Un soleil éternel

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Chapitre 2

19 Juillet 2019, 00H12 Out Skerries, Iles Shetlands : heure de Londres

18 Juillet 2019 16H12, heure de San Francisco

La silhouette des îles apparaissait derrière la fenêtre, comme issue d’un songe, dans la lueur ocre du soleil qui refusait de se coucher. Le spectacle était saisissant, typique des nuits sous cette latitude. Mlle Locke regarda sa montre. Il était à peine minuit : la mise à jour américaine allait commencer.

Walsh devait s’agiter et suer en ce moment même. Il suait beaucoup, pensa t-elle. Beaucoup trop. Délaissant la montre, son attention se porta sur la photo logée dans le cadre en forme de coccinelle qu’elle tenait à la main. Elle pouvait presque sentir la chaleur du soleil qui baignait le campus ce jour-là. C’était un moment rare, une photo prise à la volée. Elle venait de sauter au cou de Papa White, et Papa Joshua les avaient rejoint. C’est cet instant qu’elle avait conservé comme un trésor : elle dans les bras de ses deux pères. Certainement l’un des moments les plus importants de sa vie. Elle se souvenait de sa joie, de son bonheur ce jour-là mais aussi de la panique à l’idée du risque qu’ils avaient couru pour elle, pour assister à la remise de son diplôme.

Est-ce que je serai toujours votre coccinelle demain ?

Ce surnom, comme celui qu’elle leur donnait – Papsha et Papawi – était à eux seuls. C’était un univers qu’ils avaient protégé, caché pour que l’Organisation ne puisse leur voler. A la pensée de ce monde qu’elle s’apprêtait à briser en éclats, elle serra le cadre contre elle, dans une tentative désespérée de le retenir. Un sanglot la secoua. Sa vue se brouilla, et les larmes se mirent à couler alors qu’elle s’effondrait à genoux sur le sol.

« Je peux pas faire ça... Je peux pas le trahir... »

La jeune femme saisit son téléphone et fit nerveusement dérouler ses contacts pour s’arrêter sur le nom de M. White. Son pouce s’arrêta à quelques millimètres, juste assez loin pour ne pas lancer l’appel.

Il ne t’a pas écouté avant. Il refusera de changer son plan.

Joshua. Si elle parvenait à le convaincre, ils pourraient parler à Papa, ils… Locke se redressa en s’appuyant sur le rebord de la fenêtre. Sa main tremblait de la colère qui montait en remplaçant la peine. Non. Papsha était trop brisé. On leur avait volé leurs identités, leurs vies. Leurs noms.

Pas on. L’Organisation !

Locke avait presque oublié le sien. Pourtant elle le conservait, caché comme un secret. Une graine pour pouvoir de nouveau s’épanouir. Des ombres, voilà ce que ces monstres du cercle intérieur avaient fait d’eux. Ces vampires dévoraient tout, détruisaient tout. C’était à cause d’eux que le projet Déluge existait, à cause d’eux qu’elle devait trahir les deux êtres les plus importants de son univers.

« Je suis désolée, je dois le faire... Vous n’écouteriez pas. »

Le bruit du téléphone qu’elle posa sur le rebord de la fenêtre lui fit l’effet d'un couperet qui s'abattait. Elle accorda un dernier regard à la vue qui s’offrait à elle. Dehors, le monde brûlait : il fallait agir.

Mlle Locke traversa la pièce. Elle aimait cette maison, les murs de pierre et les meubles en bois confortable. C’était son havre : un endroit rien qu’à elle dans lequel personne n’avait le droit d’entrer. Le seul où elle existait vraiment sans masque, sans costume. Qui l’aurait imaginé porter un pyjama rouge à pois noir – un kigurumi aurait précisé Papsha – ou l’une de ses tenues de cosplay qu’elle confectionnait pour se détendre ? Ici, elle était elle-même, avec sa vie, ses passions, ses joies et ses peines.

