8 - Je fouille dans l'esprit d'une inconnue.

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Est-ce que le karma me hait ? Bien sûr que oui. Sérieusement, avoir la sœur de Justice comme élève, c'est ridicule. 

Est-ce que je regrette d'avoir tué sa grande sœur ? Pas le moins du monde. 

Sûr ?

Disons que ça dépend de quel point de vue. D'un côté, je tue ma pire ennemie ; de l'autre, on me met en taule pendant des semaines sans rien me dire, et on me libère à condition que j'entraîne une nouvelle qui s'avère être la petite sœur de la susmentionnée pire ennemie. 

J'ai connu pire situation. 

Alors que je marche sous le feuillage des arbres, suivant le chemin qui mène à la clairière qu'on nous a allouée pour entraîner la fille, je scrute cette dernière. J'aimerais bien avoir un avantage contre l'ennemi quand le temps sera venu. 

Lâche. 

Non : prévoyant. 

Mouais. On va potentiellement la mettre à l'épreuve de la manière la plus traumatisante qui soit, mais elle n'a pas l'air inquiète. Elle regarde partout autour d'elle avec un air carrément ingénu. C'est Farah qu'elle observe la moitié du temps. Et pourquoi pas moi ? Je mérite un peu d'attention après tout, c'est moi le personnage principal. 

Faux. 

N'empêche que je suis vachement plus intéressant que Farah. Celle-ci a l'air d'ailleurs très enthousiaste à l'idée de casser de la recrue. Elle est en train d'expliquer la structure du Temple. 

— Comme tu le sais, on était jusqu'en 1949 un Syndicat officiel, avec les Protecteurs et les Gardiens. Et on était plutôt influents ! Évidemment, à la fin de la guerre, les deux autres ont décidé de nous retirer le titre officiel. Ce qui fait que théoriquement, on est juste une association privée et indépendante qui n'a pas le droit d'interférer avec les activités des officiels. D'ailleurs, si tu te poses la question, sache que Lydall tout entier, incluant le mont Sarracenia, appartient dans les actes de propriété à maître Sirylla. Il se transmet de maître à maître. Soit dit en passant, le précédent maître, Saleechi Fajin, a acheté l'Orbe de Lydall aux Gardiens. Logiquement, c'est notre héritage mais tu sais... Les Gardiens et le bon sens... 

La fille n'a pas l'air ravie. Elle répond : 

— Comment ça ? Les Gardiens sont, comme leur nom l'indique, les gardiens des biens d'Alteria. C'est une grande faveur que de vous confier un artefact si puissant, non ? 

— Tout est une question de point de vue. Personnellement, je pense que ça n'aurait pas été une bonne idée de concentrer tous ces objets de pouvoirs à Eden... Bon, fini de discuter. On a du boulot. 

Effectivement, on est arrivés au milieu de la clairière.

— Voilà comment ça va se passer, lance ma collègue. On va évaluer globalement tes compétences. D'abord, tu vas devoir te battre contre moi, et ensuite on va regarder qui tu es vraiment... Tu comprendras quand tu y seras. 

La nouvelle n'a pas l'air convaincue. Elle se place quand même en face de Farah et se met en position de garde, avec un air vraiment sérieux. Je me demande vraiment ce qu'elle est en train de penser. 

En tout cas, je peux déjà dire que son attitude ne fonctionnera pas. Elle est droite, plantée comme un piquet dans le sol et en garde de boxeuse : c'est probablement une bonne position face aux Gardiens qui apprécient les coups directs et puissants mais là, elle affronte Farah Elkaïm. Je vais l'aider un peu.

— Au fait, dans le milieu, on l’appelle Lionne, lancé-je en m’asseyant sur un tronc vermoulu. À bonne entendeuse...

Sympa ! 

En effet, ma collègue s'est déjà mise dans sa propre position de combat, c'est-à-dire accroupie, repliée sur elle-même et sans bouger d'un poil. Me demande bien d'où elle sort ce surnom, tiens. 

La fille se déplace lentement autour de Farah, qui reste dans sa position. Au bout de quelques secondes, la nouvelle balance : 

— Bon, tu attaques ? Je ne commence jamais en prem... 

