé. Si ce monsieur était blessé, qu’en était-il de sa fille ?

« Mon dieu ! Pauvre Pierre-Yves ! »

Amélia recula devant cette image dont la violence lui était insoutenable, mais Marthe persistait à lui coller sous le nez. Elle semblait hors d’elle, mais pourquoi lui en vouloir ? Pourquoi avait-elle laissé entendre que sa fille y était pour quelque chose ?

« Mais... Et Sophia ? Elle va bien ? Il en parle ? »

La mère furieuse cessa d’agiter son téléphone, reculant d’un pas, le visage stupéfait.

« Sophia ? Mais de quoi… C’est ta dingue de fille qui est responsable ! C’est elle qui l’a sauvagement agressé ! »

Amélia laissa échapper un rire nerveux. La situation devenait absurde au possible : sa fille n’était faite que de douceur ! C'était une enfant d’une grande gentillesse, encore aujourd’hui... Jamais elle ne pourrait blesser quelqu’un.

En tant que bonne chrétienne et mère responsable, elle s'était montrée intraitable sur le sujet quand Sophia avait demandé à son père des cours de self-défense. La voile et l’athlétisme avaient été les seuls compromis acceptables dans le désir sportif de sa fille, et seulement parce qu'Amélia avait admis qu'une jeune femme devait se maintenir en forme.

« Mais, ma pauvre Marthe ! C’est tout bonnement ridicule d’accuser Sophia, voyons ! Tu as certainement mal compris. Je vais l’appeler, on va éclaircir tout ça. »

Mme Morvan saisit son téléphone d’une main maladroite, cherchant le numéro de sa fille. Un défi insurmontable tant l’angoisse la faisait se sentir au bord d’un précipice. Il lui fallut toute sa volonté pour ne pas lâcher l’appareil et ouvrir le menu d’appel alors qu’une violente migraine lui donnait l’envie de vomir.

Les hurlements de Marthe, qui était au bord de la crise d’hystérie, n’arrangeaient rien à l’affaire. Chaque cri faisait grimper sa tension. Amélia se sentait acculée, au bord des larmes devant son amie transformée en tortionnaire qui ne voyait pas qu’elle avait besoin d’aide, pas de se faire hurler dessus.

Luttant contre la nausée, elle ferma les yeux. Le visage de Pierre-Yves était imprimé sur ses paupières. Il alimentait son angoisse qui pourtant lui semblait déjà à son paroxysme. La peur la prit entre ses griffes. Elle repensa à la Bible, aux enfers. Sa petite fille, si fragile... Elle voyait l’image de son corps, comme dans les journaux. Paris était une ville dangereuse, remplie de fou et de gens névrosés !

N’y pense pas ! Elle va bien. Pitié Seigneur, faites qu’elle aille bien !

Le stress et l’angoisse lui donnaient le tournis. Si seulement les cris de Marthe s’arrêtaient ! Amélia eut envie de lui hurler de se taire mais cela n’aurait pas été très chrétien de sa part. Elle peinait à se concentrer, au point de ne plus pouvoir naviguer sur l’écran. La voix démoniaque de son amie l’arrêta net dans son effort.

« Non, c’est elle, c’est ce que dit le message ! Ta fille est une hystérique ! Qu’est-ce qui m’a pris de te croire ? Tout le monde sait que tu es à moitié folle depuis la mort de ton mari et de ton fils. Je savais pour la tentative de suicide, et je prenais ta défense… J’ai accepté que mon fils rencontre ta folle de fille ! Quand les autres en entendront parler, toutes les portes te seront fermées, ma pauvre Amélia ! »

Ma fille ? Ma folle de fille ! Comment osait-elle parler de sa fille ainsi ? De Sophia, qui était la délicatesse, la bonté incarnée ! Elle n’arrivait pas à la joindre, reculant sous les assauts furieux de Marthe.

Soudain, un SMS de Sophia : Ce malade a essayé de me violer Mère ! Un gentil garçon ? Plus jamais je n’accepte tes rendez-vous arrangés.

Amélia se figea, relisant les mots qui se mélangeaient sous ses yeux. Elle avait refusé de la laisser prendre des cours de ce truc qui aurait pu l’aider. Encore une fois, elle échouait. Elle faisait tout de travers. Tout ce qu’elle voulait, c’était faire quelque chose pour sa fille une fois dans sa vie.

« … Pierre-Yves est défiguré ! Regarde ce qu’elle a fait ! Elle doit voir un médecin ! »

« Ça suffit, Marthe ! Ton fils chéri a tenté de la violer ! »

Quelque chose avait craqué. Une enfance à apprendre à se tenir, à bien se comporter comme une fille comme il faut, une vie à cacher ses peines et sa souffrance. Mais ça, c’était trop. Elle n’avait pas su protéger Quentin, elle avait laissé tomber ses filles et elle avait honte d’elle. Mais elle n’allait pas abandonner Sophia, pas cette fois.