Sur la table, le paquet emballé de rouge avec des pois trônait en évidence comme un message, un rappel de l’infamie qu’elle s’apprêtait à commettre. Serrant les poings, elle se dirigea vers le bureau de bois clair sur lequel se trouvait un ordinateur digne d’un film de science-fiction, gardé par des figurines riches en couleur.

« M. Williams, ne me décevez pas. »

Quelques gestes, l’envoi de quelques lignes de codes et ce serait fait.

Dernière chance. Tu peux lui parler, il t’écoutera.

Figée devant l’écran, sa vue se brouillait. Depuis quand n’avait-elle pas pleuré ?

Il ne m’écoutera pas... Il est allé trop loin. Il a trop enduré et trop patienté.

« Tu es comme le soleil Papa... Tu ne renonceras jamais tant que tu n’auras pas brûlé ce monde »

Sur l’écran, le programme s’animait , infiltrant les défenses qu’elle avait conçues, entrouvrant une porte. Juste assez pour offrir à M. Williams une opportunité, juste assez pour que cela passe pour un malheureux incident. Elle ferma les yeux, laissant exploser dans son esprit les variables du projet Déluge. La voix de Papawi lui revenait en écho : tout déluge commence par une première goutte d’eau.

Locke visualisait les paramètres : déclencher cette tempête avec de l’avance allait mettre à mal les rouages complexes d’un plan méticuleusement préparé. L'événement allait forcément enclencher une réaction de la part de son père. Elle se devait de l’anticiper, mais il ne devait pas voir son œuvre dans tout cela, pas trop tôt. Il serait furieux, mais une fois lancé rien ne stopperait Déluge. Il fallait juste réorienter certains paramètres.

Oui, c’est si simple faire capoter un massacre de masse et de sauver tes parents d’un ramassis de monstres et de malades mentaux : un lundi pour toi ma grande.

Locke regardait Jeffrey progresser. Il accédait aux fichiers, se faufilait dans la base de donnée la plus secrète et la plus protégée au monde afin d’y collecter les informations qu’elle et son père avaient choisies avec soin. M. Williams avait désormais entre les mains de quoi démontrer les actes illégaux, immoraux et destructeurs des compagnies pétrolières. Mais pas seulement : il pouvait dévoiler leur lien avec l’Organisation et la localisation exacte de chaque membre du Conseil.

“A votre tour d’avoir peur, de vous sentir traqués et prisonniers.”

Elle jubilait à l’idée de les livrer en pâture à la Watchtower, étape indispensable pour libérer ses pères de l’Organisation. La peur faisait agir bêtement, surtout quand on se croyait au-dessus de tout cela, qu’on n'y était pas préparé.

Ils n’auraient pas d’autre choix que de l’autoriser à déclencher le protocole Joshua, clé de la libération de Papsha, et de donner l’accès à la garde intérieure à Papawi. Ces deux éléments étaient la clé de voûte de la phase 1 du plan de son père, la clé de leur liberté. Elle regardait Williams progresser dans ses recherches.

Allez... Trouve mon cadeau, aide-moi à empêcher ce massacre.

Les secondes s’égrainaient, inéluctables, tandis qu’elle le regardait agir, explorer les bases de données offertes à son regard. Parfait : il était aussi rusé qu’elle le pensait. Il avait trouvé la trace du laboratoire et le projet Déluge. Avec ça, la Watchtower pourrait empêcher…

« Non ! Non ! Non ! Pas ça ! Pas par-là ! »

Elle referma la faille pour éviter l’hémorragie. Qui avait conçu le programme qu’utilisait Williams ? Impossible qu’il ne fasse pas le lien, qu’il ne situe pas Papawi ! Mlle Locke passa en revue les informations volées : il avait récupéré des coordonnées, mais pas les plans et les spécifications techniques. Une bien maigre consolation. Ils avaient l’endroit où se trouvait le M.White, et c’était sa faute. Ils enverraient une armée pour le tuer.