Elle n'a pas le temps de finir sa phrase. Évidemment, Farah en a profité pour lui foncer dessus. Elle tente un coup de poing à la poitrine ; mais la fille était déjà en garde en prévision de ce coup, et le dévie facilement. 

C'était une feinte. Ma collègue en profite pour lui assener une balayette, qui les déséquilibre toutes les deux. La fille tombe lourdement au sol, et l'autre retombe sur ses mains puis se remet sur pieds en un quart de seconde. 

— Tu t'es déconcentrée toute seule. On réessaye ? 

La nouvelle se relève et se remet en garde, plus basse sur ses appuis. Bien. Elle apprend de ses erreurs. 

Évidemment. 

Cette fois, c'est elle qui attaque : un coup de pied frontal en direction du ventre alors que Farah ne s'est pas encore préparée. Elle tire parti de la situation, c’est bien. Malheureusement pour elle, Lionne dévie sa jambe avec un simple revers et lui saute dessus. Elle lui attrape le cou et fait mine de le déchirer.

— Encore perdu, dit-elle, joueuse. Mais il y a du progrès. Tu sais quoi ? Je vais arrêter d'attaquer : après tout, on a juste besoin d'évaluer ton style et tes compétences. 

Et allez. Elles s'affrontent pendant encore une trentaine de minutes : malgré le grand potentiel adaptatif de la fille, elle ne peut pas rivaliser face à Farah, l'apprentie de Sumajyn Sirylla. C'était à prévoir. Honnêtement, comparée à la puissance de sa sœur, celle-ci me ferait presque honte. 

Hé ! 

Presque. C'est vrai qu'elle ne se débrouille pas si mal face à une guerrière aussi forte. Si j'étais un grand maître shaolin, je me lisserais la moustache en plissant les yeux devant son potentiel. 

Ceci dit, je ne suis pas un maître shaolin. Et je n'ai pas de moustache, ce qui est beaucoup mieux. Alors, profitant du fait qu’elle reprenne son souffle, je dis à la fille : 

— Je pense que ça suffira pour maintenant. On passe à la suite ? Je te laisse cinq minutes pour te reposer. 

Et je m'en vais, en direction de la prochaine zone. Avec, bien entendu, la démarche la plus stylée et nonchalante que je suis capable de produire. Ça c'est du mentor de qualité : distant et hautain à souhait.

Au bout de cinq minutes très exactement, la fille me rejoint. Elle n'a plus l'air si fatiguée que ça, et ce n'est pas si mal. Je lui désigne la suite du chemin. 

— On va continuer sur le chemin, ce qui nous mènera à une grotte à flanc de falaise. Il y a à l'intérieur une instance d’Orbe, beaucoup plus faible que celle d’Eden, mais très intéressante. Ta mission, si tu l'acceptes, est tout simplement de toucher ce petit Orbe. 

La fille fait la moue. Elle n'a pas l'air rassuré par ce que je viens de dire, à raison. 

— Et qu'est-ce qu'il se passera quand je le toucherai ? 

 Oh, presque rien. L'Orbe te fera juste vivre tes pires peurs et tes plus grands désirs. Moi et Farah, on les jugera méchamment et on se foutra de toi après. 

La fille accuse le coup. Effectivement, avoir son cerveau révélé aux premiers passants venus, ce n'est pas le truc le plus enjaillant qui soit. Cependant, elle serre les poings, les dents, et probablement les fesses aussi, et m'annonce : 

— J'y vais. 

Quel courage. Il m'a fallu trois jours pour me décider à le faire moi-même il y a un mois, et elle a choisi en moins de dix secondes ? Pas mal, je suis jaloux. 

On se dirige vers la grotte, sans nous presser. Farah en profite pour nous rejoindre. Ce qui m'énerve avec elle, c'est qu'elle a le chic de détendre l'atmosphère. Et moi, j'aime bien les ambiances pesantes où les gens sont mal à l'aise. 

— Tu as une chouette combativité, dit-elle en souriant à la fille. Si tu t'entraînes autant que nous, tu pourrais facilement me surpasser ! Bon, ajoute-t-elle en me désignant, pas lui, parce qu'il est trop mou pour pouvoir se battre. Mais tu as un véritable potentiel qu'on va aider à faire fleurir ! 