« C’est ton fils si parfait qui l’a agressée, et ça je n’en démordrai pas ! Oui, j’ai tenté de me suicider et c’est elle qui m’a sauvée, oui c’est elle qui a tenu le coup, mais qu’est-ce que tu sais de la souffrance, Marthe ? »

Amélia avançait vers son amie, le visage plein de larmes, animée d’une force qui la surprenait à chaque pas.

« J’ai été une mauvaise mère et rien ne viendra excuser ça, mais ma fille n’est pas un monstre ! Si je me souviens bien, tu l’encensais il y a encore quelques minutes ! C’est toi qui m’as proposé de les faire se rencontrer ! Je la soutiendrai ! Je lui accorde plus de confiance qu’à ton rejeton pervers ! »

Marthe n’en revenait pas, reculant devant la femme outragée.

« Tu oses cracher sur ma fille ? Je peux te garantir que je ne me gênerai pas pour dévoiler la vérité, et s’il le faut cela ira en justice ! Si ma fille affirme une telle chose, c’est que c’est vrai ! Je n’ai pas peur de ta bande de harpies ! »

Elles étaient désormais sur le pas de sa porte d’entrée. Amélia ouvrit en grand, pointant du doigt le jardin et la rue.

« Tu n’es plus la bienvenue ici tant que tu soutiendras ton fils et insulteras ma famille ! Va-t’en Marthe ! »

Terrifiée, et acculée, cette dernière s’enfuit, courant maladroitement dans l’allée, ne s'arrêtant qu'une fois au portail.

« Crois-moi, bientôt toute la vérité sera faite ! Tu vas regretter … »

*

« … de nous prendre pour des cons ! On sait tout pour tes magouilles, mais ce qu’on veut c’est savoir où sont les données que Williams a volées, et quel est le rôle de Morvan ! »

Pierre-Yves était menotté en sous-vêtements sur une chaise d’une saleté repoussante. L’endroit où ils l'avaient emmené était immonde et sentait l’urine, la poussière et d’autres odeurs qu’il ne préférait même pas nommer. Cette soirée n’avait pas du tout pris la direction qu’il espérait. D’abord, cette folle qui l’avait chauffé à mort avant de le frapper. Les gens du restaurant qui l’accusaient de viol et puis les flics qui l’avaient manifestement kidnappé pour l’interroger. Il avait mal au nez et voulait juste rentrer chez lui.

« Mais je sais rien je vous dis ! Je connaissais pas cette folle avant ce soir ! C’est la fille d’une amie de ma mère ! J’ai accepté de l’inviter par pitié, parce qu’elle n’est pas foutue de se trouver quelqu’un ! »

Durant se tourna vers son collègue affairé à fouiller les vêtements de leur prisonnier.

« Quelque chose dans ses fringues ? »

« Non, rien de rien. Juste du pognon. Regarde ça ! »

L’homme exhiba une pince à billets généreusement garnie et une pilule sur laquelle on pouvait distinguer un smiley.

« Ben mon vieux, c’est quoi ça ? Ecsta ? GHB plutôt, non ? »

« C’est vous qui avez mis ça là ! J’ai des droits bordel ! Aucun juge ne vous croira ! »

Le petit mauvais, qui faisait face à Pierre-Yves, le gifla. Sa joue le brûlait et la douleur et l’humiliation lui firent monter la bile au ventre. Il voulait se lever, hurler, faire quelque chose, n’importe quoi, mais la terreur l’envahissait. La peur de mourir, d’être frappé encore. C’est là qu’il réalisa ce qu’il devenait : une victime.

C’est pas vrai ! C’est pas possible ! Pas moi ! Je suis pas une gamine qui chiale ! Putain, je chiale… Reprends-toi Pierre-Yves ! Sois un homme !

Jamais on ne l’avait traité de la sorte.

Bandes d’enfoirés ! C’est facile de tabasser un type attaché !

Menotté, il ne pouvait rien faire. Sans ça, il leur aurait montré ! En plus, ils avaient des pistolets.

Ils sont costauds... Ils se croient plus forts, ces ordures, mais moi je suis malin, j’ai un cerveau, j’ai l’habitude de me battre ! Je négocie avec des types coriaces tous les jours, bien pires que ces deux guignols !

« Je… On peut s’arranger ! Je peux vous donner de l’argent. Prenez l’argent-là ! »

Il pointa le menton en direction de la pince à billets.

« Il y a vingt mille euros, net d’impôts ! C’est plus d’un an de salaire ! Et ma Rolex, la pince à cravate… C’est pour vous ! Prenez tout, je vous les donne et vous me laissez partir. »

Les deux hommes se regardèrent avant d’éclater de rire. Celui qui l’interrogeait lui administra une seconde gifle avant de pincer son nez cassé, lui arrachant des larmes et des hurlements.