« Au temps pour la fameuse Mlle Locke... Ressaisis-toi. Papa te l’a appris : un plan, ça évolue toujours sur le champ de bataille. »

Elle devait faire quelque chose. Alerter les agents sur Frisco. Elle se rua vers le téléphone mais s’arrêta à mi-chemin. C’est serré, mais… Lentement, elle fit diminuer la pression, apaisant ses émotions par la logique et la raison comme son père le lui avait appris.

“Ton don, ma coccinelle, est envahissant. Tu ne dois pas le laisser te dominer. Laisse ton esprit s’envoler, prendre du recul. Ne laisse pas le courant de tes émotions t’emporter. Chevauche-le et maîtrise-le ou tu perdras la raison.”

Une fois son esprit de nouveau calme et ordonné, elle réfléchit aux options qui s’ouvraient à elle : Williams avait les informations mais il n’allait pas juste les balancer sur le net. Il devrait les remettre en main propre. Il ne pouvait ignorer le risque qu’un programme d’alerte se trouve dans les données et prévienne l’Organisation : ce type était bien trop malin pour ignorer le problème et pas assez doué en informatique pour le résoudre seul. Il fallait juste qu’elle gagne un peu de temps, de quoi activer Déluge et laisser la Phase Un se dérouler. Le Conseil devait ressentir la peur d'être découvert.

Mlle Locke retourna à son ordinateur. Elle avait choisi Walsh pour deux raisons : la première, c’est qu’il était assez incompétent pour ne pas remarquer la fuite avant que Jeff ne la transmette après extraction. Il suffisait de l’obliger à se cacher, juste assez longtemps pour qu’elle puisse protéger M. White.

« Walsh, si tu ne remarques rien maintenant, c’est que tu es encore plus stupide que je ne le pensais. »

Elle regardait les alertes se répandre sur son écran, un feu qui faisait écho à celui du Simmer dim, ce soleil qui refusait de se coucher. Comme elle s’en doutait, aucun appel : il allait essayer de résoudre ça seul et ferait des erreurs, creusant sa tombe sans le savoir. C’était la seconde raison. Il avait été placé par un des membres du Cercle Intérieur et voulait briller : un alibi parfait. Il avait commis la faute et c’était le Cercle qui l’avait imposé. Ces gens ne pourraient pas lui pardonner une telle bourde : fini l’espion et elle aurait le champ libre le temps de son remplacement.

« Bon. Maintenant, la partie marrante : réorganiser un plan mis en place depuis avant ta naissance pour éviter la catastrophe… »

Les heures suivantes furent consacrées aux ajustements. Déluge était si ambitieux que le plan était incroyablement complexe. Son intervention dans celui-ci créait des vagues, des altérations qu’il lui fallait corriger, d’autres qu’elle laisserait filer pour ne pas donner l’impression qu’elle avait anticipé et provoqué la situation. Une fois toutes les variantes gérées, ordonnées et intégrées, elle avait retrouvé une grande partie de sa sérénité.

Satisfaite, elle quitta l’ordinateur et se dirigea vers le paquet cadeau, souriant en laissant glisser ses doigts sur le papier glacé. Toujours le même, pensa-t-elle. Avec précaution, elle défit l’emballage en prenant soin de ne surtout pas le déchirer. Papawi détestait ça : il ne supportait pas d’attendre sa réaction, de ne pas savoir s'il avait choisi judicieusement le cadeau.

Enfin, comme un vestige lentement extrait des sables du temps, surgit un sac de créateur fait spécialement pour elle : rouge, pois noir.

Tu es si sentimental...

Il n’oubliait jamais sa coccinelle en gâteau, en emballage ou en cadeau. Avec le temps, sa maison était devenue un véritable temple en hommage à cette créature. Sa collection était digne du Guinness, bien que cette passion soit celle de ses pères plus que la sienne : une passion d’autant plus précieuse que c’était leur façon de lui dire je t’aime.