Elle sourit de toutes ses dents, ce qui fait briller ses canines proéminentes. La fille lui demande justement : 

— Est-ce que je peux te demander pourquoi tu as des dents aussi... particulières ? Je veux dire, c'est une maladie, ou... 

— Non, c’est juste que j’aime bien ce style. Ce sont des prothèses. Et elles sont très pratiques pour déchiqueter ma viande en petits morceaux.

La fille acquiesce. Elle ne semble pas être étonnée par le fait que Farah soit une malade mentale qui mange de la viande crue.

— Désolé de vous interrompre et casser l'ambiance, mais on y est. Comment tu te sens, la nouvelle ? 

— Encore très fatiguée, Farah ne m'a vraiment pas ménagée... On peut attendre un moment ? 

Je souris à mon tour de toutes mes dents, qui sont d'un blanc éclatant. Oui, je prends soin de moi-même, contrairement à certaines idées reçues. 

— Pour tout te dire, le vrai test se déroule maintenant. Le combat, c'était juste pour t'épuiser un maximum afin que ton corps soit faible, sinon il réagirait trop violemment à l'Orbe. Tu as juste besoin de ton esprit, ton âme et ton essence. 

— Tu m'excuseras d'avoir choisi la bagarre comme solution pour te fatiguer, renchérit Farah. C'est l'activité la plus exténuante que je connaisse. Et puis ne te plains pas, ça nous a réchauffées. Avec le le froid qu’il fait...

En effet, il commence à faire frisquet. La température à cette altitude est en moyenne d'une petite dizaine de degrés. Farah continue : 

— Enfin bon, Alice, acceptes-tu d'entrer dans la grotte et laisser l'Orbe te mettre à nu devant nous ? C'est une étape obligatoire. On est tous passés par là, même cette andouille de Vaast. 

La nouvelle est déjà pensive. Je la suspecte fortement d'avoir déjà pris sa décision mais de faire inconsciemment durer le suspense. 

— Vous jurez de ne rien dire à personne ce que vous verrez ? murmure-t-elle.

— Tu as notre parole, répond Farah. C'est une sorte de secret professionnel : on serait de vraies enflures si on allait tout raconter, de toute façon. 

Elle fait signe à la fille d'entrer dans la caverne. Celle-ci (la fille, pas la caverne) prend une grande inspiration et y pénètre. On la suit respectueusement, en sachant qu'elle va vivre quelque chose de vraiment traumatisant et édifiant à la fois. 

Le couloir qui mène à la salle de l'instance de l'Orbe est très sinueux ; au bout de quelques pas, on ne distingue même plus le bout de nos mains. Jusqu'à ce qu'au détour d'un passage, on atteigne la grotte en elle-même. 

Le machin brillant qui flotte au milieu de la pièce nous fait de la lumière : on dirait une racine d'arbre qui perce par le sol et monte jusqu'à un mètre cinquante. J'ai toujours trouvé flippant le fait que ce truc bouge mais Farah a l'air à l'aise. Je ne peux pas en dire autant de la fille. 

Elle a l'air à la fois fascinée et effrayée. Elle étudie l'instance en tournant autour, puis se tourne vers sa tutrice et demande : 

— Et... il faut juste que je touche cette chose ? 

Avant qu'elle puisse répondre, je lance : 

— L'expert en Faille ici, c'est moi. Non, tu ne touches pas l'instance, sauf si tu veux perdre ta main. Assieds-toi juste devant, et laisse ton esprit vagabonder : l’Orbe fera le reste. Et nous, on regardera ce qui se passe. C'est à toi. 

La fille fixe le tentacule pendant une seconde, puis se laisse choir au sol. Avec Farah, on attrape chacun une de ses épaules, et une sensation vibrante nous envahit. C’est la première fois que je fais ça. Ce n’est pas très agréable : un brouillard blanc et doré se forme devant mes yeux, tandis que des formes indistinctes se profilent à l’horizon. Elles se précisent de plus en plus, jusqu’à devenir discernables.