« Ton fric et tes bijoux, c’est déjà à nous, pauvre con. Tu crois qu’on est des vrais flics ou quoi ? Réponds-moi : où sont les données et quel est le rôle de Morvan ? »

Le tortionnaire lui saisit le menton avec brutalité, serrant sa mâchoire au point de lui arracher un cri de douleur, mais la main se crispa quand la sonnerie d'un téléphone s’éleva dans la pièce. Il ne voyait pas le second policier, mais celui en face de lui jetait des regards nerveux alentours. Pierre-Yves essaya de regarder lui aussi, profitant de ce répit inattendu. Il connaissait ce regard : ils étaient inquiets. Quelque chose se passait, mais quoi ?

Le gorille sortit le téléphone de sa poche. Les deux barbouzes semblèrent immédiatement en alerte, leur regard pareil à celui de prédateurs aux aguets. Le faux brigadier Martin fit un mouvement pour saisir son arme à la ceinture. Sa main s’arrêta au moment où son regard se posait sur l’écran. Il tremble ou c’est moi ? Finies, leur assurance et la confiance qu’ils affichaient jusqu’ici. Le grand était livide et Visage Mauvais émit un curieux son de gorge en déglutissant, comme s’il comprenait ce qui se passait.

« Bordel... Ils vont se chier dessus ? »

Leur terreur était communicative. La poigne de son bourreau s’était désormais totalement relâchée : il s’était redressé et effleurait nerveusement la crosse de son flingue, prêt à le sortir à tout moment. Son collègue avait décroché et portait le téléphone à l’oreille. Il n’avait de cesse de regarder autour de lui, scrutant les ombres.

« Bonsoir, M. Joshua. »

La voix de l’homme était marquée par la soumission. Un ton poli et respectueux, tremblant légèrement. La façon dont il faisait un effort de diction paraissait surréaliste dans ces circonstances. Le nom de Joshua avait fait reculer le bourreau de quelques pas. Il saisissait fermement le pistolet, le serrant à s’en faire craquer les phalanges. On aurait dit un animal pris au piège.

« Je suis navré, nous n’avons rien pu en tirer pour l’heure. Soit il ne sait rien, soit il joue parfaitement l'imbécile. Mais l’interrogatoire ne fait que… »

La brute qui le frappait quelques instants plus tôt se tourna vers lui, le regard mauvais et les pupilles dilatées, le souffle court. Il hésitait à le frapper, ou pire encore. Ce gars est à court d’option... S’il échoue, son boss va le lui faire payer. Parfait ! Il avait un levier. Les gens acculés commettaient plus d’erreurs.

Pierre-Yves en avait assez. Moi ? Un imbécile ? Il n'arrivait pas à dépasser ce nouveau camouflet. Il allait les obliger à attendre, les faire passer pour des incapables – ce qui, il n'en doutait pas, était le cas – et obtenir de négocier avec leur patron. Là, il s'arrangerait pour souligner leur incompétence et, qui sait, les faire tuer.

« Bien M. Joshua, nous vous attendons. »

L’homme au téléphone fit un signe à son collègue et raccrocha : la tension n’avait pas redescendu.

« On laisse tomber. C’est plus nous qui gérons. »

« Et pour nous ? »

Pierre-Yves savoura le tremolo dans la voix du bourreau. T'as les miquettes salopard ! T'as peur de te faire buter ! T’inquiète, je suis là-dessus.

« Rien : M. Joshua est en chemin. Il prend le relai, c’est tout. Apparemment, c’est quelque chose au-dessus de notre feuille de paie. »

« Attends, il vient ici ? Merde… »

Tremblant, il sortit une cigarette, s’acharnant sur le briquet qui ne produisait que des étincelles. Il le secoua, hésitant à le jeter au loin, mais parvint à l'allumer au bout du cinquième essai. Il se tourna vers Pierre-Yves, le regard plein de pitié. La colère monta d’un cran, annihilant tous sens commun chez lui. Il en avait assez de ces humiliations !

« Vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! J’aurai votre peau, bande de connards ! Je vais tous… »

« Tu vas rien faire ! Rien du tout ! T’as aucune idée du merdier dans lequel tu es ! C’est la mort en personne qui vient t’interroger, tu comprends ? Nous, on est des mecs sympas ! T’as encore une chance de cracher la vérité, sinon ce sera l’enfer pour toi ! »

Pierre-Yves leur rit au nez, l’air mauvais.