Perdue dans sa bulle, Mlle Locke prit le sac contre elle, le serrant avec tendresse comme si elle pouvait le lui faire ressentir. Ce jour n’était pas anodin. C'était son anniversaire et ils ne le rataient jamais. Un moment privé, arraché au prix d’une ingéniosité et d’efforts considérables. Un moment entre pères et fille. Elle attendait ce jour avec impatience chaque année, cet instant où ils étaient une famille sans se cacher. Mais ça n'arriverait pas cette fois.

Cette bombe qu’elle avait lâchée n’allait pas leur permettre de se rencontrer, de se voir, d’être en famille. Alors, pour son anniversaire, elle se faisait ce cadeau : sauver ses pères et initier un changement pour le monde. Un pari risqué, mais le seul qu’elle avait.

La sonnerie de son portable troubla son moment : l'écran affichait « Walsh ». Enfin, il se décidait à l’appeler. Comme elle l’avait supposé, il avait tenté de régler l’affaire seul. Tellement prévisible. Elle décrocha.

« Oui. »

La voix de Walsh, teintée d’une panique qu’il essayait de contenir, lui parvint.

« Mlle Locke, il y a eu un souci durant la mise à jour des systèmes de l’Amérique du nord. Quelqu’un est parvenu à accéder aux bases de données... »

Elle sourit. Un souci ? Quel euphémisme. La plus grosse bévue de toute l’histoire de l’Organisation, oui. Elle prit son ton le plus sec et son visage se fit dur et glacé. Même s’il ne la voyait pas, il le sentirait, lui et quiconque à l’écoute.

« Un souci ? Quelqu’un entre dans nos bases de données, sous votre surveillance et durant une mise à jour de routine programmée, et c’est comme ça que vous appelez l’événement, Walsh ? »

« Ne vous en faites pas ! On a identifié l’intrus ! Nos hommes ont empêché son exfiltration et, bien qu’il leur ait échappé, nos systèmes l’ont retrouvé. J’ai dépêché nos meilleurs hommes, l’équipe de Barnes ! »

Barnes ? Pas lui ! Aucune chance qu’il ne foire son coup : Williams ne pourra pas transmettre…

Il avait fallu que la peur lui fasse avoir une fulgurance, mais il restait une solution à ce problème.

« Barnes ? Vous avez choisi un agent qui est en dépression après le décès de sa femme pour mener la mission ? Vous êtes sérieux ? »

Walsh s’étrangla dans un son curieux. Quand il répondit, il avait perdu toute assurance et couina :

« Sa femme ? Mais je… Je ne savais pas pour sa femme… Et c’est trop tard pour annuler ! Ils sont en chemin ! »

« Il aurait fallu m’appeler immédiatement. Vos initiatives et votre insupportable manie de vous croire libre d’agir sans m’en informer ne pouvaient mener qu’à ce genre de situation. »

« Je... Je suis certain que cela ira... Le type n’a pas l’air coriace et Barnes est un pro… »

« Tenez-moi informée. Je me rends au central pour suivre l’opération. »

Mlle Locke avait raccroché, coupant court aux explications de Walsh : elle devait gagner du temps, pas en perdre. Du tiroir de son bureau, elle sortit un téléphone crypté et hors du réseau de surveillance de l’Organisation. Les sonneries se succédèrent avant une réponse endormie.

« Mlle Locke ? Il est… »

« Je sais quelle heure il est, Dr Aasland. J’ai besoin que vous fassiez quelque chose pour moi. »

Le Docteur Asmund Aasland se redressa dans son lit, arrachant des grommellements incompréhensibles à son épouse. Il la regarda un court instant : il l’aimait comme au premier jour, lors de leur rencontre, 25 ans plus tôt. Une angoisse lui serra le cœur : trahir l’Organisation était dangereux, mais Déluge risquait de lui faire perdre sa femme et ses enfants…

“Désolé ma chérie... C’est le travail... Rendors-toi, il est encore tôt”

Il posa un baiser sur son front et se leva pour poursuivre la conversation dans une autre pièce. Viveka ne savait rien de cette partie de sa vie, de son travail pour M. White. Ces enfoirés de l’Organisation l’avaient piégé et le tenaient, exploitaient ses travaux… Combien de morts à cause de lui ? Il retint une nausée en entrant dans sa cuisine.