La première vision consiste en une situation plutôt commune : sa sœur, Emeline, est en train de se faire féliciter par ses parents dans leur manoir familial, et sa petite sœur regarde la scène. Emeline vient de commettre un haut fait d'armes et si elle est adulée par le peuple, sa famille est encore plus fière d'elle. Je vois... de l'admiration, et le désir de la réussite. 

La vision devient floue. Après avoir retrouvé une netteté satisfaisante, on retrouve la fille, sa grande sœur et un jeune homme, dans une rue. Il fait nuit, il pleut, et il fait froid. Le type s'en va pour un long voyage. Non : il a été banni. Des Gardiens. Il a commis une faute grave et l'Ordre l'a renié. Les deux filles sont tristes. Emeline crie quelque chose au jeune homme, qui est visiblement leur frère, mais il détourne la tête et s'en va tête baissée dans la nuit pluvieuse. Je vois... la peur de l'échec. 

Troisième vision. La fille est au milieu d'un groupe d'adolescents du même âge qu'elle. Ils se moquent d'elle. Ils la pointent du doigt. Ils lui reprochent d'avoir embrassé une autre fille. Elle s'enfuit en courant, et se heurte à sœur, qui l'entoure de ses bras dans une attitude protectrice. Mais leurs parents, qui ont tout vu, la rejettent. Je vois... la honte de soi. 

La vision se trouble de nouveau. La fille est debout devant une assemblée. C'est la Grande Assemblée des Gardiens, qui sélectionne les prochaines recrues. La fille ouvre grand les yeux en observant les heureux élus. Elle serre la main de sa mère. Celle-ci lui sourit tendrement en désignant les jeunes gens alignés devant la foule. Je vois... le désir de protéger ce qui est cher. 

Le décor change une nouvelle fois. Cette fois, la fille est seule au milieu d'une pièce. Elle ne bouge pas, mais on sait ce qu'elle pense. Son regard est fixe, elle serre les poings, elle pense à sa sœur, à ses frères, à elle-même. Je vois... une détermination sans pareil. 

La vision se trouble et s'efface progressivement. On reprend conscience de nous-mêmes, chancelants, et on s'accorde tacitement à sortir de la grotte. Le chemin du retour est pénible, car il est en pente, et le sol humide me fait trébucher plus d’une fois. 

Une fois sortis, je remarque qu'Alice baisse la tête et semble accablée. Haha... non, non, non. Pas de ça avec moi. Je fais signe à Farah de s'arrêter et je me plante devant la nouvelle. 

— Alice Surge. Tu as honte ? Que crois-tu que nous pensions ? Que tu es ridicule ? Que tu es inutile ? Incompétente, pathétique, nulle, sotte ? 

Elle relève subitement la tête et me regarde, interloquée. Je continue : 

— Tu en es loin. Je te rappelle que ta sœur est morte, tuée par... un imbécile. Une autre que toi se morfondrait, et fuirait aussi loin que possible de la source de ses malheurs... Toi, tu es venue ici, à Lydall. Et tu te bats pour devenir quelqu'un de fort. Maintenant, je te pose une question. Pourquoi deviens-tu quelqu'un de fort ? 

Elle hésite, puis répond :

— Je dois être forte pour tous ceux qui ne le sont pas. 

Farah, qui nous a écoutés, prend part à la conversation. 

— Il a raison. Si tu as pu lui répondre, c'est que tu sais ce qui est bon pour toi. Et si tu le sais, alors nous n'avons aucun droit de te juger. Tu es libre de faire et penser ce que tu veux. Voilà pourquoi ce que nous venons de voir dans la grotte est magnifique. Ces visions sont une infime partie de toi, mais la partie la plus importante de toi. Et il n'y a pas à en avoir honte. Compris ? 

Alice a presque bu nos paroles en écarquillant les yeux. Elle hoche la tête énergiquement et sourit. Je remarque que ses yeux sont plus humides que tout à l'heure ; sûrement le vent. 

On lui sourit en retour en s'engageant sur le chemin du Temple. Plus un mot n'est dit, mais on n'en a pas besoin. 

Excellent

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