« Ouais, c’est ça ! Vous essayez juste de sauver votre job parce que vous n’avez rien eu et que vous avez chopé le mauvais gars ! Je ne sais rien de votre histoire ou de ce type, et même si je savais je ne dirais rien ! Hors de question que j’aide des salopards comme vous ! »

Le tortionnaire en chef s’apprêtait à répondre quand le claquement d’une canne sur le sol envahit l’espace. Quelqu’un descendait les escaliers d’un pas lent et régulier. Même Pierre-Yves, en voyant l’homme devant lui se tendre, préféra se taire.

En se contorsionnant, il parvint à regarder en direction des escaliers : deux hommes descendaient. D’ici, il ne voyait que leurs silhouettes, grandes et athlétiques. Les deux faux policiers se portèrent à leur rencontre, les saluant d’une voix mal assurée mais chargée de respect.

« M. Joshua... C’est un honneur de vous rencontrer. »

A la surprise de Pierre-Yves, une voix étrangement douce et déliée répondit. L’inconnu s’exprimait avec calme, articulant chaque mot à la perfection.

« C’est quoi ce bordel ? Il parle comme une nana ! Enfin, au moins il a l’air civilisé, pas comme ces lourdauds. Quelqu’un avec qui négocier : c’est pas trop tôt. »

« Vous avez fait un excellent travail, David. J’ai pris bonne note de votre avis quant à notre invité. Vous pouvez disposer : je prends la relève. »

Les deux hommes saluèrent avant de se diriger vers la sortie. Alors qu’ils s’engageaient dans les escaliers, la voix de l’inconnu les arrêta.

« Sebastien ? Vous devriez arrêter de fumer. C’est une vilaine manie : ça vous tuera, un jour. »

« Oui M. Joshua, vous avez raison, je vais arrêter. »

Le nommé Sébastien jeta sa cigarette au sol, l’écrasant du pied, puis s’apprêta à faire de même avec son paquet.

« Allons, Sébastien... Profitez donc de cette merveilleuse invention du préfet Poubelle pour disposer de tout cela, mégot compris comme de juste. C’est du savoir-vivre. C’est important le savoir-vivre : il nous différencie de l’animal. »

« Oui M. Joshua ! Désolé, je… Ferai plus gaffe, euh, attention, à l’avenir. »

« Cela me ravit Sébastien. Je compte sur vous. »

C’est quoi ce délire ? C’est qui ce barjot ? Bon, il a l’air du genre écolo-féministe… Marrant : j'ai déjà croisé des mafieux, mais jamais des comme ça. Ce mariole a aucune chance avec moi en face de lui. Je vais le bouffer tout cru.

La lumière blafarde de la lanterne électrique dévoila lentement l’inconnu. Des chaussures italiennes – sur mesure, intéressant – et un costume de chez Cifonelli crème avec une coupe sport mettant en valeur sa taille fine. L’élégance absolue, la marque d’un homme puissant. Autant d’indices indiquant leur proximité, se dit Pierre-Yves. Établir des liens était la base de son travail. Du gâteau.

De sa canne rouge au pommeau doré, l'inconnu indiqua la chaise inoccupée qui faisait face au prisonnier.

« M. Hewitt, je vous prie. »

Le visage de l’homme restait dans l’ombre, mais le second inconnu apparut. On aurait dit un majordome anglais, en tout cas il en avait le style, mais baraqué. Ouais, c’est son garde du corps. Je vois le genre. Il avait les cheveux gris, la joue barrée d’une vilaine cicatrice.

« De suite, M. Joshua. »

Il portait une bâche plastifiée, pliée avec soin.

Non ! ils vont me tuer et me mettre dans…

Il sentit la peur l’envahir. L’angoisse lui faisait l’effet d’un étau et une violente douleur dans la poitrine lui coupa le souffle. Les gouttes de sueur qui perlaient sur son front le brûlaient comme l'acide. Piégé dans cette souffrance, il entendit la voix douce s’adresser à lui depuis les ténèbres en le faisant sursauter. Hewitt s'était contenté de recouvrir la chaise.

« Votre nez est dans un sale état, cela doit être atrocement douloureux. J’ai l’impression que Mlle Morvan vous l’a brisé. Vous n’avez pas trop de difficulté à respirer ? »

« Cette foldingue m’a frappé avec ma Rolex, c’est pour ça... C’est une montre très solide et lourde… »

M. Joshua s’avança. Il avait le visage d’un ange, des cheveux blonds scintillant dans la lumière de la lampe. Son corps délié avait l’élégance d’une statue échappée d’un temple antique qui aurait pris vie et Pierre-Yves eut le sentiment de découvrir un trésor dans une cave crasseuse et oubliée. Il devait avoir la trentaine, pas plus. L’homme regardait l’endroit avec une moue qui trahissait son dégoût mais fit un signe à son serviteur qui lui tendit une petite sacoche.