« Je vous écoute. »

Efficace. Elle aimait ça. Elle l’avait choisi pour cette qualité. Pour ça et pour le fait qu’elle le connaissait depuis son enfance : c'était le « médecin de famille ».

« Il faut que vous activiez les frères Jones. J’ai besoin qu’ils soient instables : assez pour que cela fasse capoter leur opération mais pas suffisamment pour qu’on le remarque. »

Le docteur regardait par la fenêtre. Oslo dormait encore à part quelques lumières allumées de-ci de-là. Des lève-tôt ou des couche-tard, pensa-t-il. Mais son esprit fonctionnait à toute vitesse, calculant les dosages et essayant d’imaginer comment leur faire prendre le composé.

« C’est compliqué, mais faisable. Où sont-ils ? »

« San Francisco. »

Il y avait un gars là-bas qui lui devait une faveur… Le protocole avait été approuvé par le Conseil, ce qui ne poserait pas de soucis de ce point de vue. Cependant, accélérer les étapes, réduire le temps d’assimilation pour forcer le changement… L’impact pourrait être désastreux pour les sujets.

« J’ai un moyen, mais ça risque de nous faire repérer si on creuse un peu trop. »

« Ne vous en faites pas docteur. Déluge a été lancé. »

En Norvège, Asmund sentit son sang geler dans ses veines. Alors ça y est, le plan était en marche... Visiblement, quelque chose clochait : la date était prévue dans deux mois. Tremblant, il saisit un mug. Son mug. Celui que sa fille lui avait offert, ébréché mais vaillant. Il avait besoin d’un café. En fait, il aurait bien eu besoin de quelque chose de plus corsé mais il avait arrêté de boire depuis que l’Organisation avait pris contact, avait utilisé sa faiblesse.

Qu’est ce que cela voulait dire ? Le Conseil avait-il découvert le plan ? Sa tasse de café tomba au sol. Il tremblait de tous ses membres. Dans le café et les débris, il vit sa vie réduite en morceaux par ces monstres.

Résolu, il sortit le téléphone sécurisé qu’il avait caché dans le bureau, luttant contre la panique alors qu’il donnait ses instructions. La voix de Viveka lui parvint, étouffée, depuis la cuisine, alors qu’il venait de raccrocher.

“Mon chéri ? Ça va ? Ta tasse est cassée.”

“Désolé mon Flocon, j’ai été maladroit…”

Il avait répondu d’une voix blanche. Le tremblement avait repris. Quand sa femme entra dans la pièce, elle passa de l'inquiétude à l’angoisse : il pleurait. Alors, sans un mot, elle le serra contre elle, lui parlant avec tendresse. Il ne pouvait rien lui dire. Comment lui annoncer que ses travaux allaient le faire entrer dans l’Histoire comme le plus grand meurtrier de l’humanité ?

****

Locke enfilait son uniforme dans la penderie : tailleur cintré, jupe crayon et stilettos, première étape d’un rituel matinal, répété inlassablement jour après jour.

“Je suis Mlle Locke, je suis Mlle Locke…”

Elle modulait sa voix, la changeant petit à petit pour la rendre glacée. Avec des gestes précis, elle dessinait le contour de ses yeux, effaçant la douceur de son regard à chaque passage du pinceaux sur ses cils.