« Je réalise que je manque à toute civilité. Je suis M. Joshua. Sachez que je ne suis pas enchanté d’être ici, Pierre-Yves : c’est un endroit sale et la compagnie est malaisante. J’aimerais en finir au plus vite. Auriez-vous l’extrême obligeance de répondre à mes questions ? »

Le grand blond s'assit sur la chaise avec précaution, époussetant son pantalon avec soin. Moi aussi ça me gaverait de salir un Cifonelli, mon pote. Il réalisa sa position humiliante. Il était en slip devant ce type élégant qui portait un costard à 3000 euros. Il se sentait rabaissé, insulté.

Au moins voilà enfin un interlocuteur avec plus de deux mots de vocabulaire, et avec du goût.

Un mouvement fit glisser un bracelet coloré sur le poignet du blond, dépassant légèrement de la chemise. L’homme rajusta sa manche machinalement.

Un bracelet arc-en-ciel ? Mais c’est une pédale ! Ça explique tout ! Ses manières tordues, sa façon de parler… Putain de merde… Putain, il me mate depuis le début ? Tu te rinces l’œil, salopard de pédé ?

Il se sentait menacé dans sa virilité, dans son intégrité, terrifié à l'idée que ce type le touche.

« Écoutez... Vous avez l’air raisonnable... Joshua, c’est ça ? C’est votre nom ? »

« M. Joshua pour vous. »

Le ton de l’homme n’avait pas changé, mais la menace dans sa voix n’en était pas moins palpable. Se reprenant, il poursuivit, tandis que le loufiat se plaçait derrière lui.

« M. Joshua. Comme je me tue à le répéter, je ne sais rien et je ne comprends pas ce que vous me voulez. Même si vous me posiez la question deux cents fois, je n’aurais pas d’autre réponse »

Il recula tandis que le blond s’approchait de lui, le regard scrutateur.

« Oui. Je pense qu’il est cassé. »

Surpris, Pierre-Yves resta silencieux, tandis que son interlocuteur sortait une paire de gants en latex de la sacoche. Il va me torturer ! Non, pas ça ! J’en ai marre de ces tarés ! L’homme saisit son nez sans prévenir : son geste avait été trop rapide pour qu’il puisse y échapper. Un craquement résonna dans son crâne tandis que Joshua lui remettait l’os en place.

Pierre-Yves hurla et le monde se brouilla sous l’effet des larmes. Il sentit enfin quelque chose se glisser dans ses narines et un jet d’eau ou d’un liquide quelconque le brûla.

« Allons, du calme. Ce n’est pas si terrible tout de même. J’ai dégagé votre nez et je n’ai plus qu’à mécher pour stopper les saignements. »

L’inconnu lui enfonçait des cotons ou un tissu odorant. Rapidement, sa douleur diminua. Il avait même l’impression de respirer avec plus d’aisance. Il était confus : pourquoi son tortionnaire voudrait le soigner ? A moins qu’il ne soit pas là pour le torturer... Il venait négocier quelque chose. Confiant, il répondit à l’homme.

« Merci... Je souffrais le martyr à cause de cette salope frigide… »

Le visage avenant et plaisant d’un ange disparut, remplacé par une mine sévère. Ce changement soudain le dissuada de continuer. Aucune douceur non plus dans sa voix, lorsqu’il reprit avec autorité.

« Je vous serais gré de cesser vos noms d’oiseaux. C’est discourtois et déplacé, d’autant que de ce que j'en sais vous n’avez eu que ce que vous méritiez. Ma fille vous aurait fait pire. »

Il en avait assez de cette pute et de ces types qui lui faisait la leçon ! Il explosa, le regrettant aussitôt.

« Je n’ai rien fait ! C’est cette garce qui m’a allumé et a décidé de faire la sainte-Nitouche ! Sûrement pour m’extorquer du… »

Le regard glacé de Joshua le fit taire.

Calme-toi... C’est une négociation, t’emporte pas. Fallait en plus que ce soit un de ces féministes de mes deux, un handicap te suffit pas ?

Il se rappela avoir lu dans un magazine que la plupart des psychopathes et des tueurs en série étaient homosexuels et frissonna.

« Pierre-Yves. Comme vous l’avez noté, je suis une personne raisonnable. Je veux juste que vous me disiez la vérité. »

Il devait rester concentré. Négocier.

« Oui je… Je me suis emporté. La douleur, c’est tout. Mais je ne sais rien de la fondation Hornet ou même de ce Williams. Quant à cette Morvan, je ne l’avais jamais vue avant ce soir. »

Le souvenir de son expression et de la menace sous-jacente le fit renoncer à l'insulte qui lui brûlait les lèvres. Il devait juste obtenir de l’empathie, en faire naître chez lui. Son genre était facile à manipuler là-dessus : des sentimentaux qui chialaient pour un rien.

« Elle est folle : je ne l’ai pas touchée. Franchement, un homme comme moi n’a pas besoin de forcer les femmes. »

Pierre-Yves tentait d’évaluer les réactions de l’homme en face de lui, mais ce visage froid était un véritable mur.

« Si vous aviez idée du nombre de personnes qui m’ont dit cela avant vous. Il s’avère cependant que j’aurais tendance à valider vos assertions sur le reste. Exception faite de votre estimation au sujet de votre charme totalement surfaite. »

La façon dont Joshua lui répondait l’irrita. Mais la voix calme et douce de ce dernier dans cette circonstance lui glaçait le sang. Totalement perdu, il se demandait si tout ça, la façon de parler du blond, les coups correspondait à un standard, pour tout dire tout était nouveau pour lui. Dérouté par la tournure des événements, il ne voyait qu’une issue : l’argent. C'était un levier universel, tout le monde était prêt à négocier dès qu’on posait une somme suffisante sur la table.

« Écoutez, oublions cette salope. Je peux vous être utile : il n’y a pas besoin de tout ça. Les menottes, la violence... Je suis doué pour faire gagner du pognon, je peux même vous en donner. On va trouver un terrain d’entente, c’est certain. »

Joshua leva la main pour l’arrêter. Il n’aimait pas le ton de l’homme, ni sa façon d’être. Il était grossier et sauvage. Son costume de grande marque jurait avec ses manières, ce qui l’indisposa un moment. Il avait lu son dossier, il l’avait écouté et observé : il savait qui était Pierre-Yves de La Haie de Nanteuil.

« J’aimerais que vous usiez de mots plus courtois envers Mlle Morvan. Il ne sied guère d’être grossier quand on parle d’une Dame. C’est faire preuve d’un manque d’éducation que je qualifierais de criminel. »

Joshua fit un signe à son acolyte qui saisit fermement Pierre-Yves. La lumière de la lampe accrocha une seringue qu’on avait sorti de la sacoche. Le blond s’était levé et se rapprochait en appuyant sur le piston pour éjecter l’air.

La prise du loufiat était comme de l’acier : le prisonnier se débattait, tentant de balancer des coups de pieds. Tout était clair : cette fiotte efféminée allait le tuer. Il allait mourir, attaché dans ce taudis. Le monde tournait et il sentait son esprit se briser, hurlant et suppliant en se débattant.

« Qu’est-ce que… Vous n’allez pas me tuer ! Je ferai ce que vous voulez ! J’ai des contacts ! Je vous en supplie ! »

« Pierre-Yves : il est misérable pour un homme de supplier. N’avez-vous donc pas la moindre dignité ? Je tiens à éclaircir un point qui me semble essentiel : j’ai l’intime conviction que vous êtes étranger au vol de données. »

Joshua épousseta son pantalon souillé par la poussière et un ou deux coups maladroits. Il prenait son temps sous le regard terrifié de son prisonnier. L’homme tenait à la vie : impossible de ne pas le comprendre en l’écoutant supplier les deux hommes de mains. Il n’avait que du mépris pour cet individu.

Aucun honneur, aucune force morale. Un veule prêt à toutes les compromissions pour survivre. Aucune chance qu’il ait l’aplomb pour voler l’Organisation… Mais je dois en être certain.

La solution était simple : il fallait lui faire croire qu’il allait mourir. Son expression faciale, ses pupilles, les battements de son cœurs... Joshua entendait, connaissait ce langage.

« Toutefois, il existe certaines contingences, comme le fait que je ne peux vous laisser partir d’ici après ce que vous avez entendu. C’est une tâche des plus ingrates que de d’ôter la vie. Bien que je ne prenne ordinairement aucun plaisir à cela, sachez que dans votre cas, c’est une exception. Voyez-vous, je sais que vous mentez au sujet de Mlle Morvan. Je sais la démesure de votre hubris et les ravages qu’il a provoqué. »

La panique envahit Pierre-Yves. Il refusait de mourir ainsi, attaché et sans défense devant ce maniaque. C’était quoi son délire sur l’hubris ? Encore un de ces philosophes de mes deux qui allait lui parler du droit des femmes ? Il n’existait qu’une seule loi ! La loi du plus fort !

« Libère-moi espèce de pédé ! Ça t’excite de tuer un type attaché, hein ? J’ai pas volé tes putains de données ! Détache-moi et je te montrerai comme un homme se bat ! Ensuite je montrerai à cette salope ce que c’est de se taper un homme, un vrai ! »

Pédé. Joshua soupira. Cela faisait un moment qu’on ne l’avait pas ouvertement appelé ainsi. Le cœur du prisonnier avait bondi. La peur avait provoqué ce coup de bélier dans ses artères, puis une accélération. Cette répulsion, ces petits mouvements de dégoût et de colère mélangés, si typiques, Joshua ne les avait que trop vus. La peur de l’homosexuel, sa diabolisation. Cette vision d'eux comme des malades mentaux, des monstres, une menace pour leur soi-disant virilité. Il entendit les battements passer de l’allegro au presto quand il aborda Mlle Morvan. Aucune musicalité différente lorsqu’il parlait des données. Pas de palpitation, pas de modification du souffle.