“Locke, je m’appelle Locke… “

La voix lui parut enfin satisfaisante : pas la moindre émotion. Elle couvrit ses lèvres d’un ton carmin. Devant elle se tenait l’implacable Mlle Locke, le regard acéré, sûre d’elle, inarrêtable. Un monstre splendide et sans âme. La coccinelle se retint de pleurer. Cela lui arrivait parfois, l’obligeant à se soumettre une seconde fois à la torture du miroir, mais de moins en moins souvent. Chaque matin, elle se noyait dans le personnage de Mlle Locke, craignant de disparaître un jour, avalée par cet être glacé. Elle frissonna, lutta un instant pour se calmer. Il fallait dissimuler la coccinelle, encore un peu.

Le central n’était qu’à une vingtaines de minutes en voiture de chez elle. La route longeait les côtes des Skerries Extérieures et quelques macareux volaient au-dessus de l’eau. Ils nichaient dans les falaises et leur envol comme leur présence était un émerveillement incessant pour la jeune femme. Dans le lointain, les pêcheurs sortaient en mer.

La voiture s’engouffra finalement dans le complexe creusé au cœur de l’île, s’arrêtant dans l’imposant élévateur menant aux garages enterrés. L’Organisation avait installé un centre de recherche ici : officiellement, une entreprise pharmaceutique, avec des installations enterrées. Personne ne se souciait d’un endroit sans ressources naturelles à piller. Quand, en 2010, l’archipel avait été mis en vente, ils l’avaient acheté.

Assise devant son bureau, Locke suivait les opérations en cours. Ses nerfs mis à rude épreuve, elle sentait son contrôle se fissurer, ce qui était hors de question. Aussi, elle se plongea dans les chiffres et les données. Les mathématiques, le code, c’était rassurant, apaisant : un univers qui lui permettait de garder le contrôle, un monde à part avec des merveilles que peu soupçonnaient. Heureusement, la nouvelle recrue lui offrait une distraction bienvenue pour évacuer son stress.

« Mlle Gunderson, qu’est-ce que vous fabriquez… »

Espionnant son écran, elle la voyait modifier son programme, l’Hydre, l’un des plus grands atouts de l’Organisation. Locke, épatée tant par l’audace que le talent de l’informaticienne qu’elle avait choisi elle-même, évaluait les conséquences de ces ajouts.

Les apports de la jeune femme étaient impressionnants : jamais elle n’avait vu quelqu’un comprendre son code aussi vite, encore moins réussir à l’améliorer. Cependant, son enthousiasme, bien que rafraîchissant, était dangereux. Locke ouvrit une fenêtre sur son écran et pianota quelques minutes, faisant disparaître les fissures de son armure.

« Souviens toi : ils sont partout. Ils espionnent tes gestes, tes attitudes, toute ta vie. Ne laisse rien paraître de toi, de ce que tu es. Aucune prise, aucune accroche. Comme le vent. »

D’ici une heure, le soleil allait se lever à San Francisco et le groupe de Barnes allait attaquer. Elle avait croisé l’homme plusieurs fois : il lui plaisait. Quelqu’un de direct, un type bien. La mort de sa femme était une tragédie. Elle avait été touchée par la nouvelle : elle ne l'avait rencontrée qu’une fois, mais c’était une personne qu’elle aurait qualifié de lumineuse.

A peine entrée dans le bureau, son écran d’ordinateur indiqua une transmission.

Le Conseil... Walsh leur a fait perdre un temps précieux en dissimulant la portée du problème.

Elle activa la communication, droite sur son siège, le visage impassible.

« Mlle Locke, nous attendons des explications. Comment une fuite de cette envergure a-t-elle pu se produire ? »

Ainsi, ils avaient eu l’information. Leur localisation à tous... Devant elle, les membres du Conseil lui apparaissaient comme des ombres et un instant l’image d’une chambre de cérémonie où l’on invoquerait des démons et des divinités innommables lui vint à l’esprit.

« Bonjour, mesdames et messieurs membres du Conseil. J’ai pris connaissance de la situation il y a une heure, à la suite de l’appel de M. Walsh. Aux alentours de 16h30, heure de la côte ouest américaine, une personne identifiée comme étant Jeffrey Williams a eu accès à nos bases de données. C’est un analyste financier qui travaille pour la fondation Hornet depuis trois ans sans aucun problème. »

Elle marqua une pause. Devant elle se dressait les maîtres de l’Organisation, tout-puissants, disposants du pouvoir de vie et de mort sur des populations entières. Ces monstres tapis dans les ombres de l’histoire avaient vécu en transmettant ce titre à leurs enfants depuis des siècles, peut-être plus. Ils décidaient du sort des nations, faisaient et défaisaient des empires.

« Il y a eu une baisse de sécurité suite à une mise à jour. D’après mon analyse à chaud, M. Walsh, en charge de cette opération de routine, a négligé mes recommandations concernant un risque de sécurité dans le protocole et spécifique à cette mise à jour. »

Une voix de femme la coupa dans son élan. Mlle Locke nota la colère et l’exaspération dans le ton et réprima un sourire. Elle les imagina pris par la panique. L’idée qu’ils puissent avoir peur de perdre tout ce qu’ils possédaient lui apporta une sensation de plaisir intense.

« Vos compétences en analyse et en programmation sont connues Locke, mais ce que vous me dites c’est que vous êtes un leader incompétent incapable de diriger notre service le plus sensible ! »

Oui, parfait. Mlle Locke avait presque envie de la remercier : elle lui offrait la tête de Walsh sur un plateau.

« J’ai remonté mon avis sur l’agent Walsh à de nombreuses reprises madame, incluant ses insubordinations répétées et son inadéquation au poste. Mes demandes ont toutes été rejetées par vos services. Peut-être est-ce un dysfonctionnement dans la hiérarchie ? Si vous le souhaitez, je peux vous fournir les messages, demandes et réponses. »

Elle savoura les secondes de silence gêné qui s’ensuivirent tandis qu’elle transmettait les échanges sur le sujet à l’ensemble du Conseil. La voix grave et rauque d’un homme brisa le moment.

« Nous vous remercions pour ces éléments et nous les étudierons avec soin. La situation est critique, Mlle Locke. Avons-nous une idée précise des informations qui ont filtré ? »

« Pas avec exactitude Monsieur. Toutefois, tous les fichiers contenus dans nos bases de données disposent, en cas d’intrusion, d’une balise d’alerte informatique. Si on les ouvre sur un ordinateur appartenant à un des services de renseignement de n’importe quel gouvernement, l’OS réagira en cryptant les données et nous lancera une alerte, ce qui nous permettra de les modifier. De même, toute tentative d’envoi par le net nous permettra de localiser l’émetteur et le récipiendaire. »

La femme s’exclama :

« Nous n’avons pas été informés de ces dispositions ! »

« J’ai pris la décision d’améliorer notre sécurité il y a cinq ans, juste au cas où. J’ai transmis un mémo à ce sujet dans le rapport internet et évolution de l’Hydre de Lerne. »

Une voix masculine, jeune et en pleine mue, répondit :

« J’ai parcouru ce mémo. Très instructif : une idée brillante. »

Un malin celui-là. Elle avait pensé que les membres du Conseil n’avaient pas lu en détail ce rapport : elle avait eu tort. La femme nerveuse et irritée reprit.

« Comme cela a été soulevé il faut régler le problème. Si Barnes échoue, vous reprenez l’affaire : nous avons déjà contacté White et signalé votre incompétence. Je vous conseille de ne pas vous planter : il n’y aura pas d’autre Walsh cette fois-ci pour amoindrir votre responsabilité. »

Le jeune homme reprit la parole :

« Considérant l’ampleur désastreuse de la fuite, faites-nous savoir vos besoins pour résoudre cette crise au mieux. »

Les spectres validèrent la remarque du jeune homme, signalant la fin de la conférence, mais Mlle Locke les retint.