« Décidément, vous avez toutes les qualités... »

L’homme ne lui ne mentait pas. Il se dévoilait devant lui sans fard : une vision détestable.

De toutes les façons, il est déjà mort. Tous les gens comme lui le sont, ces gens qui troublent l’harmonie de M. White.

« Je t’emmerde, tu m’entends ? Je t’emmerde ! Libère-moi que je te pète ta gueule ! »

Pierres Yves hurlait, pleurait, crachant même à un moment. Soigneusement, Joshua replaça la seringue dans ² la sacoche. Il n’en aurait plus besoin.

« M Hewitt, je vous prie... »

Il ôta sa veste et la tendit au majordome qui cessa de maintenir le prisonnier pour s’en saisir avec précaution. L’Organisation avait conçu des psychotropes remarquablement efficaces pour l’hypnose et l’effacement de mémoire mais si cet homme demandait un combat...

Il soupira et remonta ses manches tout en plantant son regard dans celui de son prisonnier, puis s’adressa à lui comme on s'adresse à un enfant un peu lent. Sa voix était calme et posée – douce même – chargée d'une compassion qui enragea Pierre-Yves.

« Je suppose que vos manières agrestes dissimulent un développement par trop primaire et que les corriger me rendrait pareil à un Sisyphe des temps modernes. Un homme, comme vous le dites, ne mesure pas sa valeur dans le fait de se battre ou de prendre, mais de construire. »

D’un signe de tête, Joshua indiqua à Hewitt de détacher les menottes. Ce qui allait suivre serait, d’une certaine façon, une expression de la justice à laquelle l'autre avait échappé trop longtemps. Le majordome, hors de vue de leur prisonnier, lui adressa un regard surpris.

« M. Joshua, je peux m’en charger si vous le désirez. »

« Merci, mon ami, mais je vais lui accorder ce combat. Pierre-Yves, il est de mon devoir de guerrier de vous avertir : vous n’avez aucune chance de l’emporter. »

« C’est ce qu’on verra sale merde. Je vais te briser. »

Le cliquetis des menottes ponctua la phrase. Joshua haussa les épaules tout en toisant son adversaire. Il le laissa se lever et saisit sa canne, admirant le pommeau doré, rond, où l’on pouvait voir un serpent lové autour de la tige garnie de ronce d’une plante à feuilles larges.

« Savez-vous ce qu’est le Stuprum en droit romain ? »

Fou de rage, Pierre-Yves fixa son adversaire. Ce salopard me regarde même pas ! Devant lui, Joshua l’ignorait, perdu dans la contemplation de la canne splendide qu’il tenait. Ok. Un gars, je le prendrais de face, mais toi t’es habitué à être pris de dos !

De toutes ses forces il balança son poing, visant la mâchoire du blond. Rien. Son coup n’avait rencontré que du vide. Sa cible avait à peine bougé : un mouvement précis, sans effort.

Comment il a fait ça ? Il ne faisait pas attention à moi !

La force du coup avait déséquilibré Pierre-Yves qui se rétablit en battant l’air de ses deux bras. La canne de Joshua siffla en frôlant son crâne, l’obligeant à faire un petit bond en arrière. Les débris au sol avaient écorché ses pieds nus et il ne put retenir un cri de douleur en se rétablissant. En face de lui, sur le visage de son ennemi, il ne lisait que de l’ennui, ce qui amplifia sa rage.

« Je sais pas ce que c’est et je m’en balance ! Bats-toi espèce de danseuse ! »

« Vous devriez vous en soucier, même si c’est désormais un peu tard. Je tiens à vous instruire en ce que la mort est loin d’être ce que l’on en dit : on y est hanté par ses actes, ses erreurs, ses trahisons… Toutes ces choses odieuses que l’on a accomplies. »

Pierre-Yves hésita, regardant la canne dans la main de l’homme.

« Ce terme englobe les infractions sexuelles, dont le viol : un acte qui déshonorait le citoyen. Ce Stuprum était si horrifique qu’il était passible de la peine de mort, une punition rare. Un avocat devrait avoir plus de culture générale. »

« T’es armé Josh ! Moi pas. Tu as peur ? Tu fais dans ton froc et tu me parle d’honneur ? »

Joshua soupira, regardant autour de lui. Enfin, dans les décombres, il trouva ce qu’il cherchait : une barre de métal longue, robuste et lourde. Il la saisit et la lança à son adversaire.

« Vous me voyez contrit, j’eus aimé avoir des épées ou quelques glaives pour respecter les traditions mais, comme dit l’adage, à Rome… »

Pierre-Yves attrapa la barre à deux mains, ferraillant et frappant de toutes ses forces en direction de son adversaire qui se contentait d’esquiver avec un air las.

« Stéphanie. »

Le craquement des os et le hurlement de douleur qui l’accompagnait envahit le sous-sol. Joshua avait frappé, brisant le tibia de sa victime avec sa canne.

« Qui c’est cette Stéphanie ? C’est quoi ce bordel ! »

« Isabelle. »

« Je l’ai pas forcée ! Je vous le jure c’est elle qui voulait… »

Un second coup brisa deux côtes, suivi d’un troisième, d’un quatrième, jusqu’au dernier coup.

« Sophia. »

Pierre-Yves gisait au sol, brisé : une poupée de chiffon gémissante, recroquevillée pour se protéger de la canne qui brisait ses os. Il sanglotait, suppliait, demandait pardon…

« Vos victimes vous accompagneront dans la mort, Pierre-Yves. J’ai un secret à vous révéler : j’ai assisté à tant de douleurs et de souffrance, tant vu l’inique triompher sur le juste et le bon, que je ne supporte plus ces actes de violence. Mais, dans votre cas, c’est la justice pour toutes ces femmes abusées, frappées, violées. Je vous tue sans haine, sans rage, et vous dis adieu sans regret. »

Un coup sec brisa la nuque de l’homme, mettant fin à son calvaire.

Debout devant la chose amorphe au sol, Joshua se tenait immobile. Il pleurait, le regard perdu.

Qu’est-ce que j’ai fait ? J’aurais pu le tuer sans le faire souffrir. Je n’étais pas forcé de le tuer.

Il sentit les larmes, la détresse. Des sentiments anciens qui semblaient vouloir déferler, mais l'attente s'éternisait et rien ne se produisait. Fuyant la tempête, il se détourna de la scène pour faire face à Hewitt, le visage couvert du sang de sa victime.

« M. Joshua ? »

Hewitt s’approcha doucement de son employeur, un mouchoir à la main. D’un geste lent et doux, il nettoya le sang qui avait giclé sur le visage d’ange, essuyant par la même occasion ses larmes. L’expérience lui avait enseigné la prudence quant au fait de toucher son maître, à garder un œil attentif aux moindres crispations de son visage. Il détestait le contact. Joshua sanglotait doucement en se laissant faire, l'esprit confus, bredouillant des mots en latin incompréhensibles sonnant comme des suppliques.

« Je suis là, Monsieur. Ce n'est pas votre faute. C'était un monstre, c'était justice. Sans vous il aurait poursuivi sa tâche malsaine, son œuvre de souffrance. Vous avez juste mis un terme à tout ceci. »

La voix d’Hewitt apaisa Joshua. Il avait raison, pourtant ce dernier ne parvenait pas à surmonter cette insupportable douleur à l’idée d’avoir rendu justice. Comme à chaque fois, il ressentait une migraine atroce, l’impression que ses nerfs et son sang brûlaient sous l’effet d’un intense courant électrique.

Le rythme soutenu de ses missions, un rythme qui allait crescendo, ordonné par M. White lui-même, le confrontait régulièrement à ces situations pour le moins inconfortable. Désormais, il parvenait à gérer cette douleur, à l’ignorer, pour ressentir en lieu et place une satisfaction que son esprit essayait malgré tout de repousser comme une chose honteuse. Toutes ces émotions, ces pensées, le plongeait dans la confusion la plus totale.

Pourquoi se sentait-il si bien d'avoir fait justice ?

Les sanglots s'étaient taris. Timidement, il tendit sa canne au majordome.

« Amanuensis Hewitt, s'il vous plaît… Ma spathe aurait besoin d'être nettoyée. »

Saisissant la canne tendue, l’homme fronça les sourcils. Si tôt ? La référence romaine, la confusion entre la canne et la spathe... Ce n’était pas la première fois. Les périodes d’accalmie se faisait de plus en plus courtes. Pendant une petite seconde, il vit la lassitude, l’épuisement et la souffrance dans le visage de son maître. Ce dernier lui adressa un sourire qui se voulait rassurant.

« Bientôt, tout ça sera fini... Mais il me faudra trouver comment vivre avec tout ce sang... »

« J’ai prévu un costume de rechange dans la voiture pour monsieur : je me chargerai de celui-ci. »

« Merci, Hewitt... Je vous laisse prendre en main la suite ici : j’ai un rapport à faire à M. White. »

Le majordome attendit que Joshua soit sorti avant de prendre son téléphone.

« Mlle Locke, ça recommence. »

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