« Honorables membres du conseil, J’aurais besoin d’activer le Protocole Joshua pour régler le problème de façon rapide et efficace. L’agent ayant choisi de son propre chef de régler le problème de lui-même, cela nous a coûté un temps précieux pour un résultat des plus discutables. Nous n’avons pas d’autre choix : je vous transmets le plan que j’ai mis au point. »

Les spectres la dévisageaient sans bouger : elle savait qu’ils échangeaient entre eux. Elle jouait avec son crayon pour calmer sa nervosité, combler l’angoisse de l’attente. Finalement, la voix grave s’exprima.

« Votre plan nous convient et nous validons votre demande. Une proposition remarquable. »

« Comme il a été signalé, mes compétences dans ce domaine sont connues et reconnues, à l’exception du leadership. Mais je promets de veiller à exceller davantage à l’avenir dans ce domaine. »

Le bureau plongea dans le silence de nouveau. Mlle Locke prit le temps de respirer avant de se connecter au suivi d’opération. Cette dernière était en train d’échouer : Jeff s’était montré plus fort qu’elle ne l’aurait cru et s’en sentie soulagée.

La mort de Williams la contraria : elle avait étudié l’homme et elle avait une sorte d’affection pour lui. Impossible de rejeter la faute sur Walsh : elle était coupable et elle le savait. Le choix de les laisser en roue libre venait d’elle. Un choix impossible et elle avait tranché.

Si toute cette histoire avait un vrai héros, c’était Jeff Williams. Son geste avait permis le transfert des données.

Et elle sont quelque part dans la nature, un joli coup !

Locke chassa ces pensées : il n’était pas temps de s’apitoyer. Désormais, elle devait protéger son père, trouver une solution.

Heureusement, elles ne sont pas encore entre les mains de la Watchtower... Il va falloir que cela reste ainsi jusqu'à ce que la phase 1 de Déluge soit menée à bien. Si la localisation de Papawi est divulguée, il y aura des déplacements anormaux de troupes ou de bateaux.

Elle ouvrit le programme Hydre. Pour prendre d’assaut une telle structure, ils allaient avoir besoin de supports, avions, bateaux. Peut-être un sous-marin. Quelques secondes et elle avait accès au déploiements navaux militaires. Un ordre, un reroutage, et elle en serait informée.

Le réseau anti sous-marin de l’OTAN, voilà qui est bien utile. Avec ça, je vais repérer un navire des heures avant leur arrivée.

Locke soupira. C’était le mieux qu’elle puisse faire pour l’heure. Maintenant, elle devait trouver un agent suffisamment compétent pour satisfaire le conseil, mais pas assez pour mettre la main sur les information sans faire de vagues.

Aaron ! Mais oui ! Il déteste Barnes depuis l’affaire de Téhéran. Vu le bonhomme, je pense qu’il n’a pas oublié... Rien de pire qu’un agent qui fait de sa mission une affaire personnelle.

L'homme en question avait manqué de faire exploser la situation autour du nucléaire Iranien : il était vraiment bon mais trop égocentré et carriériste. Ses talents étaient remarquables mais ce manque de maturité l’empêchait parfois de prendre le recul nécessaire pour agir avec finesse. Aucune chance qu’il ait pardonné à Barnes d’avoir pris les choses en main pour corriger ses erreurs.

Autant dire qu’avec Barnes et sa vengeance en jeu… il allait sûrement commettre des bourdes, ce qui retarderait l’enquête et laisserait à Locke une marge de manœuvre en cas de besoin. Il suffisait de le mettre elle-même sur le coup, même si l’idée de passer du temps avec lui ne l’enchantait pas. Cela lui donnerait un sentiment d’importance qui fausserait son jugement, le poussant à agir avant de réfléchir.

« Parfait. »

L’opération touchait à sa fin et l’équipe quittait les lieux : il était temps d’appeler Aaron.

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